J 1 . H 8
Hardy ne sera jamais le sein le plus doux qui ait existé. Il ne sera qu’un demi-sein. Tronqué, amputé, défiguré, un moignon. Une victime de la folie humaine. Un martyr. Un… Laurel le chapitre. Une fois de plus.
Mais comment fait-il, à la fin ? Hardy n’y comprend rien. Lui aussi, il morfle. Couturé, tiraillé, aspergé de liquide nauséabond, étouffé sous des couches de tissu blanc et moite, enfermé dans une cage toute en fourberie. Oui, ça existe. Ça a l’air doux, ça parait souple et sans armature. Ça compresse sans pitié, ça écrase, ça appuie, ça rend fou, Hardy pète les plombs alors que Laurel entame sa trente-deuxième heure de méditation transcendantale.
Le timbre posé bien qu’assourdi par la douleur, Laurel affirme que parfois, se débattre rend les choses encore plus difficiles. Que l’acceptation est la seule issue. Faire avec. Se réapproprier leur enveloppe, se redécouvrir. Parce que sinon qu’est-ce-qu’il espère ? Se refaire pousser un morceau ? Il est temps d’être un peu mature.
Hardy marmonne qu’on ne sait jamais. Avec de bons arguments et un peu de motivation… de toute façon, il décide qu’il n’est pas mature et tente de froncer le nez, oubliant une fois de plus qu’il en est incapable. Les troufions de l’équipe, du moins ceux qui sont conscients, mettent bêtement l’ordre en œuvre, tirent sur les mauvais câbles, contractent des filins coupés. Comme quoi un troufion, ça reste un troufion, ça ne pense pas.
Laurel s’insurge et bon, c’est vrai, Hardy ne le pense pas vraiment, d’autant qu’il l’aime bien, son équipe, mais bon sang, ça fait mal ! Et c’est en toute bonne foi qu’il le dit. Sans arrière-pensée, rien, mince alors, c’est quand même lui qui trinque, il n’y a vraiment pas de quoi lui tomber sur le poil comme ça, mais c’est pourtant ce qui arrive. Le syndicat des nerfs lâche tout.
Est-ce-qu’il ne peut pas arrêter de jouer les suppliciés cinq minutes, histoire de laisser souffler tout le monde ? Laisser bosser les ouvriers, parce qu’il y en a qui travaillent comme des fous, là-dessous, alors qu’on ne lui demande qu’une chose, à Hardy, c’est de se reposer ? Est-ce-qu’il s’imagine être le seul à souffrir ? Est-ce qu’il faut lui expliquer, en dépit de son ancienneté, comment fonctionne leur entreprise ? Qu’est-ce-qu’il n’a pas pigé dans les connexions, corrélations et interdépendances ? Il n’a toujours pas intégré que quand l’un d’entre eux souffre, du plus gros au plus petit, c’est l’intégralité de la compagnie qui en paye le prix, qui s’active pour réparer les dégâts ?
Hardy tente de placer un mot. Mais les nerfs parlent d’une seule voix, impossible de se faire entendre. Il ne peut qu’encaisser en silence, ruminant dans son coin sur le mot « gros » sans trop savoir s’il cachait une insulte.
Tout le monde a morflé, poursuit le chœur des indignés, tout le monde encaisse, est-ce-que les autres se plaignent ? Non ! L’organisation sanguine s’active sans relâche pour purifier la tuyauterie puisque franchement l’anesthésie, ça laisse un sacré boxon. La commission digestive gère comme elle peut les effets secondaires et ils le savent tous, ça bouchonne grave. La direction cérébrale se démène pour organiser les secours, répartir équitablement les niveaux de douleur, gérer les hypoglycémies et les coups de pompe. Des équipes entières se relaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour raccorder, rebrancher, reboucher. Ça raccommode, ça colmate, ça prend des mesures et ça fait des plans, tout ça en pleine pénurie de carburant puisqu’on n’a quasiment rien avalé depuis l’opération, et personne, non, personne ne bronche. Sauf Môssieur Hardy.
Hardy répond aux nerfs d’aller se faire pincer. Non, il n’a pas de meilleure réponse et il s’en tape, il veut mourir. Il ne sent plus Laurel contre lui, le savoir présent n’y change rien. Martyr il est, martyr il restera, supplicié sur l’autel de la vanité humaine, et il espère presque que quelque chose se nécrose. Que la quête des seins parfaits s’achève en plaies purulentes.
Jamais il n’acceptera ce qu’elle leur a infligé. Le pardon ? Très surfait. Hardy a gagné en rancœur ce qu’on lui a volé en volume, et qu’ils aillent tous se faire voir, il le vit très bien. Du moins, il le vivra bien quand il aura moins mal.