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Lucie est fatiguée. Très fatiguée. Ils ne se rendent pas compte du travail que ça représente, vraiment, entre les enfants qui tentent de lui ronger les œufs et un mari qui ne pense qu’aux enfants. A en faire d’autres, s’entend. Elle, elle trime comme une folle et tout ça pour quoi ? Pour une utopie à laquelle personne ne croit.
Mais c’est comme ça, c’est sa nature, c’est son travail, Lucie est une lapine sans histoires. On lui demande d’emballer huit cent œufs, elle emballe huit cent œufs, même si elle vous assure que ce n’est pas une partie de plaisir. Vous avez déjà essayé d’emballer un œuf avec des pattes, vous ? Elle a beau avoir pris le coup de griffe avec les années, ça lui a coûté un paquet de ratages. Et encore, aujourd’hui on lui envoie des œufs en chocolat, sa grand-mère devait empaqueter des vrais œufs ! Un cauchemar. On dit qu’à cette époque, le terrier était couvert de blanc d’œuf.
Mais bref, Lucie est donc une lapine disciplinée et elle a emballé ses œufs. Sagement. Sauf que cette année, allez savoir pourquoi, la crise de la quarantaine ? Elle a éprouvé un besoin nouveau. Celui d’assister au déballage. Ça ne se fait pas, normalement. Trop de courants contradictoires dans les légendes de Pâques, voir une lapine assise à côté des œufs pourrait causer des dommages irréversibles à un bambin croyant aux cloches de Pâques. Des décennies, déjà, que les préparateurs n’assistent plus à la découverte.
Alors pourquoi l’a-t-elle fait ? Elle ne pourrait vous répondre. C’était ce genre d’envie irrépressible, sans raison ni logique, auxquelles on succombe avant de le regretter. Sa mère lui avait pourtant bien dit, action en hâte te coûte la patte. Il parait qu’on ne porte plus bonheur, après un truc pareil. Mais très franchement, Lucie n’est pas si crédule, et assister à la collecte planquée dans les fougères ne semblait pas un crime de lèse-humain. Comment pouvait-elle prévoir ? Chez elle, les lapines sont futées, elles ne se laissent jamais surprendre. Il est un seul et unique paramètre qui les perd parfois : les lapins.
Elle est donc partie de bon matin, l’oreille altière et la patte sûre, le jardin n’était pas loin, une vingtaine de bonds tout au plus. Dès potron-minet, elle faisait le pied de grue entre les pâquerettes. Lucie n’est pas bien grande, aucune chance qu’on la repère. Mais pour plus de sûreté, elle était aplatie entre les tiges et c’est de là qu’elle les as vus débarquer. Trois. Ils n’étaient que trois. Elle s’est franchement demandé ce que c’était que cette famille ridicule. Son terrier compte trente-deux enfants, et elle n’en a pas fini. D’ailleurs elle se dit parfois que si elle souhaite un jour calmer les ardeurs de Jeannot, il lui faudra se faire ligaturer les trompes.
Les petits se sont égaillés dans le jardin, la fête a commencé, rires et cris, Lucie était fière, c’étaient ses œufs à elle, que les gamins déposaient dans le petit panier en osier. Elle le savait bien, elle est la seule à plier le papier d’alu en mode origami. Et c’est l’œil humide qu’elle a vu se remplir le panier posé au milieu de la pelouse, juste là, à quelques bonds de sa cachette. Oh, qu’elle était fière. Si elle n’avait pas été en planque, elle en aurait dressé les deux oreilles. Jusqu’à…
Jusqu’à ce qu’elle le repère. Posé au sommet de la pile, dans le panier. Il rebiquait. Le joli papier d’alu tout rose, son magnifique pliage en origami qui dessine un oiseau sur l’œuf en chocolat, rebiquait. Et du coup, l’oiseau avait une tête de canard.
Lucie a trépigné entre deux pâquerettes, la conscience professionnelle en lutte avec sa raison. De toute façon, ils les déballent. Les enfants allaient lui ruiner le pliage, alors un peu plus ou un peu moins… oui mais en attendant, son œuf rose était là, tout seul, avec une tête de canard. Lucie est petite, elle bondit vite, limite ninja. Elle s’est dit qu’elle avait bien le temps de réparer l’affront, non ?
