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Patou est une femme pudique. A 8 ans, exposer son torse imberbe à l’oreille glacée du stéthoscope exigeait déjà d’elle un self-control de maître Jedi. Parcourir en maillot de bain les deux mètres entre la serviette de plage et les vagues, à 15, consistait à piquer un sprint avant de tacler l’écume en mode Chabal. A 20, elle a fini par comprendre que la technique entraînait une vibration de cellulite digne d’un Flamby en plein tremblement de terre, sans compter que ses atterrissages entre les vagues étaient bien trop souvent aléatoires, rapport à la difficulté d’estimer la profondeur de l’eau en plein sprint. Patou vous laisse donc imaginer le niveau de maîtrise atteint, après une décennie de gynécologues et huit mois de grossesse.
Vous avez saisi la nuance ? Elle a bien dit « maîtrise », pas « détachement ». Quand elle se glisse dans les étriers, elle a toujours la tentation de s’enfuir en hurlant. Qu’on lui parle météo en lui tâtant les entrailles, et elle s’imagine déjà planter les crocs dans la jugulaire du coupable. Non, Patou n’a rien d’un vampire, mais elle a toujours trouvé ça cool. Bref, vous avez compris le principe. Patou n’est ni prude, ni coincée, elle est pudique, et ça arrive même aux meilleurs. Sauf, peut-être à Lady Gaga.
Depuis son sixième mois de grossesse, elle s’est fait une raison. Porter une tenue non moulante reviendrait à porter une tente Quechua. Et encore. Que ses tee-shirts lui dessinent le ventre, à la limite, elle peut vivre avec ça, si elle se répète que ce n’est pas son corps que le jersey ventouse, mais sa descendance. C’est vrai, après tout. Elle ne fournit que la toiture, là-dessous c’est le corps de sa crevette, pas le sien, elle… non, le raisonnement ne vaut pas tripette, mais chacun dénoue comme il peut ses nœuds sous la caboche. Et c’est tout ce qu’elle a trouvé, Patou, pour se promener dans la rue le nombril en avant sans sa Quechua.
Lorsqu’elle est sortie ce jour-là, Patou s’était fixé des objectifs extrêmes : passer à la poste, acheter du pain et retirer de l’argent. Qui qui n’a pas tenté d’effectuer tout ça d’une seule traite avec un kangourou accroché aux côtes et les poumons rabougris sous la gorge est prié de ne pas juger. C’est donc en mode sportive de haut niveau que Patou s’est habillée, tee-shirt noir, bottes noires, jupe longue bariolée histoire d’éviter les condoléances. Elle n’a jamais été très sportive, ceci explique cela.
Elle était là, elle était prête, confiante et cosy, la crevette calée dans son placenta et l’orteil à l’aise dans la botte, frétillante sous son jupon. C’est qu’il était beau, son jupon. Elle avait presque assommé une brune maigrichonne pour se l’attribuer. Mais là encore, qui n’a jamais tenté d’habiller décemment une montgolfière est prié de ne pas juger : quand vous trouvez la frusque magique, vous vendriez mari et chien pour en orner votre bedon. Et vraiment, qu’il était beau, son jupon ! Coloré, flamboyant, virevoltant, léger comme une plume MAIS opaque comme une soutane. La pudeur de Patou était sauve, son sens fashion en extase.
Cerise sur le cupcake, la chose était confortable comme une grenouillère en pilou-pilou : il lui avait suffi de glisser la taille élastiquée sous son ventre, ni vu ni connu, pas de séance SM sous une ceinture trop serrée pour sa crevette. Alors certes, ce pauvre jupon était dorénavant plus long devant que derrière, mais pas suffisamment pour ternir le bonheur de Patou, qui promenait son jupon sous le soleil avec la fierté d’une mère. Oui, bon. En attendant la crevette, il fallait bien qu’elle compense.
Et là, finalement, tout est dit. Parce que son jupon était plus long devant que derrière, et que Patou le promenait avec la fierté d’une mère. Elle a retiré de l’argent, une hanche négligemment pointée sous le jupon. C’est d’une démarche altière qu’elle a conquis la boulangerie, repartant avec sa demi-baguette comme une marathonienne avec la coupe. Et enfin, la Poste s’est profilée. L’une de ces Postes rénovées, vous savez, volonté design, efficacité décuplée – ça, c’est pour la théorie. Et elle aurait dû le savoir, Patou, mais là, après avoir trotté de la banque à la boulangerie puis la Poste sans une seule pause, même pas une toute petite pour tenter d’éloigner la crevette de sa vessie, elle vous avoue volontiers qu’elle se sentait à un cheveu de s’échouer sur la banquise. Elle n’a donc pas réfléchi deux fois avant de s’écrouler au fond d’un fauteuil.
Trois minutes, il lui a fallu. Trois minutes pour réaliser son erreur, calée au fond du fauteuil. Ces fauteuils démoniaques qui vous enveloppent le fessier et vous inclinent le dos, ces fauteuils dont enceinte de huit mois, vous ne sortez pas. Patou a envisagé toutes ses options. Mais entre les mines patibulaires derrière les guichets et la file de nonagénaires patientant devant, elle s’est vite convaincue qu’elle n’avait besoin de personne, que tout ça, c’était une simple affaire d’élan, et qu’aujourd’hui ne serait pas le jour où elle appellerait son cher et tendre pour l’extirper d’un fauteuil.
Allez, Patou. On coordonne. Inspire, pieds en avant, dos en arrière, expire, pieds en arrière, dos en avant, contracte ! Comme quoi, l’autopersuasion opère des miracles. Puisqu’elle a réussi à se lever. En revanche, l’autopersuasion n’a aucun rapport avec la chance. Puisque si elle a réussi à se relever, que son jupon trop long sur le devant est resté sous sa botte, qui a décidé d’avancer malgré tout et a percé sans trembler le coton tout doux. Le second pied, en revanche, a eu plus de mal à tracer sa route. Il a buté, raté, trébuché, Patou a vacillé et tenté de se raccrocher au nonagénaire le plus proche.
Vous comprendrez pourquoi Patou s’est fait la malle la tête basse, tandis que les employés relevaient un à un les nonagénaires. Vous comprendrez aussi qu’elle n’ait pas eu le cran de lutter quand une mamie furieuse, affalée sur un panneau « La Poste, on a tous à y gagner », s’est accrochée à ses lambeaux de jupons. Et que la taille élastique a filé sans un bruit, laissant à peine le temps à Patou de tirer son tee-shirt sur ses cuisses et découvrant au passage ses épaules mais parfois, la vie n’est plus qu’une question de priorités. Vous comprendrez, enfin, comment la femme la plus pudique de France avance d’un pas non plus conquérant, mais très très pressé, en minirobe moulante, enceinte de huit mois, avec la ferme intention de se faire greffer un pantalon.