J 15 . H 15
N’ouvre pas, Hardy. Surtout, ne regarde pas. Pense à autre chose. Ignore les commentaires extatiques de ce vendu de Laurel et concentre-toi sur les faits.
Elle dit que ça fait deux semaines. Les glandes lacrymales sont enfin asséchées et ça tombe bien, ces lavettes ne tiennent pas la durée, mais dessous c’est toujours gestion de crise et compagnie. Quant à Hardy, si la douleur ne lui donne plus envie de s’en arracher le téton, il cognerait tout de même volontiers sur quelqu’un histoire de penser à autre chose, juste une seconde.
Alors ce matin, attente mortuaire ou pas, la diversion fut la bienvenue. C’est que l’eau, Hardy, c’est son péché mignon. Il adore se chauffer la couenne sous une douche bouillante, or depuis le jour de la boucherie, plus rien. Ceinture, que dalle, pas une goutte. Sang et crasse, quoi. Quand la rouquine a dit qu’il était temps, inutile de préciser qu’elle a regagné quelques points dans l’estime d’Hardy. Elle reste à la solde de l’homme aux mains froides, attention, ils ne seront jamais copains. On ne mélange pas les torchons et les serviettes. Mais quand même, c’était chic de sa part.
Ça, c’était avant. Parce qu’après, libéré de cage et de tissus blancs, les retrouvailles avec la gravité furent plutôt tendues, c’est le cas de dire, chaque pas testant un peu plus l’équilibre précaire des coutures.
Hardy n’avait qu’une trouille : voir son nez se faire la malle. Là, comme ça, devant lui, pouf. Que la Propriétaire marche dessus sans même le voir. Et puis elle est entrée sous la douche, prudemment, a tourné le robinet, prudemment, et l’eau a déboulé sur leur tronche de Frankenstein. Très imprudemment.
Branle-bas de combat, tout le monde s’est mis à chouiner, Laurel a gémi, Hardy… non, il n’a pas hurlé, corrige-t-il. Il a manifesté sa réprobation face à l’abruti d’être humain estimant censé de faire couler de l’eau chaude sur des coutures fraîches. Voilà pour la partie facile, et sur le moment, vraiment, il n’a pas imaginé qu’on pourrait surenchérir question traumatisme. Ils devraient s’estimer heureux, intervient Laurel, qu’elle leur inflige l’épreuve après la douche plutôt qu’avant. Hardy ravale un sanglot. Mouais, peut-être. N’empêche que le choc a la délicatesse d’un TGV dans le mamelon.
Il ouvre à nouveau l’œil, aperçoit son reflet dans le miroir, le referme aussitôt. Impossible. Abominable. Balafré. Volume étranger, antinaturel, tout petit, ridicule, ridicule et balafré. Respire, lui ordonne Laurel.
Laurel, le sage, le zen, déjà en phase d’appropriation, se détaille sous toutes les coutures. Au sens propre. Ce monstre de volonté fait abstraction des lignes rouges et gonflées dessous, dessus, autour du nez –qui au grand soulagement d’Hardy, semble toutefois solidement amarré– ignore les brèches luisantes et se concentre sur le reste.
Le reste ? Mais quel reste ? Ils sont ridicules ! Laurel objecte. Le bouddhiste en lui est ravi, tout le monde n’a pas la chance de vivre deux vies en une seule. Il vante les louanges de ce poids nouveau, libre de toute cage pour la première fois, et Hardy en prend conscience à ce moment-là seulement.
Il se force à rouvrir l’œil. Nom d’une fibre, c’est vrai. Pas de cage, pas d’entrave et il se voit pourtant d’en face, mais genre droit dans l’œil, ce qui ne lui est pas arrivé depuis, voyons, dix ans ? A peu près, confirme Laurel. Hardy se regarde du coin de l’œil, attentif à ne pas s’arrêter sur autre chose que son angle de vue. Ça lui donne un petit côté arrogant, cette hauteur. Il pourrait presque toiser, dis-donc, souffle-t-il à Laurel. Et franchement, la vue est plus agréable.
Tu vois, s’exclame Laurel, et Hardy comprend aussitôt son erreur. Satan ! Il a failli se laisser corrompre ! Se laisser acheter par quelques centimètres, oublier tous ses principes, valider un meurtre prémédité ! Il s’empresse de faire marche arrière. Se dévisage bien en face, plonge l’œil dans ses deux brèches suintantes, puis dans l’unique fêlure toute propre de Laurel et sent l’abattement regagner du terrain. Voilà. On l’a échappé belle.