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C’était sa soirée. La soirée à laquelle sa naissance, ses parents et son optimisme l’avaient prédestinée, Marianne le savait, son horoscope l’avait confirmé. Elle allait faire de grandes choses.
Elle est allée voter, et quand elle a glissé son bulletin dans la fente, elle l’a senti encore plus fort. Ça venait peut-être un peu aussi du gros type qui lui a hurlé « a voté » dans le tympan gauche, mais quand même. Marianne a bien perçu l’épiphanie. Elle ne savait pas trop quand ni comment mais elle l’a perçu, sa vie allait changer, en ce soir d’élection, elle avait des papillons tout partout sous le cardigan rose bonbon. Alors quand sa BFF Josiane lui a proposé d’aller faire le pied de grue au siège du PS, Marianne s’est dit oui. Elle s’est dit saisis l’opportunité ma vieille, pour un peu que François débarque en scooter, tu lui feras oublier sa Julie, un regard sur ton brushing et aux oubliettes la bimbo, tu vas lui faire valser la lunette, à François.
Bon. Elle vous l’avoue, il faisait frisquet à cette heure et après vingt minutes sur le trottoir, Marianne a commencé à douter de son horoscope. C’est qu’elle n’a plus vingt ans, elle. Elle en avait la broche toute congelée. Aie la foi, l’a invectivée Josiane. Elisabeth Tessier ne t’a jamais menti, quand elle prédit tu suis, souviens-toi de ta jambe. Vrai, a convenu Marianne. Elisabeth avait prédit des déboires en juin dernier, bam. Trois mois plus tard, Marianne se cassait la jambe. Elle a donc boutonné son cardigan plus haut, rabattu son brushing sur ses oreilles et pincé les lèvres.
Bien lui en a pris : Elisabeth avait encore vu juste. C’est qu’une jeunette a perdu les eaux, là comme ça bêtement, sur le trottoir. Ni une ni deux, Marianne a tout de suite réagi. Elle est passé dans le dos du portier qui s’empressait, traînant Josiane par le collier de perles, et s’est engouffrée dans le saint des saints. Ah, les bonnes odeurs de militant harassé. Sueur, bière, tabac. Marianne s’est empli les poumons de toutes ses forces, se demandant pourquoi elle n’avait jamais pris sa carte. Et puis elle s’est souvenue : les cours de patchwork, ça lui prenait déjà trop de temps.
Oh, l’instant divin où elle l’a vu entrer. Non pas François, il était sans doute fourré dans le canapé de l’Elysée, mais à défaut de Sherlock, elle a trouvé Watson ! Marianne n’a pas fait sa bégueule. Sitôt qu’elle a vu Jean-Marc débouler de son pas lobotomisé, elle a chopé Josiane par le chignon pour faire taire ses couinements hystériques. Pas le moment d’hyper-ventiler, ma vieille. On a du pain sur la planche. Josiane a cessé de glapir pour la dévisager d’un œil rond. Elle voulait un autographe, Josiane, mais Marianne avait un tout autre plan en tête.
Oui, il est marié, Jean-Marc, et alors ? Le démon de midi, ça arrive même aux meilleurs. Oui, sa femme est plutôt pas mal, et quoi ? Marianne a foudroyé Josiane du regard et replacé son push-up. Elle avait encore de quoi se défendre, quand même. Madame Jean-Marc ne faisait pas le poids, et puis après tout chacune son tour, il faut bien une sorte de roulement pour qu’il y ait une justice en ce bas-monde. Si les riches et puissants n’appartenaient qu’à une seule femme toute leur vie, le malheur s’abattrait sur la terre. Marianne n’y tient pas. Elle a fouillé dans son sac à main.
Une rencontre, a écrit Elisabeth. Un changement radical. Si ça, ce n’était pas une prédiction aux petits oignons… Il arrivait dans leur secteur.
Marianne a raffermi sa prise sur le chignon de Josiane et lui a gentiment expliqué qu’elle tenait beaucoup à elle. Que sans elle, elle n’aurait pas réussi à encaisser son divorce. Que leurs soirées Questions pour un champion avaient été son salut. Qu’elle la remerciait pour sa présence, sa générosité, et qu’un jour, Marianne lui rendrait la pareille. Mais qu’en attendant, elle ne devait pas lui en vouloir, que d’ailleurs Josiane elle aussi bénéficierait de l’ascension sociale de sa meilleure amie et qu’elle fasse bien attention en atterrissant. Jean-Marc était proche. Josiane a ouvert la bouche. Marianne ne lui a pas laissé le temps d’aller plus loin et l’a propulsée dans la table du traiteur.