Trois bonds, un coup de patte, trois bonds, ni vu ni cuit. Elle n’allait pas laisser pareil outrage en l’état, c’était décidé, elle y allait, et c’est là que sa patte lui a fait faux bond. Zéro chance. Maman avait raison, ignorer les règles, ça porte la poisse.
A cet instant-là pourtant, elle y croyait toujours et les trois premiers bonds se sont passés sans encombre. Elle a atterri au sommet du panier avec délicatesse, plaqué ses oreilles en signe de concentration et recollé le papier rose d’un coup de patte adroit. Voilà. Là, ça ressemblait à quelque chose. A un oiseau, en l’occurrence, l’honneur était sauf, demi-tour. Demi-tour qu’elle n’a jamais pu mettre en œuvre.
Jeannot s’était réveillé seul, apparemment, or Jeannot a horreur de se réveiller seul. Et que fait le mâle livré à lui-même ? Il cherche sa femelle. Jeannot avait donc affûté son odorat, lissé ses moustaches et s’était lancé sur la piste de sa dame. Lucie. Lucie qui comme toutes les lapines, avait oublié à quel point son lapin était gentil, dévoué, prévenant, amoureux mais surtout très basique, puisque lorsque Jeannot a aperçu sa lapine perchée au sommet d’une pile d’œufs colorés, la testostérone lui a gonflé les moustaches. Tiens, et si on faisait des bébés, qu’il s’est dit.
Lucie n’est pas bien grande. Jeannot, si. Il est simplet, mais il est fort, on ne peut pas tout avoir dans la vie, c’est ce que s’est dit Lucie quand Jeannot l’a attrapée avant qu’elle ait pu quitter le panier. Au moins leurs rejetons sont costauds comme papa. Sauf qu’elle se demande, là maintenant tout de suite, comment elle va expliquer à ses supérieurs qu’elle s’est fait surprendre par les destinataires de ses œufs de Pâques en train de féconder lesdits œufs de Pâques. Il existe une légende, pour ça ?
Mais c’est comme ça, c’est sa nature, c’est son travail, Lucie est une lapine sans histoires. On lui demande d’emballer huit cent œufs, elle emballe huit cent œufs, même si elle vous assure que ce n’est pas une partie de plaisir. Vous avez déjà essayé d’emballer un œuf avec des pattes, vous ? Elle a beau avoir pris le coup de griffe avec les années, ça lui a coûté un paquet de ratages. Et encore, aujourd’hui on lui envoie des œufs en chocolat, sa grand-mère devait empaqueter des vrais œufs ! Un cauchemar. On dit qu’à cette époque, le terrier était couvert de blanc d’œuf.
Mais bref, Lucie est donc une lapine disciplinée et elle a emballé ses œufs. Sagement. Sauf que cette année, allez savoir pourquoi, la crise de la quarantaine ? Elle a éprouvé un besoin nouveau. Celui d’assister au déballage. Ça ne se fait pas, normalement. Trop de courants contradictoires dans les légendes de Pâques, voir une lapine assise à côté des œufs pourrait causer des dommages irréversibles à un bambin croyant aux cloches de Pâques. Des décennies, déjà, que les préparateurs n’assistent plus à la découverte.
Alors pourquoi l’a-t-elle fait ? Elle ne pourrait vous répondre. C’était ce genre d’envie irrépressible, sans raison ni logique, auxquelles on succombe avant de le regretter. Sa mère lui avait pourtant bien dit, action en hâte te coûte la patte. Il parait qu’on ne porte plus bonheur, après un truc pareil. Mais très franchement, Lucie n’est pas si crédule, et assister à la collecte planquée dans les fougères ne semblait pas un crime de lèse-humain. Comment pouvait-elle prévoir ? Chez elle, les lapines sont futées, elles ne se laissent jamais surprendre. Il est un seul et unique paramètre qui les perd parfois : les lapins.
