Source image : CC BY-NC-ND 2.0 nicole.pierce.photography / Flickr
N’importe quelle femme normalement constituée connaissant son partenaire depuis plus de trois jours aurait su, à sa place. Prunelle connait le sien depuis sept ans. C’est vous dire si elle aurait dû pouvoir décoder sa lippe de labrador frétillant, quand il a exhibé son nouveau concept créatif. Parce que c’était écrit en gros sur son front, que son idée valait un emballage de Schoko-Bon sans Schoko-bon à l’intérieur, mais qu’il était tellement content, le bougre… C’est bien le problème, d’ailleurs. S’il avait eu l’air moins content, Prunelle aurait dit non et ne sentirait pas, à l’heure actuelle, l’irrépressible envie de cuisiner un poulet au cyanure.
C’est que chez Prunelle, on a décidé de botter les fesses aux clichés, voyez-vous. Rien de volontaire, Prunelle n’est pas une rebelle, mais voilà, le jour où elle a compris que ce dont elle rêvait n’était pas forcément ce dont elle avait besoin, elle a baissé le pont-levis et accepté qu’après tout, qui ça pouvait bien défriser, que son homme soit une midinette romantique ? Chez Prunelle, Madame gère les gros contrats, pieds sur terre et main sur les comptes. Chez Prunelle, Monsieur cuisine des cupcakes en écrivant I love you au glaçage pailleté. Monsieur prépare des weekends surprise, parsème l’appartement de roses pour la Saint Valentin et dispose d’un budget fringues dominant celui de sa dulcinée. Et ça lui convient, à Prunelle. Parce qu’il respecte encore deux ou trois basiques du mâle de conte de fées, comme les poils dans l’évier ou l’abattant relevé. Et puis, surtout, parce qu’hors circonstances exceptionnelles comme ses présentes envies d’éviscération, Prunelle aime bien son homme. Un peu. Beaucoup. A la folie. Sauf que là, maintenant, pas du tout.
Le principe était simple. On s’aime, roulons-nous dans la paille sous les yeux du monde entier. Autrement dit, expédions donc une dose de magie de Noël à nos amis qui n’ont rien demandé, grâce à une carte de vœux numérique personnalisée affichant nos sourires épanouis et nos regards énamourés. Bon. Prunelle ne vous mentira pas, elle jugeait la chose un chouïa… comment dire… La petite maison dans la prairie. Voire La mélodie du bonheur. Kitch, pour faire court. Mais il était tellement content ! Lippe de labrador, œil pétillant et biceps en avant, comment résister à pareille combinaison ? Prunelle vous le demande, puisque si vous aviez des astuces, ça lui simplifierait grandement la vie. Elle, elle n’a pas résisté : pire, elle a participé.
Traverser la ville pour acheter des paillettes multicolores ? Fait. Déchirer le sachet de paillettes au fond de son sac à mains avec son trousseau de clés et faire demi-tour pour en racheter un autre ? Fait. Répandre des paillettes chaque fois qu’elle sort son portefeuille depuis ? Fait. Endurer trois heures de stress capillaire chez un coiffeur branché qui pousse un cri d’horreur en libérant sa queue de cheval ? Fait. Renverser malencontreusement sa tasse de thé – bouillant – sur le pantalon – à pois – dudit coiffeur ? Fait. Dresser le pouce avec un sourire approbateur et une grimace interne devant les angelots naturistes encadrant la future image de son bonheur en couple ? Fait. S’extasier devant les clochettes de Noël remplaçant le futur curseur de la souris en survolant la carte ? Fait. Continuer à sourire tandis qu’il renverse sa pâte à cupcake sur le clavier de l’ordinateur et fait disjoncter tout l’immeuble ? Fait aussi. D’ailleurs pour celui-ci, elle mériterait une médaille.
Tout ceci pour vous expliquer que quand Prunelle s’est installée devant l’appareil photo, elle avait déjà épuisé deux bons tiers de sa réserve de patience hebdomadaire. Puisque oui, la totalité des pulsions créatives de son homme s’est étalée sur une petite semaine de rien du tout. Elle vous autorise à l’appeler mère Térésa. Elle était calme, pourtant. Elle s’était préparée, elle connait l’animal, elle s’était jurée de se plier à l’exercice sans rien casser, sans râler et même, comble de l’abnégation, sans ironie aucune. Il a fait ses premiers essais. Il l’a bécotée devant l’appareil photo. Puis, le drame. Il a eu une idée. Vous la visualisez, la révélation du génie ? Ce corps qui se tend, cette lueur démente dans la pupille, ce débit de parole de TGV sous ecstasy, et l’impossibilité totale de s’y opposer sans passer pour une réac castratrice ?
Voilà, vous y êtes. Les paillettes. Et pourtant, cette fois encore, Prunelle fut d’une patience d’ange. D’ange bouddhiste, même. Elle l’a laissé lui tremper les mains dans le blanc d’œuf, ce qui, en plus d’une délicieuse sensation de Super Glu qui s’écaille, l’a conduite à un incident diplomatique lorsqu’elle a voulu repousser ses cheveux. A cet instant, Prunelle avait renoncé à toute velléité de protestation. Elle a dit adieu à sa plus belle houppette de maquillage, tandis que son homme appliquait généreusement des paillettes multicolores sur le blanc d’œuf de ses mains.
Un cœur ? Va pour un cœur. Lâcher-prise, qu’elle vous dit. Détachement total, expérience extracorporelle, on forme un cœur avec ses mains. On cache le nid d’oiseau créé dans le brushing par l’infortunée rencontre blanc d’œuf/fibre capillaire. On essaye de faire un sourire qui ne dit pas pitié achevez-moi, je l’aime mais qu’est-ce-qu’il me gonfle. On hausse vaguement les épaules quand il dit que tout de même, ça manque de dynamisme, tout ça. On prend peur, un peu, quand la fameuse étincelle de génie transforme à nouveau le regard chéri en pupille toxique, et très honnêtement, on a raison de prendre peur. Mais il a l’air content. Il fait sa lippe de labrador. On prend sur soi, on se concentre sur l’après, sur l’harmonie sans partage qu’apporte le simple fait de faire plaisir à l’autre, et on se concentre sur la lippe.
Voilà. C’est là, pour lui animer le brushing, que ce crétin a allumé le ventilateur. Et que les paillettes au blanc d’œuf collées sur les mains de Prunelle, mais surtout l’intégralité du sachet reposant dans une coupelle sur la table devant elle, ont surfé sur la vague pour venir lui ventouser la rétine, lui infiltrer la glotte et lui slalomer dans les narines. Et c’est là, aussi, que le lâcher prise de Prunelle est devenu prise de gorge, quand elle a chopé l’amour de sa vie par la pomme d’Adam pour lui expliquer, en propulsant des paillettes par le nez, que sa carte de vœux, il pouvait se la carrer dans le sapin de Noël avec le ventilateur. Depuis, Prunelle médite. Et après trois jours à cracher, pleurer et éternuer des nuages colorés, elle en arrive à la conclusion que faire plaisir à l’autre, parfois, c’est plus dangereux que de dire non. L’abnégation, ça craint de la paillette.