Oui, elle s’appelle vraiment Titine. Non, elle ne le vit pas bien. Oui, elle blâme ses parents. Très fort et très souvent. Malheureusement, leur bonne foi –et leur déception manifeste face au manque d’enthousiasme de leur fille– a tendance à doucher la hargne de Titine. Ils sont fans absolus de Tintin. Bon. Ça arrive. Ils voulaient appeler leurs fils Tintin, ils ont eu une fille, ils se sont dit que Titine, c’était bien, et c’est qu’ils le pensaient vraiment. Pire, qu’ils le pensent toujours.
Sauf qu’ils auraient pu faire l’effort de se projeter un peu et se demander ce que donnerait l’adolescence de Titine, qui plus est rouquine à taches de rousseur. Mais justement, qu’ils répondent à chaque fois, ça te va comme un gant. Titine a presque lâché prise, avec le temps. Elle se dit qu’au moins, ils ne lui ont jamais infligé de houppette. Ou de pantalon bouffant. D’ailleurs sa sœur s’appelle Casta en hommage à la Castafiore, elle n’est pas gâtée non plus.
Le problème, c’est que toute sa vie, Titine a cherché à gommer Tintin de son physique. Et elle a lutté, croyez-la. Entre quinze et vingt-cinq ans, elle est passée par toutes les couleurs de cheveux, a testé tous les maquillages et tous les looks. Rien à faire. Dès qu’elle se présente, Titine perd toute crédibilité, c’est comme ça. Elle a bien envisagé de changer de prénom mais quand elle en a parlé, sa mère a menacé d’incendier sa collection de figurines Tintin. Ce qui revient, pour elle, à incendier son âme, Titine en a malheureusement conscience.
Du coup ces dernières années, notre rouquine s’est lancée dans l’acceptation. Le lâcher-prise. La résignation, pour être honnête. Elle a laissé revenir sa couleur naturelle, a même poussé le vice jusqu’à oser les tresses, et elle aime bien, Titine, parce que les gens qui ne connaissent pas son prénom la comparent à Fifi Brindacier. On est encore loin de Rita Hayworth, mais ça change du reporter maigrichon. Et depuis six mois, elle a entamé la deuxième phase de son grand changement : l’amélioration de son moi. Elle, mais en mieux. La première étape fut la paire de lunettes. Le petit côté intello lui sied bien, ça casse un peu Fifi Brindacier, et Tintin n’a pas de lunettes. Un point pour Titine. En plus, elle voit mieux.
Deuxième étape, les dents. Titine avait un petit souci côté dentition du bas, sa canine gauche tentait désespérément de rouler une pelle à l’incisive voisine, ses parents trouvaient ça charmant. Titine, non. Elle n’a donc pas mégoté dans son cheminement de rencontre avec elle-même et a investi son PEL dans un appareil dentaire. En bas, ça se voit à peine, d’autant qu’aujourd’hui on fait de très jolies bagues dentaires presque invisibles, attendez un peu, dans un an c’est une Titine nouvelle qui fera oublier son prénom. Ou pas.
Parce que sa seule mauvaise idée, c’est aujourd’hui qu’elle l’a eue. Elle s’est dit qu’elle devait apprivoiser son image de plus près, être une fille moderne, chevaucher le selfie sans appréhension et c’est en conquérante qu’elle a sorti son appareil photo. Elle s’est shooté les taches de rousseur et les points noirs sans remords, en mode j’assume, coincée entre la porte et le miroir de la salle de bain parce que comment on fait sans miroir, pour voir ce qu’on shoote ?
Oui elle sait, qu’en principe on fait ça avec un smartphone. Mais là, elle a un peu douté. Elle a pensé que l’appareil photo, le vrai, serait plus avantageux. Peut-être a-t-elle eu tort. Ou peut-être aurait-elle dû tenter le coup sans le miroir. Peut-être simplement dans sa chambre, ou encore plus simplement chez elle, et pas en week-end chez ses parents. Mais c’est qu’après 48h dans le temple de Tintin, elle avait bien besoin de se réapproprier elle-même. Alors elle l’a fait chez ses parents, dans la salle de bains, et elle s’en mord les bagues, au sens propre.
Si elle avait attendu d’être chez elle, sa mère n’aurait pas décidé de monter chercher un pansement pour Casta qui avait marché sur une figurine du capitaine Haddock. Elle n’aurait pas ouvert la porte à la volée, en propriétaire, et surtout, cette saleté de porte ne se serait pas ouverte vers l’intérieur, propulsant Titine contre le miroir, par-dessus le lavabo. Note : envisager la possibilité d’attaquer les constructeurs de la maison. C’est particulièrement mal pensé, cette porte. Note bis : laisser tomber, ses parents ont tout fait eux-mêmes, pas étonnant que le sens d’ouverture de la porte défie la logique la plus élémentaire.
Si elle avait attendu, Titine n’aurait pas été en train de se mitrailler les lunettes quand la porte l’a propulsée dans le miroir. Autrement dit, l’appareil photo ne se serait pas interposé entre elle et le miroir et très honnêtement, elle aurait de loin préféré s’ouvrir le front. C’est glorieux, une cicatrice frontale. On peut lier la conversation et faire oublier un prénom, avec un truc pareil, d’ailleurs Tintin n’a pas de cicatrice frontale, il est lisse comme une fesse. Alors oui, ça lui aurait plus, à Titine.
Les jours comme celui-ci, Titine se dit que dans une autre vie, ses parents auraient été fans de Betty Boop. Parce que là vraiment, s’éclater la lèvre inférieure sur l’appareil photo et se coincer la babine dans l’appareil dentaire, c’est tout sauf glorieux, voire carrément minable. Sans compter que ça fait un mal de chien et que son père est parti exhumer ses tenailles pour lui libérer la lippe, ce qui ne lui dit rien qui vaille. Titine a les glandes. Betty Boop n’aurait jamais fait ça. Tintin non plus, ceci dit.