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Elle rendait service. Ce qui déjà, aurait dû la dédouaner pour un sacré paquet d’erreurs. Elle rendait service à une copine, ce qui aurait, de surcroit, dû empêcher toute récrimination, voire entraîner un torrent de remerciements confus. Lorette est une fille sympa, tout de même. Vous sacrifieriez votre dimanche matin pour une séance photo bénévole, vous ? Parce que Lorette l’a fait, et rendez-vous bien compte, c’est comme demander à Justin Bieber de se raser le crâne. Vous seriez en droit de penser que le monde s’arrêterait de tourner. Et bien figurez-vous que non, et qu’à l’incommensurable stupéfaction de Lorette, le ciel, le destin ou Buddha n’ont pas semblé trouver le moins du monde anormal qu’elle dégouline de son lit à 8h un dimanche matin.
Si vous lui demandiez son avis, Lorette vous dirait que c’est un crime contre nature, mais Lorette est une femme de parole presque autant qu’une extrémiste de la grasse matinée. En même temps, elle avait prévenu. Je viens à neuf heures un dimanche, mais attends-toi à découvrir ma facette de putois. Le matin, j’ai l’amabilité en veille. File-moi un café, prends tes photos et ne me demande pas de causer.
Lilas avait compris le principe. Quand Lorette a expédié son sac à main sur les croissants, elle n’a pas bronché. Mieux, elle n’a pas osé lui dire bonjour, ce qui arrangeait bien Lorette, qui se sentait l’humeur bavarde d’un moine en plein retraite. C’est que franchement, vous avez déjà pris le métro un dimanche matin ? Odeurs douteuses et substances non identifiées de lendemain de fête ? Lorette n’a même pas osé se percher sur un strapontin. Elle s’est contentée de se liquéfier contre une barre, pour se rendre compte au moment de reprendre forme humaine qu’un concitoyen bien intentionné y avait laissé un message sous la forme d’un chewing-gum prémâché à la chlorophylle. La frange engluée à la gomme, autant vous dire que Lorette se sentait en mode chasseresse sanguinaire, quand on lui a fort aimablement demandé de tomber le haut.
Lorette n’est pas particulièrement pudique. Elle a tombé le haut, intégrant vaguement dans un coin de son cerveau embrumé le concept d’un article sur le corps parfait à illustrer. Non que Lorette se considère comme le corps parfait, mais bon, elle vit bien avec elle-même. Le reste, c’est le problème de son prochain, qu’ils regardent ailleurs si le visuel leur défrise la rétine. Et d’ailleurs, s’est-elle dit en dévoilant son pantalon de jogging gris du dimanche, si on lui demandait d’illustrer un article sur le corps parfait, même pour une copine dans la panade et sans moyens, c’est qu’elle ne devait pas trop mal s’en tirer, hein ?
Voilà. Ça, c’était avant. Avant qu’on lui demande de poser avec un mètre ruban autour du ventre, et que le photographe, un gougnafier bénévole, ne déclare que non, la chose était hors proportions, impossible d’afficher pareille mesure pour le corps parfait. Là, Lorette a commencé à chauffer. Gentiment. Disons qu’on venait de lui allumer la bouilloire. Le gougnafier, apparemment peu familier avec le concept de la retouche photo, a hurlé en postillonnant du croissant eureka, on va couper le mètre ruban, lui scotcher dans le dos et ni vu ni connu je t’embrouille. A cet instant, plus ou moins, Lorette a atteint la tiédeur de l’huile sur le feu, mais on vous l’a dit, Lorette est une fille sympa. Elle a soufflé par le nez et épousseté le croissant sur son décolleté.
Le gougnafier a repris place. On a scotché le mètre dans le dos de Lorette, qui tout de même, s’interrogeait un chouïa sur sa démesure stomacale. D’accord, c’était tartiflette hier soir, mais elle n’avait pris qu’une part de tarte aux pommes et même pas de digestif. C’est presque l’hiver. On ne va pas lui demander de se promener les côtes à l’air, non plus. En signe de rébellion, elle n’a pas rentré le ventre, espérant que le gougnafier serait bien obligé d’apprendre à se servir d’un ordinateur pour réaliser ses fantasmes de Barbie sur échasses, puis patienté en silence, une main sur le mètre ruban amputé. Le gougnafier a pris note, manifestement, mais l’ordinateur devait lui sembler inaccessible. Il a mitraillé quelques instants, le Grand Canyon entre les sourcils, avant de s’approcher d’un air menaçant.
Ma cocotte, qu’il a dit, je veux bien travailler pour la gloire, mais qu’on ne me refile pas des amatrices incapables de se restreindre sur les beignets avant un shooting. Tu ressembles à Babar après le festin, alors tu vas me faire le plaisir d’aspirer ta graisse jusqu’aux poumons le temps que je libère ma magie, histoire de vendre à des morfales le rêve d’une cage thoracique taille cinq ans.
Inutile de vous dire que Lorette a atteint le point d’ébullition. Et pourtant, le putois en elle n’a même pas eu l’occasion de faire avaler son trépied au goujat. La rage jusqu’à la glotte, elle a arraché le mètre ruban, sans piper sous l’épilation intempestive de son duvet dorsal. Si le geste a propulsé en avant le mètre ruban, elle n’y est pour rien. Si le gougnafier plafonnait au niveau de son épaule, encore moins. Quant à savoir de quelle façon le mètre ruban vengeur est venu souffleter l’inconscient, qui en reculant a trébuché sur son trépied, vacillé dans les croissants et fini ventousé à la baie vitrée avec la grâce d’un éléphant marin sur stilettos, elle pencherait pour le karma, si une telle explication n’entraînait pas de fâcheuses conclusions quant à la suite. C’est que le gougnafier avait des instincts de survie, et qu’il s’est rattrapé au pantalon de jogging de Lorette.
Quiconque possède ce type de pantalon doudou du dimanche en connait l’usure jusqu’à la trame, validant ledit statut de doudou, et par conséquent, la fragilité des coutures. Inutile de vous faire un dessin, Lorette était à poil. Lilas, elle, était fâchée. Son shooting était ruiné et le gougnafier menaçait de poursuites. C’est tout juste si Lorette a eu le temps d’arracher un rideau avant de se retrouver dans la rue, et si vous avez déjà pris le métro un dimanche matin, sans doute n’avez-vous jamais pris le métro un dimanche matin en rideau. Sans quoi, comme Lorette, vous en déduiriez que la grasse matinée n’est ni un luxe, ni un besoin, mais une question de survie.