Elle est donc partie de bon matin, l’oreille altière et la patte sûre, le jardin n’était pas loin, une vingtaine de bonds tout au plus. Dès potron-minet, elle faisait le pied de grue entre les pâquerettes. Lucie n’est pas bien grande, aucune chance qu’on la repère. Mais pour plus de sûreté, elle était aplatie entre les tiges et c’est de là qu’elle les as vus débarquer. Trois. Ils n’étaient que trois. Elle s’est franchement demandé ce que c’était que cette famille ridicule. Son terrier compte trente-deux enfants, et elle n’en a pas fini. D’ailleurs elle se dit parfois que si elle souhaite un jour calmer les ardeurs de Jeannot, il lui faudra se faire ligaturer les trompes.
Les petits se sont égaillés dans le jardin, la fête a commencé, rires et cris, Lucie était fière, c’étaient ses œufs à elle, que les gamins déposaient dans le petit panier en osier. Elle le savait bien, elle est la seule à plier le papier d’alu en mode origami. Et c’est l’œil humide qu’elle a vu se remplir le panier posé au milieu de la pelouse, juste là, à quelques bonds de sa cachette. Oh, qu’elle était fière. Si elle n’avait pas été en planque, elle en aurait dressé les deux oreilles. Jusqu’à…
Jusqu’à ce qu’elle le repère. Posé au sommet de la pile, dans le panier. Il rebiquait. Le joli papier d’alu tout rose, son magnifique pliage en origami qui dessine un oiseau sur l’œuf en chocolat, rebiquait. Et du coup, l’oiseau avait une tête de canard.
Lucie a trépigné entre deux pâquerettes, la conscience professionnelle en lutte avec sa raison. De toute façon, ils les déballent. Les enfants allaient lui ruiner le pliage, alors un peu plus ou un peu moins… oui mais en attendant, son œuf rose était là, tout seul, avec une tête de canard. Lucie est petite, elle bondit vite, limite ninja. Elle s’est dit qu’elle avait bien le temps de réparer l’affront, non ?
Trois bonds, un coup de patte, trois bonds, ni vu ni cuit. Elle n’allait pas laisser pareil outrage en l’état, c’était décidé, elle y allait, et c’est là que sa patte lui a fait faux bond. Zéro chance. Maman avait raison, ignorer les règles, ça porte la poisse.
A cet instant-là pourtant, elle y croyait toujours et les trois premiers bonds se sont passés sans encombre. Elle a atterri au sommet du panier avec délicatesse, plaqué ses oreilles en signe de concentration et recollé le papier rose d’un coup de patte adroit. Voilà. Là, ça ressemblait à quelque chose. A un oiseau, en l’occurrence, l’honneur était sauf, demi-tour. Demi-tour qu’elle n’a jamais pu mettre en œuvre.
Jeannot s’était réveillé seul, apparemment, or Jeannot a horreur de se réveiller seul. Et que fait le mâle livré à lui-même ? Il cherche sa femelle. Jeannot avait donc affûté son odorat, lissé ses moustaches et s’était lancé sur la piste de sa dame. Lucie. Lucie qui comme toutes les lapines, avait oublié à quel point son lapin était gentil, dévoué, prévenant, amoureux mais surtout très basique, puisque lorsque Jeannot a aperçu sa lapine perchée au sommet d’une pile d’œufs colorés, la testostérone lui a gonflé les moustaches. Tiens, et si on faisait des bébés, qu’il s’est dit.
Lucie n’est pas bien grande. Jeannot, si. Il est simplet, mais il est fort, on ne peut pas tout avoir dans la vie, c’est ce que s’est dit Lucie quand Jeannot l’a attrapée avant qu’elle ait pu quitter le panier. Au moins leurs rejetons sont costauds comme papa. Sauf qu’elle se demande, là maintenant tout de suite, comment elle va expliquer à ses supérieurs qu’elle s’est fait surprendre par les destinataires de ses œufs de Pâques en train de féconder lesdits œufs de Pâques. Il existe une légende, pour ça ?