Maudits soient les vagues, les princes charmants et la Saint Valentin. « Mais je te jure, mon roudoudou en sucre, tu ne crains rien ton héros est là, je ne te lâche pas, c’est toi et moi pour toujours, pour le pire et le meilleur, je l’ai promis au curé et tu sais que je l’aime bien, ce curé ». Gnagnagna. Du vent. De toute façon elle n’a jamais pu l’encadrer, ce curé, Honorine aurait dû se douter que l’arrangement était caduc.
Elle a peur de la mer, c’est comme ça, elle a toujours eu peur de la mer. Toujours depuis ses sept ans, lorsque le temps d'un été, elle s’est faite embarquer par les rouleaux de l’Atlantique, a marché sur une méduse et s’est pris la pédale folle du pédalo sur le tibia. Qu’on ne lui dise pas que c’est de la malchance. C’est le destin, basta. Honorine est faite pour le plancher des vaches, pas pour ce truc liquide dans lequel tout le monde se relâche la vessie et où marcher signifie détruire l’habitat de créatures visqueuses, globuleuses, voire carrément munies de pinces ou de tentacules. Ça vous défrise ? Honorine s’en tape. Elle préfère la piscine à la mer et elle le vit bien.
Elle le vivait bien, en tous cas, jusqu’à la Saint Valentin 2006. Elle en était à la moitié de son rituel de purification quand son prince charmant a débarqué. Ou pour être plus précise, elle en était à la dixième photo de son ex brûlée dans l’évier quand l’évier lui-même a pris feu et que les pompiers ont débarqué. Un peu cliché, le coup des pompiers, hein. Mais vous le savez bien, que le destin a l’humour douteux.
Choupi –qui à l’époque s’appelait simplement Guillaume– lui a demandé son numéro avant de partir, voilà, aussi bête que ça, lui dans son uniforme, elle dans sa grenouillère licorne, le coup de foudre fut instantané au septième rendez-vous. Oui, bon, presque instantané, mais Choupi n’a pas le charme flagrant. Sept rendez-vous, c’est le temps qu’il a fallu à Honorine pour décider si ce type était incroyablement drôle ou si son sens de l’humour, à elle, était seulement pitoyable. Il s’est avéré que Choupi était incroyablement drôle, c’était plus facile à gérer.
Comment pouvait-elle se douter, à l’époque, qu’un simple feu de Saint Valentin l’amènerait à une situation pareille ? Elle lui a dit très vite, qu’elle avait peur de l’eau, dès leurs premières vacances ensemble. Pas de problème, qu’il a dit. Apparemment dans sa tête de pompier, elle lui avait lancé un défi. Elle n’a toujours pas compris comment.
Malheureusement, elle en pinçait pour lui. Elle lui a accordé quelques pas au bord de l’eau chaque été, histoire de valoriser son ego. « oh mon Choupi mais tu te rends compte je marche dans l’eau, c’est la première fois, sans toi jamais jamais jamais j’aurais osé ! ». C’est ça, un couple, d’infimes concessions pour rendre l’autre heureux et il en était tout heureux, Choupi. Il en avait les pectoraux qui se gonflaient à tous les coups.
Manque de bol, cette année, ça ne suffisait plus. C’est qu’il l’a demandée en mariage, ce benêt. Qu’elle a dit oui, qu’ils se sont passé la bague au doigt, qu’ils sont partis en voyage de noces et que forcément, Choupi avait besoin d’un gonflage de pectoraux à la hauteur. « Allez ma puce, juste pour moi, ça me ferait tellement plaisir, je suis sûr que tu peux le faire, toi et moi comme ça dans l’océan juste nous deux, on va pas rentrer sans s’être baignés au moins une fois, hein ? ».
Ah, la bêtise de l’amour. Elle a tenu bon dix jours durant mais voilà, décidemment, elle l’aime plus que bien, son Choupi. Il avait l’air tellement déçu, ce matin, qu’elle a dit oui. Elle s’est collée à son dos, a enroulé les bras autour de son cou version poulpe sur un crabe, et a fermé les yeux. Ne pas penser. Ne pas penser millions de mètres cubes liquides, monstres marins, sirènes perverses, pipis qui se baladent ou algues cradingues flottant entre deux eaux. Faire la liste des courses, programmer mentalement les six cocktails qu’elle s’enverra après, visualiser les pectoraux requinqués de Choupi, et ça a plutôt bien fonctionné jusqu’à l’algue.
Vous savez, la fameuse algue cradingue qui vient vous frôler le mollet genre étreinte de la mort. Honorine a fait ce qu’elle faisait le mieux : elle a hurlé. Tout en resserrant sa prise sur la jugulaire de Choupi. Pompier ou pas, les réflexes de survie sont les mêmes pour tout le monde : on vous étrangle, vous contre-attaquez. Honorine s’est donc retrouvée en moins de deux seule au beau milieu de la masse sombre, gesticulant comme un gamin dans une piscine de balles truffée de serpents.
On ne peut pas dire, Choupi a pigé tout de suite, il a bien compris qu’à ce rythme-là, l’intégralité de l’océan finirait dans les poumons de sa dulcinée. Il a crié plus fort, tenté de la calmer, mais Honorine n’entendait rien. Une bonne panique, ça vous bouche les canaux de communication. En désespoir de cause, Choupi a donc tenté de l’attraper pour l’immobiliser. Tout ce qu’il a attrapé, c’est le bikini d’Honorine.
On vous a dit, que Choupi avait de grandes mains très fortes ? En tous cas, bien plus fortes que le bikini cerise d’Honorine qui a cessé de hurler en constatant qu’elle avait le fessier exposé aux habitants du coin, dont les monstres à tentacules. Quand Choupi a enfin réussi à la coincer, elle a arrêté de se noyer pour mieux pleurer.
Parce qu’elle allait faire quoi, maintenant, hein ? Jamais, au grand jamais, elle ne rentrerait sur la plage bondée sans culotte. Ils étaient près du bord mais dans une crique éloignée de leur parasol, et non, elle ne passerait pas inaperçue si elle restait derrière lui. Elle aurait toujours soit l’arrière-train en plein courant d’air, soit l’avant-train en plein soleil. Elle allait mourir ici, cul-nul entre deux eaux, voilà.
Choupi n’a pas perdu patience, accordons-lui au moins ça. Il a promis d’aller lui chercher son maillot de rechange avant qu’elle ait fini de prononcer Supercalifragilisticexpialidocious, il l’a posée sur un rocher et il est parti comme une flèche grâce à ses pectoraux puissants. Avant qu’Honorine ait pu broncher, cela va sans dire.
Si elle avait pu broncher, elle aurait bronché très fort. Le rocher est couvert de mousse glissante, impossible de s’assoir, elle est debout, les fesses à l’air et les orteils tétanisés, au beau milieu d’un monde marin hostile, les mains devant sa pudeur et les épaules qui crament, une famille vient d’émerger dans la crique et les muscles de ses mollets la brûlent. Inutile de préciser qu’elle a eu le temps de prononcer Supercalifragilisticexpialidocious vingt-six fois et que les pectoraux de Choupi ne sont toujours pas en vue. Si elle survit, ce sera douze cocktails, pas six.