Martine a toujours été une contemplative. Déjà petite, elle pouvait passer des heures comme ça, le regard dans le vide, à s’interroger sur le sens de la vie, le pourquoi du comment et la composition de la fiente. Puisqu’elle vous le demande, Martine. Qui a dit qu’un pigeon ne pouvait pas être philosophe ?
Martine est une pigeonne qui se pose des questions, qui aime la mode et chérit ses petits effets, parce que Martine n’est pas une pigeonne lambda. Elle n’est pas qu’un corps. Ou pas qu’un cerveau, ça marche dans les deux sens, mais les grosses ailes du voisinage s’intéressent plus souvent aux plumes de son poitrail qu’à la taille de son cerveau. C’est malheureux, mais que voulez-vous, c’est la réalité du mâle.
Martine, elle veut le ver et le gras du ver, elle veut un mâle sympathique, capable de la faire rire, réfléchir et rêver. Elle n’a pas la moindre envie de se faire trousser le plumage par un entre-deux et à défaut, elle se préfère seule que mal accompagnée, d’où les longues retraites méditatives.
Martine ne choisit jamais son perchoir au hasard, d’ailleurs. Un bon point d’observation doit 1) offrir un cadre suffisamment esthétique pour mettre en valeur les reflets bleus de son plumage, voire, si un humain décidait d’immortaliser la scène, inclure dans la composition des éléments décoratifs. 2) offrir à l’œil rond de Martine de quoi faire carburer son cerveau, parce qu’un paysage sans questionnement n’est qu’une accumulation de non-sens. D’où, aujourd’hui, cette belle clôture de bois lisse proposant une vue panoramique sur le bac à sable peuplé d’étranges larves désordonnées en plein concours de pâtés, pour une réflexion poussée sur la descendance.
Seul ombre au tableau: ce rouge-gorge ridicule, plastron cramoisi et hauteur nain de jardin, en plein dans son champ de vision, là, comme ça, sur la pelouse. Ça ne collait pas du tout avec les réflexions philosophiques de Martine qui le suivait du regard, agacée, cherchant comment virer poliment le freluquet.
Alors c’est vrai, Martine a tendance à être un peu sur sa planète. Elle n’a pas vu venir le vent du boulet. Mais elle n'était pas facile à voir venir, la boule de sable humide patiemment forgée par de petites mains humaines. Du sable probablement plein de fientes, puisque ces pauvres humains ne s’imaginent pas que pour venger les rebuffades dont ils font l’objet, les collègues de Martine se lancent chaque nuit dans des raids fécaux sur le bac à sable. C’est donc une rafale de sable et de fiente, juste retour de manivelle, direz-vous, qu’elle s’est mangée en plein croupion.
Martine a beau être de taille respectable, face à pareil assaut, elle n’a pas maintenu le cap. Elle est tombée. Paf, comme ça, direct en bas de la clôture, complètement groggy, à trois mètres de Machiavel tapi dans un buisson, cet idiot de chat persuadé qu’on devient copain avec un pigeon à coups de pattes. Martine a vu sa vie défiler devant ses yeux, oui mais voilà. Le plan de Machiavel est tombé sur un os. Un os haut comme une pâquerette transformé en mitraillette à fientes, battant des ailes juste au-dessus du crâne félin qui zigzaguait pour éviter l’avalanche. Martine se demandait si son cerveau éprouvé ne serait pas en plein trip.
Machiavel fit un pas de côté, la fiente atteignit son œil. Il tenta un crochet du droit dans les airs, le rouge-gorge fonça en piqué sur sa croupe. Dans un demi-tour subit, Machiavel plongea sur le volatile qui répondit en s’élevant brusquement pour lâcher une nouvelle salve. A ce point du combat, Machiavel avait le museau poisseux, un œil fermé et la croupe à vif, il n’était pas stupide.
Alors que le matou, l’honneur enseveli sous la fiente, battait en retraite à travers un grillage, Martine se redressait lentement, secouait ses ailes et tentait de replacer son brushing. Qui était donc ce preux chevalier ? Brave ou fou ? Elle attendait avec impatience de le… Ou pas. Puisque posé sur la pelouse après avoir lissé ses plumes avec application, le preux chevalier déployait ses ailes, à deux serres de se faire la malle sans plus d’explications. Martine a senti la moutarde lui monter au bec, ou étaient-ce ses neurones malmenés ? Toujours est-il qu’elle a pris son envol avec superbe pour clouer au sol le preux chevalier. Enfin avec superbe, c’est ce qu’elle espérait. Puisque son cerveau avait tout de même un peu trinqué et qu’en fait d’envol, en gros, elle s’est contentée de se vautrer sur le rouge-gorge.
Jean-Jacques, qu’il s’appelle, elle l’apprendra après. Quand ils seront tous deux coincés dans le buisson où le saut de Martine les aura propulsés. Quand il aura fini de râler dans une avalanche de tournures de phrases qui rendront Martine toute chose. Quand ils entameront un débat passionnant sur le sens de leur rencontre et la solitude maladroite de Machiavel. Quand Martine, le bec rougissant, se dira qu’en fait elle s’en bat les ailes, qu’il soit plus petit qu’elle, et que s’ils n’étaient pas coincés dans les branchages, elle se ferait bien trousser le plumage, là maintenant tout de suite.