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Géraldine retrouve ses sensations d’enfance. Géraldine se balance, de plus en plus vite, de plus en plus haut, des images plein la tête, la balançoire c’est sa madeleine à elle et voilà bien dix ans qu’elle n’en avait pas tâté, de sa madeleine. Alors non, ce n’est pas forcément raisonnable, ni très mature, ni le bon moment, mais pour être tout à fait honnête, Géraldine vous répondrait bien des choses que la décence nous interdit de reproduire. Vous saisissez l’image. Là maintenant tout de suite, Géraldine a dix ans et tend le majeur depuis sa balançoire.
Pause déjeuner, sushis, pressée, réunion, retour au bureau en trottinant, sa journée ressemblait pourtant aux autres. Pourquoi a-t-elle, aujourd’hui, coupé par le parc ? Pourquoi, aujourd’hui, n’était-elle pas collée à son téléphone ? Le destin ? Parce que sur le chemin du retour, Géraldine est tombée en arrêt dans le parc. Il faisait beau. L’endroit était désert. La balançoire était libre. Les chaînes avaient l’air suffisamment solides pour supporter le poids d’une Géraldine tout à fait dans la norme, en dépit d’un infime surplus de raclette du week-end dernier. Oui, ça ressemblait assez au destin, de loin, et Géraldine a fait fi des obstacles.
C’est que Géraldine est une femme active, une femme active comme dans réunions et tailleurs, comme dans chignons et talons. Mais que bien planquée sous ses lunettes de working girl, Géraldine est aussi une rêveuse. Une rêveuse comme dans grande sensible aux humeurs en yoyo, les neurones au paradis puis en enfer dans la même seconde. Or à cet instant précis, béat devant la balançoire, le neurone de Géraldine tripait au paradis. Inutile de dire que le tailleur, il s’en tamponnait le coquillard.
Fort heureusement, le paradis rend créatif et son neurone euphorique a très vite trouvé la solution. Euphorique, pas sage, ni raisonnable, ni futé. Juste euphorique. C’est donc en courant que Géraldine s’est précipitée dans la boutique la plus proche pour trouver un jean et des baskets, a empoigné la fripaille, à peine vérifié la taille, payé le tout et regagné le parc en pas de charge – autant que faire se peut en talons aiguilles, du moins. Content, le neurone.
Elle aurait pu avoir l’idée de se changer dans la cabine du magasin, Géraldine. Ouais, mais trop facile. Le paradis, ça se mérite, elle a donc résolument quitté ses escarpins pour enfiler le jean sous sa jupe. Serré, le jean. Même pas mal. Elle a quitté sa jupe crayon par le haut, l’a pliée bien proprement sur le banc à côté de sa sacoche, déposé veste et lunette dessus et sauté dans les baskets, et voilà. Géraldine a dix ans et tend le majeur depuis sa balançoire.
Monter, toujours plus haut, lancer les jambes, pencher le corps, cheveux qui volent et rire qui chatouille, Géraldine est au paradis. Vous vous doutez, vous, qu’il y a entourloupe quelque part. Que son neurone va descendre faire un tour en enfer. Vous connaissez suffisamment la mesquinerie du destin, vous vous dites que Géraldine, à un moment ou un autre, va surestimer son talent, sous-estimer la hauteur et s’en aller valser dans le bac à sable incisives en avant. Ou vous pensez que patrons, collègues, clients, témoins d’une vie d’adulte responsable vont caler devant la vision échevelée de la démente exposant son sourire du plombier dans un jean trop petit sur une balançoire d’enfant.
Pourtant, non. Pourquoi ? Parce que le destin est un rat, et qu’il aime ménager ses petits effets. Géraldine a vécu son rêve jusqu’au bout, c’est toujours ça de pris, direz-vous. Elle a fini par ralentir doucement, essoufflée, joues roses et bonheur dans la gorge, puis se redresser dignement pour rejoindre son vestiaire improvisé. Ou elle a constaté, contrariée, qu’un pigeon revanchard avait décoré sa veste. Neurone en enfer, coup d’œil à la balançoire, back to paradis. Après tout, elle pouvait bien faire sa présentation en bras de chemise, hein ? Elle ne se trimballait pas en Wonderbra, non plus.
Adieu insouciance, bonjour responsabilités. Géraldine s’est contorsionnée, s’est à nouveau glissée dans sa jupe, a retiré le jean et remplacé semelles de gomme par talons tueurs. Elle a enfilé sa tenue d’adulte pour reprendre le chemin du bureau, sans se douter qu’elle ne repartait pas seule.
Inutile de vous le dire, elle avait la tête dans les nuages. En pénétrant dans la salle de réunion, elle s’est dit que si l’état proposait des sessions de balançoire aux toxicos, le monde irait beaucoup mieux. Elle s’est laissée tomber sur une chaise vide, a relu ses notes, écouté d’une oreille distraite le speech de son boss. Le pauvre transpirait à grosses gouttes, tâtonnant fébrilement sur la table, et Géraldine a ricané. Incapable de faire un discours sans ses notes, celui-là.
Et puis, enfin, son tour est arrivé, Géraldine a rejoint l’estrade. Et c’est là, devant patron, collègues et neurone, que le destin s’est rattrapé. Deux choses à savoir : d’une, le patron de Géraldine avait déposé ses notes sur une chaise autour de la table. Malheureusement, quand il s’en est souvenu, c’était trop tard. De deux, ce que Géraldine avait ramené du parc, c’était un chewing-gum sur sa jupe crayon. Bien frais et bien collant, du genre qui s’étale quand vous vous tortillez sur une chaise jonchée de papiers.
Alors oui, c’est certes avec un certain panache que Géraldine a innocemment rejoint l’estrade, à peine perturbée par l’étrange son de papier froissé que produisait sa jupe. Mais c’est avec l’intégralité des notes égarées de son patron engluées à la croupe qu’elle a grimpé sur l’estrade. Sous les hurlements de rire de ses collègues, son neurone lui a soufflé que si elle ne mourait pas de honte, elle pourrait tout aussi bien retourner faire de la balançoire.