J-30 . H-6
Hardy a beau chercher, il n’a jamais été aussi malheureux. Jamais. Même quand elle leur a brûlé tout le dessus du nez au soleil, même quand elle les a regardé pour la première fois dans le miroir avec une moue dégoûtée.
Vivement qu’on y soit, claironne-t-elle gaiement. Pourquoi a-t-elle attendu si longtemps, ajoute-t-elle à tout bout de champ. Enfin, elle va vivre, affirme-t-elle sans scrupules, comme si vivre pour elle ne signifiait pas meurtre planifié pour eux.
Non, il n’exagère pas, marmonne-t-il à Laurel qui pour une fois, semble disposé à lui parler. C’est qu’à force de se renfrogner, le Reproducteur n’ose plus les toucher, et que Laurel est un tantinet fâché. Mais que faire, hein, Laurel, dis-moi ? Quel autre moyen a-t-il de survivre ?
Accepter, répond doctement Laurel. Digérer, se projeter. Prendre les choses du bon côté. Hardy soupire lourdement, agacé d’avoir un moine bouddhiste pour jumeau. Lui, il n’aime pas le changement. Trop compliqué. Oui, ils sont hors normes, et alors ? C’est mieux que d’être raté, balafré, inexistant…
Laurel lui colle une claque. Et ce n’est pas facile, dans leur cage, de se coller une claque. Mais apprendre à s’aimer tel qu’il est, ou du moins à accepter ce qu’il est, ça lui a demandé trop d’efforts, à Hardy, et il y tient. Quand on a été jeune, mince et frétillant, se rendre compte qu’on ne va pas s’arrêter là est un drôle de constat. Continuer à grandir, à grossir, sortir du lot, baisser le nez sous les sarcasmes, s’affaisser sous le poids des jours.
Hardy, l’hypersensible de la paire, plus gros, plus bas et plus fragile, ressent la moindre intonation négative jusque dans ses pores. Et puis quand on ne vous tolère que voilé et dissimulé, c’est rarement par fierté. Elle les déteste. Il le sait. Sauf qu’il vivait plutôt bien en l’occultant. Il renifle, perdu. Il se sent seul au monde. Un comble, quand on a un jumeau ! Non, il n’a jamais été si malheureux. Parce qu’on arrive en été, qu’elle a retiré deux épaisseurs et que la couche de coton restante ne l’empêche pas de sentir ou d’entendre.
Il reconnait la musique douce, l’odeur raffinée, la voix de velours. Il devine presque le ventre bedonnant, les yeux plissés, les mains froides. Mais aujourd’hui, la cage ne s’envole pas. Aujourd’hui, il entend oui, il entend c’est parti, il entend ne vous inquiétez pas, il entend un mois.
Un mois. Même Laurel ne peut retenir un sursaut. Un mois, ou trente jours, ou sept-cent-vingt heures, ou quarante-trois-mille-deux-cent minutes. C’est ce qui lui reste pour trouver comment se suicider, quand on est un sein droit.