Source image : CC Martin/x1klima sur Flickr
Fleurine est une fille sage. Depuis toujours. Les bonnes études, les bons amis, rentrée à la bonne heure, levée quand il faut, habillée comme il faut, elle a toujours fait ce qu’on lui disait parce que… parce qu’on lui disait, tiens.
Alors quand Jules est parti avec une blondasse décérébrée pour fêter leurs six ans de relation sans vagues, Fleurine a, comment dire, un peu pété les plombs. Elle a cramé les photos, quitté son job, repeint l’appart et dit des gros mots à ses parents. Si. Elle a surtout écrémé ses neurones et décidé de n’en garder qu’un, le plus dur, le plus fort, le plus sauvage, un gros costaud à qui on ne la fait pas, un qui ne s’en laisse pas compter si facilement, un qui pète des gencives quand on le titille.
Malheureusement, même avec la meilleure volonté du monde et un éclusage intensif de vodka, on ne se débarrasse si facilement de ses neurones, faibles ou pas. Elle a dû se contenter de les mettre en sourdine. Pour faire court, disons que si elle s’est acheté des bottes de moto, elle n’a pas encore franchi le cap du string. Cela dit, elle a bon espoir, elle est sur la bonne voie. Super Neurone y veille.
Preuve n°1 : Réserver un billet d’avion sur un coup de tête toute seule et sans vomir, ne pas changer d’avis, faire un doigt d’honneur à Maman qui tentait de la dissuader et transformer tous ses pantalons à pince en shorts à revers.
Preuve n°2 : Traverser la moitié du globe, ne pas hurler au viol en se faisant palper à la douane, ne pas déclarer les chocolats alcoolisés planqués dans sa valise et mettre un soutien-gorge violet sous son débardeur blanc.
Preuve n°3 : Là, ce n’est plus de la preuve, c’est du miracle. Aussi probable que de voir son ex devenir une bête de sexe. Et pourtant, elle a bien loué une voiture à l’aéroport pour entamer un road trip en solitaire à travers les Etats-Unis, elle, Fleurine. Si si.
Alors certes, après plusieurs heures de voiture, elle n’avait pas la moindre idée d’où elle était, seule sur une route de l’Amérique profonde face à la dégringolade du soleil. Le GPS était en anglais, elle n’y comprenait rien, ne le suivait même pas, mais l’esprit des colons envahissait son âme à chaque mystérieux panneau d’indication et d’ici deux semaines, elle serait bilingue. Sans compter que côté freedom, c’était wonderful.
Ceci explique cela, sans doute. Super Neurone s’est emballé. Il lui a fait stopper la voiture sur le bas-côté, moteur en marche, pour s’allonger au beau milieu de la route. Style résiste, prouve au monde que tu existes*, free as a bird et vive la vie, la Fleurine nouvelle est arrivée, ça va déménager dans les chaumières.
Elle était bien, comme ça, le cœur un peu moins vide et les poumons un peu plus pleins, toute imbue de liberté, couchée sur l’asphalte, les doigts croisés derrière la nuque. Trop bien. Elle n’a rien entendu. Bambi a déboulé du bas-côté avec toute la famille dans un martèlement de sabots, au moins une vingtaine, biches en queue et cerf en tête, énorme, gigantesque, deux mètres de… oui, bon. Peut-être parce qu’elle était couchée, mais n’empêche qu’il était imposant. Ça l’a un tantinet perturbée.
Un tantinet, genre tétanisée des pieds à la tête, doigts crispés sur la nuque, orteils recroquevillés et œil de derviche tourneur. Figée, scotchée au bitume. Elle en avait mal dans tous les muscles. C’est qu’ils ont pris leur temps, les poilus, et que je te scrute la route, et que je te mange une branchounette par-ci, une feuillounette par-là, et que je me dandine tranquillou l’arrière-train sur l’asphalte.
Fleurine a vu la mort s’approcher, mais Bambi n’est même pas venu la renifler. Elle qui se voyait déjà broyée sous les sabots, déchiquetée par les bois, noyée sous les museaux, mais dégage intruse c’est notre territoire, tu t’es prise pour qui avec ton short de touriste, s’est presque sentie vexée d’être à ce point ignorée. Heureusement, la biche en bout de file, probablement sensibilisée à ce genre de problèmes, est gentiment venue lui déposer une ribambelle de crottes sur les ballerines. L’honneur était sauf, elle pouvait se remettre en route.
C’est là qu’elle a compris : Pépère aux gros bras, que du vent. Moi coincé, qu’il a dit, moi plus bouger, monde hostile, impossible de remuer le plus petit orteil, elle est restée tétanisée au beau milieu de la route devant le coucher de soleil, guettant d’un œil exorbité la voiture qui lui fonçait dessus.
Puisque tant qu’à se taper la honte, hein, autant aller jusqu’au bout. Loin, très loin, version noyau terrestre, engloutie sous des milliers de kilomètres de mortification en constatant l’habillage de la voiture. Une voiture de flics qui lui fonce dessus au fin fond des Etats-Unis, au moins sa mort aura le mérite d’être originale. Et autant l’avouer, une voiture qui vous fonce dessus ça fait son petit effet, côté arrêt cardiaque. Ça n’aide pas à la décontraction.
Crissement de freins, claquement de portière, martèlement de pieds, des bottes de cow-boy du coin de l’œil, c’est une blague, dites-moi que c’est une blague, Lucky Luke est dans la place. Finalement, elle aurait préféré se faire piétiner par Bambi. Là franchement sa liberté, elle sentait le moisi.
Voilà où elle en était, Fleurine la rebelle. La bave au coin des lèvres tandis qu’un magnifique spécimen de flic se penchait sur elle, et la pensée confuse que quand on reste sage, c’est beaucoup moins drôle mais beaucoup moins ridicule. Si. Parce que là, quand même, elle faisait péter le baromètre. Elle a bien tenté de remuer l’auriculaire, histoire de faire du morse, mais rien, que dalle, tintin, une moule sur l’asphalte et tous les muscles douloureux, du moins jusqu’à ce que Lucky Luke lui effleure l’épaule. Là, Super Neurone a senti son honneur menacé. Il s’est remis en action. Elle s’est redressée d’un bond, éclatant la lèvre inférieure de Lucky Luke d’un vigoureux coup de boule.
C’était là, c’était maintenant, c’était le rebord de la falaise, le moment où sa vie basculait d’un côté ou de l’autre : option a) partir en courant dans les bois, retrouver Bambi et se faire adopter/encorner, option b) faire comme si tout ça était hilarant et éclater d’un rire mélodique.
Elle a tranché pile entre les deux. Elle a éclaté en sanglots avec l’élégance d’un Bambi qui brame. Du coup maintenant, calée dans le siège passager de Lucky Luke, elle se demande si finalement le juste milieu, ce ne serait pas une excellente solution. Lucky Luke qui l’emmène dans un motel, qui sourit en dépit de sa lèvre fendue, qui essaye de prononcer son prénom, avant-bras nerveux sur le volant et chapeau penché sur l’œil, qui nom de dieu, l’invite à dîner ?
Super Neurone explique que tout ça, c’était prévu. Il n’a pas eu peur. Il a simplement improvisé.