J-44 . H-22
Hardy renifle de dégoût. C’est qu’elle pleure, en plus ! Quel cinéma. Qu’on y ajoute donc un peu de mucus, elle y perdra de sa superbe. Il invective le conseil sensitif, unique gestionnaire des réserves morveuses. Celui-ci l’ignore. Sale snob.
Laurel grogne et lui ordonne de se taire, il dit qu’elle est sincère. Sincère ? Ben voyons. Hardy ricane, vaguement déstabilisé. Pas lui, pas Laurel ? Il ne va pas se laisser prendre à un numéro de tragédienne aussi minable, tout de même ? Chut, répète Laurel. Pour une fois qu’ils sont libres, collés l’un à l’autre et au torse du Reproducteur sur le matelas, l’acoustique est excellente. Laurel veut écouter.
Elle pleure de bonheur, soi-disant. Hardy ravale un éclat de rire. Si on pleurait de bonheur, ça se saurait. Une libération, qu’elle raconte, même qu’elle n’y croyait pas vraiment mais d’un coup ça parait tellement simple, tellement faisable et qu’elle lui fait confiance.
Faire confiance à l’homme aux mains froides ? S’il pouvait, Hardy cracherait de mépris.
Il a tout de suite compris, poursuit-elle dans un nouveau jet lacrymal. Sans qu’elle ait besoin de justifier, de dire que non, ce n’est pas une question d’esthétique, mais simplement de quotidien, de gêne, de douleurs, de honte.
Hardy hoquète. De douleur ? De honte ? Non mais elle se croit où, là ? Et puis zut, un peu de tact, à la fin ! D’ailleurs qui a vraiment besoin de courir ou de sauter, hein ? C’est fatigant ! Et qu’elle aille se faire raboter un os, histoire de voir ce qu’est une vraie douleur, pas un tout petit tiraillement de rien du tout, de temps en temps, bon, souvent d’accord, mais un tout petit tiraillement. Ça arrive à tout le monde, le coup du tendon qui lâche.
Elle sanglote toujours, déblatérant d’une voix nasillarde sur la nouvelle vie qui s’offre à elle et qu’elle n’avait pas même osé envisager. Les glandes lacrymales franchissent un indicateur et le conseil sensitif débute fort à propos la fuite nasale. Hardy soupire. L’équipe oculaire n’en finit plus d’enfler, la communauté dermique s’enflamme, cet abruti de diaphragme s’irrite pour rien, produisant une série de hoquets intempestifs parfaitement pitoyables. Le Reproducteur les serre un peu plus fort.
Le pauvre. Que faire face à une telle débauche de moyens ? Cette mauviette s’incline sans combat, au grand désespoir d’Hardy qui n’en croit pas ce que le conseil sensitif leur transmet. Il dit bien sûr, il dit d’accord, il dit je suis heureux pour toi, je veux te voir libre, vas-y fonce il est temps. Il l’encourage, le salopiau. Hardy s’affaisse. Et comme d’habitude, ne sent pas le vent tourner.
Ça vient de chez Laurel. Une brise, pour commencer, à peine un effleurement. Des interrogations. Que, ceci dit… quand même… si on réfléchit bien…
Quoi, si on réfléchit bien ? Mais c’est tout réfléchi ! Eh, oh, Laurel, on se réveille ! C’est moi, ton double ! Tu ne vas quand même pas adhérer à ce tissu d’inepties, hein ? Tu ne vas pas accepter pareille abomination, pas toi, le sage, le raisonnable, le plus mince et le plus haut ?
Laurel hésite, et Hardy pense presque l’avoir raisonné. Puis la brise devient bourrasque. Laurel dit que d’accord, ça fait peur, mais franchement, s’il se projette plus loin…
Est-ce-qu’il n’en a un peu un tout petit peu marre, des bretelles qui cisaillent ? Des tendons qui lâchent, de la peau qui tire, des vaisseaux qui pètent et des collègues qui râlent à force de les porter ? D’être écrasé, balancé, collé ? De pointer vers le bas, de ne jamais voir ce qui se passe en face, de ne pas pouvoir courir sans y perdre un demi-centimètre ?
Est-ce-que ça ne l’ennuie pas, lui, de se dire qu’un beau jour il ne verra plus rien d’autre que le sol ? Est-ce-qu’il n’aimerait pas avoir une cage à sa taille, vraiment à sa taille, sans être boudiné au milieu ou déborder sur les côtés ? Une avec des nœuds, des fleurs et de la couleur ? Et est-ce-qu’il n’apprécierait pas que le Reproducteur les appelle Jules et Jim, plutôt que Laurel et Hardy ?
Hardy a bien besoin de quelques secondes pour se remettre. Son jumeau perd la raison. Enfin, Laurel ! C’est une question de principe ! On apprend à vivre avec ses défauts, on ne triche pas pour les faire disparaître !
Réac, lui ? Rien à voir. Il tient à ses idéaux, c’est tout. Et puis il s’aime comme il est, il n’a déjà pas envie de maigrir, alors à coups de tronçonneuse, encore moins. Laurel râle. Mais quoi, il exagère à peine, et le résultat sera le même. Il veut bien se serrer un peu la ceinture, à la limite, laisser passer plus de choses et tant pis pour elle si ça se loge ailleurs, mais la boucherie ? Jamais. Qu’elle se rabote le fessier, qu’elle se retaille le nez ou se fasse aspirer le cuissot, il s’en tamponne l’aréole. Mais pas ça.
Au diable l’argumentaire étayé de Laurel, que la résistance d’Hardy semble achever de convaincre. Et puisqu’il ne parviendra jamais à impliquer le syndicat nerveux dans sa vendetta, il en est conscient, il exploite la seule arme en sa possession : il pointe le nez.
Incompris il est, incompris il restera. Son geste de protestation est interprété de travers par le Reproducteur, probablement lassé des jérémiades morveuses. Hardy se rebiffe, pointe plus fort et crispe comme il peut. On ne fait pas semblant de procréer dans des circonstances si dramatiques.
Malheureusement, quand on est un sein, se rebiffer n’altère pas la marche du monde. Un vague inconfort à l’extérieur, tout au plus, tandis qu’à l’étage inférieur c’est la levée de bouclier. Glandes, nerfs, peau, muscles, tout le monde râle et il s’en moque, c’est lui le boss.
Sauf qu'il a lui-même un boss, qui n’est pas content du tout. Et lorsque perturbée par ce vague inconfort, la Propriétaire repousse le Reproducteur, c’est le pompon. Laurel se joint au chœur de protestations, blâmant son absence de conscience professionnelle, le Reproducteur se déplace vers le sud, pas perturbé pour deux sous, et Hardy, noyé sous les invectives, submergé de sensations, n’est plus de taille. Bande de traitres, peste-t-il avant de lâcher prise.