J 90 . H 8
Tout ça pour ça ? Hardy tente de se rapprocher de Laurel et le fait répéter, interdit. Comment ça, le Reproducteur est parti ? C’est impossible. Il ne leur ferait jamais fait ça, il ne les abandonnerait pas après ce qu’ils ont traversé. Hardy ne comprend pas. Non mais franchement, après tout ça ? Et maintenant, on va lui demander de dégoter un nouveau Reproducteur avec sa gueule cassée ? Il se renfrogne, outré, ignorant les promesses des sous-fifres du postérieur. Ces incapables n’arriveront jamais à rien sans soutien mammaire, qu’ils se le disent. Or Hardy n’a pas l’intention d’exposer ses coutures devant un inconnu.
Non qu’il ait vraiment le choix, ricane Laurel. La direction cérébrale est la seule à pouvoir empêcher leur libération de la cage, et celle-ci ne semble pas pencher du côté d’Hardy. Saleté de cortex. Et depuis quand le Reproducteur est-il parti, d’abord ? Pourquoi personne ne lui a rien dit, à lui ?
Une semaine. Laurel chuchote qu’il essaye de le mettre au courant depuis une semaine, mais que du fond de sa dépression, obnubilé par lui-même, Hardy n’aurait rien entendu. Dépression ? C’est quoi encore, cette histoire ? Hardy éclate d’un rire amer. Si les glandes lacrymales sont une fois de plus débordées, il n’a rien à voir dans l’histoire. Le reproducteur est le seul responsable. Et si quelqu’un déprime, c’est elle, pas lui. Lui, il ne fait preuve que d’une objectivité sans faille face au cadavre de sa vie brisée.
Comme d’habitude, Laurel répond depuis les limbes de sa béatitude. Ce benêt passe son temps à s’extasier sur tout, depuis que sa brèche est refermée. Il dit qu’il se sent bien, il dit qu’il se sent léger, qu’il aime appréhender le monde d’œil à œil. Il dit que le syndicat nerveux a quasiment achevé ses raccordements et qu’ils seront bientôt comme neufs. Il dit que vu l’ambiance à la maison ces derniers temps, tout le monde est bien content que le Reproducteur ait jeté l’éponge, et que si Hardy s’intéressait à autre chose qu’à lui-même, il serait du même avis.
Pff. Hardy crachote. Il a remarqué, tout de même, il n’est pas complètement idiot. Peut-être pas le départ ultime, ni à quel point… bon, peut-être a-t-il été un poil dans ses pensées. Mais c’est qu’il a de quoi, aussi ! On l’a amputé, hein, faudrait pas l’oublier, quand même ! Et lui, sa brèche est toujours là, bande de gros fayots !
La réprimande est immédiate. Les êtres suprêmes des lobes frontaux savent tout, entendent tout et peuvent tout faire. Ils décochent un message nerveux honteusement mesquin aux ouvriers s’activant toujours sous l’hideuse brèche d’Hardy, qui s’il n’y a toujours pas de vraie sensation, reçoit parfaitement bien la douleur. Les élancements redoublent. Hardy marmonne derrière un grain de beauté.
Le Reproducteur, parti ? Et comment vont-ils se reproduire, maintenant ? C’est insensé. Comment ont-ils pu en arriver là ? L’hypothèse de Laurel quant à son égocentrisme ne le satisfait pas vraiment, c’est tiré par les poils, il doit y avoir une explication plus crédible.
Peu importe, cède Laurel avec lassitude. Le fait est, explique-t-il, que leurs problèmes passent au second plan, et qu’il va falloir se serrer les coudes pour s’en sortir. Parce que la délégation cardiaque en a tout de même pris un sacré coup.
Hardy ne moufte pas. La délégation cardiaque, là, c’est du sérieux. Ça craint. S’il n’est pas souvent d’accord avec la direction cérébrale, il a toujours été copain avec l’aorte et ses collègues. Mais quoi, qu’est-ce-qu’ils peuvent faire, aussi ? Sans l’amputation, ils auraient pu lutter pour garder le Reproducteur, alors que là…
On n’en est plus là, l’interrompt cavalièrement le système digestif. On est dans la gestion des dommages, pas dans la prévention, c’est déjà trop tard. Alors que chacun règle ses histoires personnelles, parce qu’il est temps de resserrer les rangs.
Tout le monde subit les conséquences de la désertion du Reproducteur, renchérit la confrérie des muscles. S’ils veulent remonter la pente et retrouver un jour un géniteur décent, il est plus que temps de se mettre à bosser en équipe. Parce qu’honnêtement, là, c’est un peu la bérézina, pire qu’après l’opération. Plus d’exercice, plus de carburant, mucus et glandes lacrymales à deux gouttes du burnout.
Le silence retombe. Hardy hésite, vaguement perdu. C’est vrai qu’il attendait la mort, mais pas comme ça. Pas pour de vrai. Et puis c’était juste pour lui, pas pour les collègues. D’un roulement d’œil, il tente d’apercevoir sa brèche restante. Il la déteste. Cette boursouflure rose, disgracieuse, alors que celle de Laurel n’est déjà plus qu’une ombre.
Laurel se presse contre lui. Il lui montrera, promet-il. Il lui montrera qu’ils sont beaux, que leurs collègues valent la peine d’être soutenus, que la Propriétaire vaut la peine d’être défendue et que leur vie n’est pas finie. Il lui apprendra, il sera toujours avec lui.
Hardy renifle bêtement. Son Laurel, quand il fait dans le sentimental, il le tourneboule à tous les coups. C’est son frère, quoi. Son jumeau. C’est pas rien.
Ceci dit, il ne voit pas ce que Laurel pourrait savoir que lui-même ne saurait pas déjà. Ne l’oublions pas, c’est lui l’ainé, le plus gros, ou plutôt, c’était. Il a dorénavant la même taille et le même galbe que son frangin. Ce qui ne lui déplait pas, sur le principe, mais c’était chouette, de voir sa suprématie visuellement et ostensiblement confirmée. Maintenant…
Maintenant, l’interrompt Laurel d’une voix douce, il a la plus grosse brèche. C’est pareil.
Hardy hésite. Laurel insiste. Mais après tout, c’est vrai, sa brèche à lui est bien plus coriace que celle de Laurel. Une dure. Une aînée, en somme, elle lutte, elle montre l’exemple, et la cicatrice sera toujours là pour l’attester. La plus forte, c’est elle. Comme Hardy.
Il tente d’opiner du nez, satisfait. Il est toujours l’ainé, et tout le monde le sait. Voilà. Puis avec un infime soupir de soulagement, il tente d’apercevoir sa jolie brèche toute rose, le témoin de sa sagesse et de son expérience. Tout le monde le respectera, avec un truc pareil.