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C’était sa première fois. Elle avait déjà porté des talons, entendons-nous bien, mais des échasses à patins sur 12 cm de vide, jamais. Stéphanie, c’était plutôt la fille à sneakers, vous voyez (les baskets, pas la barre chocolatée). Celle qui préfère perdre deux points de charme rétro et mais gagner trois ans de longévité. Celle qui tient à sa colonne vertébrale, à sa voûte plantaire et à sa circulation sanguine. Et celle qui ment très mal, surtout, puisque ce à quoi elle tient vraiment, c’est son honneur, et qu’elle passe déjà bien trop de temps à trébucher sur ses lacets pour défier le destin avec des échasses à patins sur 12 cm de vide.
D’accord, voilà, c’est dit et le cliché perd tout son sens : si Stéphanie a deux pieds gauches, que diable fabrique-t-elle perchée sur des échasses ? C’est une histoire idiote, voyez-vous. L’une de celles qui pourrait arriver à toute une chacune, si tant est qu’elle s’appelle Stéphanie et soit dotée du quota poisse de Coyote à la poursuite de Bip-Bip (de nuit, sous la pluie et dans un labyrinthe). C’est qu’au moment d’arriver, Stéphanie a chu. Pour préciser la chose, disons qu’elle n’a pas suffisamment levé la jambe dans sa tentative de saut d’obstacles (autrement dit, monter sur le trottoir) et que la traîne a heurté l’obstacle, envoyant la sportive folâtrer dans les attributs de la grande ville (autrement dit, Stéphanie a trébuché sur le trottoir et s’est étalée dans une déjection canine).
Vous lui direz très justement que c’est pas de bol. Elle vous répondra que ça, c’était la partie sympathique. Puisque Stéphanie, ce jour-là, visitait sa copine Sandra, qu’elle voit finalement peu souvent, la drôlesse habitant de l’autre côté de la ville. Alors un rendez-vous client dans ce quartier, pensez-vous, c’était (encore) un signe (ou un pied de nez) du destin. Notre courageuse citadine avait traversé la jungle urbaine, alignant d’une pierre deux coups visite amicale et rendez-vous professionnel, et presque atteint son but lorsque cet odieux trottoir s’est interposé. Plus que presque, en fait, puisque l’étron patientait sagement juste en bas de l’immeuble de Sandra.
Sauvée par l’immeuble, Stéphanie a donc fait ce qu’elle fait de mieux : faire comme si elle n’allait pas se liquéfier de honte, comme si son pantalon et sa basket gauche (ça porte bonheur) n’étaient pas zébrés de brun, et comme si entrer dans un immeuble avec la démarche d’une prothèse de hanche à l’agonie était la chose la plus naturelle du monde. Dans l’ascenseur, elle a vaguement envisagé de hurler à la mort, et puis elle a décidé que tout allait s’arranger, et que Sandra allait l’aider. Après tout, ça ne pouvait pas être pire.
En fait, si. Parce que sa copine Sandra, voyez-vous, est tout l’opposé de Stéphanie. Elle, c’est échasses à patin sur 12 cm de vide et jupe crayon confortable comme un tube de PVC. A tel point, en fait, qu’elle joue le glamour rétro à tout moment de sa journée, y compris pour descendre les poubelles. Autrement dit ? Elle ne possède ni pantalon, ni chaussures plates, ce qu’ignorait Stéphanie. Inutile de vous dire que la nouvelle ne l’a pas ravie, notre Stéphanie. Restaient trois options : d’une, gagner son rendez-vous en mode étron, si elle n’agissait pas très vite. De deux, gagner son rendez-vous en mode éponge, si elle choisissait de laver son attirail. De trois, gagner son rendez-vous en mode fesse-moi, si elle choisissait la méthode Sandra.
Lorsque vous fouettez l’étron à dix mètres, vous n’hésitez, finalement, pas si longtemps. Stéphanie a confié sneakers et pantalon à la machine à laver de Sandra, enfilé un tube de PVC et grimpé sur les patins avec la mine de Marie-Antoinette un certain jour d’octobre 1793. Verdict ? Simple. Ses orteils tentaient sournoisement de prendre la fuite par l’avant, résultant à chaque pas en une délicieuse sensation de cisaillement sur le dessus du pied. Ses talons plissaient sur l’arrière, résultant à chaque pas en une délicieuse sensation de brûlure à l’arrière du pied. Les jolis petits clous incrustés sur les talons gravaient de jolis petits sillons sur l’intérieur de ses mollets. Quant à ses genoux, ils tentaient vaillamment de compenser l’équilibre précaire créé par l’attelage, s’entrechoquant élégamment.
Voilà. Vous savez désormais pourquoi Stéphanie s’est trouvée en échasses sur le trottoir (ce traitre), se demandant comment diable aligner le nombre de pas nécessaire à l’accès de son lieu de rendez-vous, pendant que sa copine Sandra mitraillait ses pieds pour immortaliser l’instant. C’est que quand on est Stéphanie, le monde se résume à une suite d’options (miteuses) pour pallier aux vilains tours du vilain destin. Après la suite étron/éponge/fesse-moi, s’offrait donc la suivante : 1) gagner le lieu de rendez-vous pieds nus et rechausser les patins au dernier moment. Conséquences : croiser le chemin d’une nouvelle déjection ou se faire choper par le client avant d’avoir remis les chaussures. 2) évoluer pas à pas, penchée sur ses pieds. Conséquence : rencontrer un lampadaire ou se faire choper par le client avant d’avoir relevé la tête.
Verdict ? Plan Z. Stéphanie a retiré les instruments de torture sous les lamentations de Sandra, gagné le magasin de chaussures le plus proche penchée sur ses pieds et dépensé la moitié de son loyer pour une paire de ballerines, puisque pensez bien, la boutique la plus proche était forcément une boutique de luxe. On parle de Stéphanie, souvenez-vous. Vous ne serez donc pas si surpris d’apprendre qu’une fois délestée de ses économies et les pieds à l’abri, la demoiselle a rejoint le lieu de rendez-vous, prête à donner le meilleur d’elle-même, ne serait-ce un léger parfum douceâtre encore accroché à son manteau. Et qu’elle a découvert seulement à cet instant, une fois attablée devant un micro-café à 8€, le SMS d’annulation de son client.