Source image : CC BY 3.0 - Simon Kirby - Flickr
Elle est maman. C’est qu’il ne faudrait pas l’oublier, non plus, qu’elle est maman d’une petite fille dynamique, guillerette, énergique, infatigable, motivée, créative et bavarde. Et dynamique, elle l’a déjà dit ? Oui ? Bon. Elle se demande bien, Rachida, si elle doit en parler à l’huissier ou pas. C’est que ça risque de ne pas peser bien lourd dans la balance, et puis d’ailleurs le résultat sera le même. Mais franchement, geler tous ses comptes pour 3000€ ? Elle a oublié de les régler, certes. Sauf qu’elle a eu l’air maligne, elle, chez Bonpoint. En rade de carte bleue chez Bonpoint, non mais vous imaginez le traumatisme ? Heureusement qu’elle n’avait pas commencé ses courses par Louboutin, elle ne s’en serait pas remise.
Bref. Une petite dette de rien du tout, à peine le prix d’un petit cabas en cuir d’autruche, et voilà qu’on lui fait tout un foin à propos de mises en demeures et de courriers de rappel. Des courriers qu’elle aurait reçus, donc lus, donc sciemment ignorés. Soyons honnête, elle aurait pu. C’est son petit côté chat de gouttière, à Rachida, elle n’aime pas trop qu’on lui donne des ordres. Mais admettons. Admettons qu’elle ait reçu les courriers. Elle ne les aurait certainement pas ignorés pour risquer de se retrouver en rade chez Bonpoint. Non, au mieux, elle aurait tenté de contester, de repousser, de protester. Au pire, elle aurait immolé deux ou trois Vuitton. Mais elle ne les aurait pas ignorés.
C’est tellement difficile de maintenir la frontière, que parfois, elle oublie. Vie privée, vie publique, vie professionnelle ou vie familiale… oui, ça arrive qu’elle travaille à la maison ou laisse sa fille exercer ses talents d’artiste sur les murs de la mairie. Et le premier qui trouve à y redire, elle lui fait manger ses dents pour lui apprendre ce que ça veut vraiment dire, mère célibataire. La partie politique ? Non, ça, à côté c’est doigts dans le nez. Rachida ne redoute ni les roublards gominés, ni les requins bien cirés, ni les fascistes en costumes trois-pièces. Même pas les rivales affutées du neurone, pourtant bien plus dangereuses qu’un mâle guidé par la testostérone.
Rachida ne redoute qu’une personne sur terre, et elle mesure un mètre. Oh, ne vous méprenez pas, elle est très fière de sa fille. Cette petite fille dynamique, guillerette, énergique, infatigable, motivée, créative et bavarde. Et dynamique, elle l’a déjà dit ? Oui ? Bon. C’est juste, parfois, exceptionnellement, qu’elle aurait bien voulu le même modèle avec un bouton Pause. Ou Mute. Ou même Rewind, au pire. Le genre de boutons qui lui aurait permis de ne pas se retrouver en rade de carte bleue chez Bonpoint.
Voyez-vous, son adorable petite fille dynamique, guillerette, énergique, infatigable, motivée, créative et bavarde se trouve avoir des idées très arrêtées. Des idées qui naissent étrangement, n’importe où, n’importe quand, avec n’importe quoi, mais qui ne se laissent pas déloger sans lutte. Comme quand elle a décidé de repeindre sa chambre, mais que les dessins c’était pour les bébés, la fille de Rachida est au-delà de ça. La peinture 3D, vous connaissez ? Un tube de colle – et forcément, pas de la Uhu, non, il a fallu qu’elle déniche de la colle forte – et la collection de bijoux de maman. Au moment de la coucher, Rachida a trouvé tout son assortiment de pierres précieuses ensevelies sous la colle entre le mur et la coupable, dont le pyjama en pilou pilou avait absorbé la plus grande partie.
Vous commencez à vous faire une idée du personnage ? Bien. Vous comprenez donc que Rachida ait le cerne chevillé à la pommette. Puisque si certains parents s’affolent au moindre bruit, elle, c’est le silence qui la terrifie. Sa progéniture opère toujours en silence. Si ça crie, que ça pleure ou que ça chouine, si ça casse ou que ça cogne, Rachida en a la conscience chargée, certes, mais l’instinct maternel rassuré. Si en revanche, au beau milieu d’une séance de travail, elle se trouve soudain assommée de silence, elle panique. Et avec raison.
Alors voilà. C’est vrai, elle s’est un poil laissée noyer, Rachida. Beaucoup de travail, pas beaucoup de temps et encore moins de sommeil, oui, elle a ramené des dossiers à la maison. Elle a laissé sa choupinette jouer à ses côtés quand elle était là, sauf que plongée dans ses dossiers, Rachida n’entend plus rien. Et elle a passé plus de temps à la mairie aussi, abandonnant choupinette et la nounou.
Rachida en était là, assise dans son bureau, regard dans le vide et moue pincée, quand vint la révélation. Que faire ? Expliquer tout ça aux huissiers ? Ce serait exposer sa vie privée, c’était contre ses principes. Non, impossible de leur expliquer, à ces têtes de nœud, d’ailleurs ça ne changerait rien, ils se contenteraient de lui rire au nez avant de critiquer son sac à main Chanel en bidon de pétrole. Par contre… et c’est là que Rachida, d’un coup, a senti s’effacer le traumatisme Bonpoint.
Non, elle ne leur a pas expliqué. Elle s’est contentée de réparer l’oubli, navrée de la méprise, vraiment messieurs j’ai la tête ailleurs, toutes mes excuses, mais oui bien sûr vous faites votre travail mon brave, pensez-vous, je vous comprends, oui c’est un Chanel, oui, je l’ai payé merci, c’est de l’art monsieur (inspiration, expiration, lâcher prise, éviter la malheureuse perte de contrôle du sac bidon dans la face de topinambour dudit monsieur), bon et bien sur ce… ma puce mais voyons qu’est-ce-que tu fais là, je t’avais dit de… un cadeau pour le monsieur ? Parce que maman a été vilaine ? Voyons ma puce, c’est… enfin bref donne donc ton beau vase au monsieur, mais non il ne le jettera pas, il sait que tu l’as fait toi-même avec amour, au revoir cher monsieur, allez ma puce on s’arrache.
Et voilà comment un huissier haut placé laisse trôner dans son bureau un vase informe, grisâtre et instable. Parce qu’une adorable petite fille dynamique, guillerette, énergique, infatigable, motivée, créative et bavarde a décidé de se mettre au papier mâché, décomposant allègrement le courrier de maman à la colle et aux ciseaux avant qu’elle ait pu le lire. Parce que, aussi, ladite maman dort beaucoup mieux en sachant que le malappris abrite les lambeaux de ses propres mises en demeure au sein de son bureau. Elle ose même retourner chez Bonpoint.