Ah, ce bruit de verre brisé et l’ahurissement dans le regard de Josiane. Marianne s’en souviendra longtemps. Lorsque Jean-Marc a tourné la tête, elle a fait mine de glisser sur un verre brisé et s’est élégamment étalée sur le carrelage. C’est qu’il n’aurait pas fallu, non plus, que Josiane lui vole la vedette. Fort heureusement, le brillant esprit de Marianne avait tout prévu. Et tandis qu’un sympathique militant de bas étage s’empressait auprès de Josiane, Jean-Marc accourait auprès de Marianne qu’il avait eu juste le temps, merveilleux hasard, de voir chuter.
Bon. Elle ne vous dira pas qu’elle avait ABSOLUMENT tout prévu. Elle n’avait pas vraiment réfléchi au carrelage jonché de verre et à l’état de ses bas après la pseudo-chute. Ceci dit, la maille filée et les micro-coupures ajoutaient une certaine crédibilité à la scène. Elle n’avait pas non plus imaginé que Josiane en ferait un malaise et devrait rejoindre la femme enceinte aux urgences. Puisque là, il a fallu la jouer serré pour justifier son refus de l’accompagner. Avec forces œillades et mains fébriles sur le cœur, elle a cependant réussi à prétexter le besoin de reprendre ses esprits sous peine de défaillir à son tour et Marianne ayant pris des cours de théâtre au lycée, son jeu valait bien celui d’une Julie G.
Elle y était, en fait. Elle était là, elle le tenait, il s’inquiétait, il plaisantait, comme quoi il est beaucoup plus éveillé que ce que ses discours ne laissaient présager. Elle l’a gardé cinq bonnes minutes avec elle, cardigan rose aux abois, boutade, intelligence, push-up, elle avait tout. Il devait succomber. Et puisqu’il a bien fallu qu’il parte, elle lui a collé une bise dont il se souviendra longtemps, avec main possessive sur l’oreille et poutou ventouse sur la joue, les hommes adorent ça. Futée jusqu’au bout des ongles, elle lui a glissé dans le veston sa carte de visite et a tapoté le tout d’un air entendu.
Elle est lucide. Jean-Marc a eu l’air un tantinet surpris. Mais c’est comme ça, les hommes, faut que ça mijote. Marianne a donc quitté la soirée le brushing haut, confiante quant à son avenir politique, sans attendre les résultats dont pour être franche, elle se moquait comme de son premier Damart. Elle est rentrée narrer ses exploits à son chat, avec une pensée émue pour Josiane. Mais là, elle était trop fatiguée, avec tout ça. Elle irait la voir le lendemain.
Alors voilà. Vous qui connaissez la suite des évènements pour Jean-Marc, vous vous dites que vous n’avez aperçu aucune Marianne à ses côtés. Sa femme, si. Vous vous dites que Marianne a dû perdre foi en son pouvoir d’attraction, ses compétences de stratège et les prédictions d’Elisabeth Tessier. Vous vous dites qu’elle doit actuellement être en train de se morfondre pour avoir laissé tomber sa meilleure copine au moment où elle en aurait bien besoin.
Mais d’une, Josiane n’est pas rancunière. Elle est même plutôt admirative envers le culot de son amie. De deux, Marianne doute rarement. De trois, en triant sa lessive la semaine suivante, se demandant bien pourquoi Jean-Marc n’avait pas encore appelé, l’excusant par la cuisante éviction dont il fut victime et songeant que d’ailleurs maintenant s’il appelait, elle l’enverrait paître rapport à la perte de statut social, Marianne a trouvé quelque chose dans son cardigan rose. Elle a trouvé sa carte de visite. Elle a bien réfléchi, vu qu’elle se souvenait bien ce soir-là avoir préparé une seule carte dans la poche de son cardigan rose, mais se souvenant tout aussi bien avoir introduit ladite carte dans le veston de Jean-Marc.
Et c’est là, seulement, qu’elle s’est rappelé son rendez-vous avec le plombier le même jour. Plombier dont elle avait glissé la carte dans la poche de son cardigan rose. Plombier à présent dans le veston de Jean-Marc qui doit bien se demander pourquoi la blonde à brushing et cardigan rose lui a refourgué l’adresse d’un plombier.