Source image : CC Bryan Rosengrant sur Flickr
Le bon côté de la chose, c’est qu’ils s’en souviendront longtemps. Ils pourront même le raconter à leurs enfants, voire écrire un livre. Virginie se prend à rêver. Parce que tout de même, une histoire pareille, ça vaudrait bien une adaptation cinématographique, non ? Il va falloir qu’elle fasse des listes pour trouver son actrice idéale. Enfin, après, quand Chéri aura fini par digérer.
Non qu’elle ait vraiment poussé le bouchon comme il le prétend : après tout, comment pouvait-elle deviner ? Il l’a un peu cherché, quand même. Il n’est pas d’accord. Mais avec une mise en scène moins alambiquée, tout se serait passé beaucoup plus simplement. Virginie n’est pas femme à couper la parole, elle l’aurait écouté, il aurait parlé, ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants, si… non, elle n’est pas bavarde. Encore moins une vraie pipelette. Elle communique, rien à voir. D’ailleurs elle adore écouter les gens, elle… oui, elle pose beaucoup de questions, elle s’intéresse aux autres, c’est une qualité, tout de même !
Alors certes, elle veut bien faire un effort pour concéder, à la limite, qu’elle n’a rien d’une introvertie. Non, elle ne retient rien, elle ne sait pas faire. Chez elle, ça sort. Rire, larmes, secrets et confidences, échec ou réussite, elle ne sait rien garder pour elle. Mais quoi ! C’est sain, non ? Rien ne macère, toute information est traitée, analysée, recrachée. Elle a l’âme propre, voilà. Pas de vieille rancœur ni de non-dit honteux, tout le monde sait tout et les vaches sont bien gardées.
Chéri dit que la factrice n’a pas forcément besoin de connaître son planning de la journée. Virginie est sceptique. Démonstration : plus la factrice la connaîtra, plus elle prendra soin de leurs colis, plus elle saura quand passer pour les trouver chez eux. Conséquence : fini les colis de biscuits bio reçus en cassonade, fini l’avis de recommandé et les 45min de queue à la Poste parce qu’ils font ce qu’ils peuvent, ils n’ont pas quatre bras, non plus, ils ne sont pas payés pour faire du zèle. Mouché, le Chéri. La messe est dite, aussi mignon soit-il, il s’y est pris comme un manche et Virginie n’a réagi qu’en légitime défense. Non mais vraiment. Attendez, qu’elle vous resitue.
Elle est rentrée à l’appartement un soir, éreintée, après avoir passé la journée à courir de bureau en réunion. Pire, elle avait tenu 90% de conversation professionnelles et seulement 10% de potins, curiosités, vannes et ricanements. Dans une journée de boulot intense, c’est à peine si elle a le temps de grappiller deux ou trois infos sur le dernier match de foot du fils de la secrétaire que bam, c’est reparti pour les rapports sans âme. Virginie, ça la tue. Elle a trop besoin d’échanger. Elle se dit souvent qu’elle aurait dû être boulangère. Mais elle ne l’est pas, elle est manager, elle manage. Elle n’échange pas.
Du coup ce soir-là, elle en avait vraiment plein les pattes. Et elle avait surtout un trop-plein de mots collés à la glotte, fallait que ça sorte. Chéri est là pour ça. Elle avait bien commencé à parler toute seule dans la voiture, histoire de relâcher la pression, mais ça n’avait pas suffi et c’est en plein embouteillage vocal qu’elle a déboulé dans le salon. Elle admettra, pour lui faire plaisir, que dans ces circonstances particulières et exceptionnelles –c’est vrai, confirme Chéri, pas plus de trois ou quatre soirs par semaine– il lui arrive de devenir un brin envahissante. Moulin à paroles ? Bon. Admettons. Diarrhée verbale ? Ah non, oh. Quand même. Chéri va dormir dans la baignoire, là.
