J-0 . H-3
La mort n’est pas venue. Hardy a bien dû retourner au turbin. Pendant deux jours, en plus de ses exigeantes fonctions de sein droit, il a enchaîné protestations véhémentes, démonstrations logiques, bouderies obstinées ou chantage éhonté.
Il est à court d’idées. Tous les collègues ont gobé les boniments de l’homme aux mains froides, se passant le mot durant chaque pause, infligeant à Hardy murmures, rumeurs et ragots.
Nan, il a dit que ça ne faisait pas mal, je te jure. C’est une copine à l’audition qui m’a confirmé. T’es sûr ? Ouais, enfin presque pas, quoi. Parait qu’après ça, on aura moins de boulot. Evidemment, sur le coup ça va dépoter, mais après… Et les cicatrices ? Quelqu’un a entendu parler des cicatrices ? Fines lignes pâles, qu’il a dit. Devrait pas perturber le Reproducteur. Bah, c’est l’affaire de quelques jours. On va se serrer les coudes, hein, les gars ! Nan, pas de licenciements, qu’y parait, on va relocaliser. Eh, tu sais qu’Hardy a…
Toute la journée. Toute la journée, il subit ce genre de chuchotements, et il a beau houspiller ses équipes, rien n’y fait. La mutinerie s’étend. Personne ne réalise qu’Hardy a raison.
A se demander combien de neurones la direction cérébrale a assigné à leur affaire ! Il s’est pourtant mis en quatre pour leur faire entendre raison, à ces flemmards de la synapse. Ils le savent bien, qu’ils sont plus sensibles que la normale ! Alors quoi ? Oubliés, effacés, rayés du cortex, les piqûres transformées en hématomes, les anesthésies qui font hurler, les bleus au moindre choc ?
Hardy se souvient de sa tirade enflammée avec émotion. Il s’est trouvé très convaincant. Malheureusement, il fut le seul.
Il s’est entendu répondre que justement, ils ont l’habitude de gérer ce genre de désagréments. Ils survivront. Et qu’après tout c’est aussi ça, le progrès, entretenir la carrosserie, remettre les pare-chocs à niveau, optimiser le châssis. Dixit la direction cérébrale en personne. Sidéré par tant de grossièreté de la part d’un dirigeant, Hardy en a perdu son bagout, ce dont a profité le troisième orteil gauche, ce nabot difforme.
Qui a rappelé d’une voix nasillarde s’être fait raboter le crâne quelques années plus tôt. Sur le coup, il était réticent, effrayé, il y tenait presque, à ses quelques millimètres d’os en trop, pourtant responsables d’atroces migraines à force de s’éclater le front contre l’avant des chaussures (il est bien possible qu’Hardy ait franchement ricané, à ce moment-là). Omettant les semaines de douleur et de geignements qu’il leur a infligé pour une intervention soi-disant indolore, ce fat, cet insignifiant boudin à la mémoire courte a affirmé se sentir mieux que jamais, sans ces quelques millimètres, et prêt à retraverser l’épreuve demain pour un tel résultat.
Un murmure collectif s’est élevé lentement. Des applaudissements ont éclaté, enfin l’équivalent (bruits de succion, clapotis, claquements, ce genre de trucs, selon les secteurs). Hardy n’a plus bougé. Impossible d’abattre seul pareil mirage collectif.
Il s’est persuadé qu’il trouverait autre chose, qu’il y avait quelque part une faille dans la cuirasse et qu’une fois localisée, il désenvoûterait les collègues. Oui, en deux jours. Il y a cru. Sauf que ça passe vraiment très vite, deux jours, avec le boulot. Et qu’elle est en train de boucler son sac.