Bref ! Elle était donc là, sur ses genoux avant qu’il ait pu poser son téléphone, lui narrant patiemment le talon cassé de sa collègue du troisième et la quinte de toux de Bernard en plein milieu d’une réunion, quand Chéri l’a délicatement poussée. Elle s’est dit qu’il avait un genou ankylosé, ça arrive, hors de question d’établir un quelconque lien avec son poids. Chéri a le genou fragile, point. Elle s’est laissée caler contre le coussin voisin et a distraitement noté le rétablissement vertical de Chéri. Ça non plus, elle ne s’en préoccupe pas trop. L’appartement est petit, même quand il va aux toilettes, il l’entend pour peu qu’elle élève la voix. C’est d’ailleurs précisément ce qu’elle a fait en le voyant disparaître dans le couloir.
Elle en était au menu de son déjeuner lorsqu’il est reparu, un léger sourire aux lèvres, pour reprendre sa place sur le canapé. Tout en énumérant son choix de sushis, Virginie s’est dit qu’il faisait une drôle de tête. Chéri est toujours calme, mais là, son sourire virait au moine bouddhiste sous Prozac. Et quand il a tendu la paume en avant, juste devant son nez à elle, genre parle à ma main tu me saoules, quand elle a dû reculer pour pouvoir lire « écoute » tracé au feutre sur la peau de Chéri, elle a pris la mouche. Une grosse mouche.
Elle est là, à vider ses tripes, à donner tout ce qu’elle a, à échanger, communiquer, et voilà qu’il lui colle sa paume devant le pif ? Qu’il lui ordonne de se taire sans même prendre la peine de chercher ses mots ? Lui, qui répète sans cesse à quel point la soif de paroles de Virginie l’oblige à rester attentif, à l’écoute, à ne jamais se renfermer ? Lui, qui affirme qu’il ne la changerait pour rien au monde, que son amour des autres la rend belle ? Là, d’un coup, il change d’avis ?
Trahie. Oui, rien que ça, Virginie s’est sentie trahie, bafouée dans ce qu’elle a de plus cher. Elle n’a pas cessé de parler pour autant. Elle a simplement monté le son et activé la version censurée. Puis elle s’est redressée, a attrapé son sac et claqué la porte derrière elle. Non mais oh.
Alors forcément, avec le recul… elle aurait pu s’interroger sur le regard ahuri de Chéri quand elle a commencé à blasphémer, peut-être. Ou éventuellement, du coin de l’œil avant de quitter l’appartement en furie, noter les coupes de champagnes et le seau à glace cachés sous la console de l’entrée. Elle aurait pu s’arrêter quand Chéri l’a apostrophée du canapé, une fois, deux fois, puis par la fenêtre, trois fois. Oui, mais si elle l’avait fait, elle n’aurait pas vu le moine bouddhiste se transformer en Hulk, et on aura beau dire, hein, féminisme et tout le toutim. Ça n’a rien de désagréable quand un homme se bat pour vous.
Elle n’aurait pas vu Chéri lui courir après, elle ne l’aurait pas vu arracher son micro au vieux chanteur de la petite place pavée pour l’apostropher, elle, avec une ribambelle de jurons fleuris, elle n’aurait pas vu le vieux chanteur de la petite place pavée coller à Chéri un pain monumental, non plus. Le veux chanteur tient à son micro.
Elle ne serait pas revenue sur ses pas à toute allure pour ramasser son Chéri sonné, qui tout en clignant des yeux, lui a tendu devant le nez la paume de sa seconde main, celle qu’il n’avait pas eu le temps de tendre avant de se faire insulter. Et franchement, sans le coquard envahissant lentement son œil gauche, sans le vieux chanteur subitement attendri entonnant « love me tender » d’une voix imbibée, sans les applaudissements des passants et sans la paume moite de chéri ayant transformé « marry me » en « mar e » –heureusement qu’il avait la bague dans l’autre main, sa demande en mariage y aurait beaucoup perdu. Alors que celle-ci, Virginie en parlera sans doute en long, en large et en travers, au boucher et à la caissière, à leurs enfants et à leurs voisins, jusqu’à leurs noces d’or. Au grand désespoir de Chéri.