Source image : CC jmbaud74 sur flickr.com
Certaines victoires se savourent plus fort que d’autres. Obtenir son permis de conduire ou son premier job, c’est bien, participer à des Jeux Olympiques, c’est mieux. Alors remporter une médaille ? Au fin fond de la Russie, dans un bled qu’Emmeline a dû situer sur Google Maps avant de comprendre pour quel coin de la planète elle s’envolait ? C’est l’euphorie. Le plus beau moment d’une vie, de l’or en barre ou en médaille, des miettes qu’on engrange pour le restant de ses jours.
En théorie, du moins, puisque pour être tout à fait honnête, Emmeline préférerait qu’on ne lui reparle plus jamais de cet instant. Des années qu’elle trimait comme un forçat, pour ces Jeux. Dix ans à grimper les médailles, à escalader les coupes et à cumuler les récompenses avant qu’enfin, son statut ne lui permette le sésame ultime, et autant vous dire qu’elle l’a arrosé, le sésame. Oui, sportive, discipline tout ça, mais il faut bien relâcher la pression de temps en temps, non ?
Emmeline est championne de ski de bosse. Autant dire qu’elle n’aura qu’une chance, puisque si elle a bien calculé, ses genoux devraient rendre l’âme d’ici un an ou deux. Peu importe, elle est au faîte de sa gloire et ces JO, elle comptait bien les emballer rondement. C’est d’ailleurs ce qu’elle a fait. Ouais. Médaille. Argent, ovations, pas de l’or mais elle est résolue à ne pas faire la difficile, euphorie, bonheur et tout s’est très bien passé ou presque, jusqu’à la remise de ladite médaille.
Elle était là, elle était prête, elle avait remis son blouson et quitté son bonnet, peigné ses cheveux du bout des doigts et pincé ses joues, histoire d’accentuer l’effet vent frais sur des photos qui la suivraient jusqu’à la fin de ses jours. Sûr et certain que sa mère allait leur dresser un autel avec bougies ET encens, à ces photos, alors autant avoir bonne mine.
Elle trépignait d’un pied sur l’autre en bas de piste pendant qu’ils installaient le podium. Son genou gauche avait sacrément morflé dans la dernière descente, sans doute avait-elle skié sur une bouteille de vodka enterrée dans la bosse. Si, ça arrive, elle s’en est persuadée, puisque le choc a tout de même failli lui décrocher la rotule. Mais pas de panique. Tout était à sa place, bien maintenu, la preuve : elle trépignait.
On a appelé la médaille de bronze, elle a ravalé ses larmes. Puis la voilà. Elle, la petite française inconnue, traversant l’étendue neigeuse d’un pas altier, posant un pied sur la seconde marche du podium, un sourire à sa voisine la norvégienne, charmante mais coiffée au poteau, non mais, le deuxième pied, on sourit et on attend. La pétasse médaillée d’or se pointe. Oui, Emmeline est bonne joueuse, mais soyons honnête : au Canada, ils ont quand même plus de neige qu’en France. Ça aide. Si elle était canadienne, Emmeline serait sans doute à la place de la blondasse. Ceci dit, elle est bonne joueuse. Elle lui grimace un rictus qui de loin, devrait passer pour un sourire.
Haut les cœurs, jeune sportive ! Elle attend patiemment la fin de l’hymne canadien en se récitant intérieurement les tables de multiplication puis au signal, enfin, brandit une bonne fois pour toutes sa pastille d’argent. Et c’est là. C’est là que le destin, ou le bon dieu, ou le karma ou la poisse décide de débouler sur les frêles épaules d’Emmeline, tout ça parce qu’elle a un tantinet snobé la canadienne. Ou qu’elle a récité ses tables pendant l’hymne, c’est selon. Toujours est-il que lorsqu’elle tend le second bras en signe de victoire, elle entend crac.
Elle déteste ces blousons imposés depuis le départ, certes, mais tant qu’à être moche, autant l’être sans trous. Elle est là, bras tendus et médaille pointée, sourire crispé sous les flashs, et elle ne pense qu’à une chose : ils le voient, ou pas ? Le crac, il venait d’où ? Emmanchure ? Poignet ? Le trou est-il plutôt tête d’épingle ou cratère de volcan ? Va-t-elle passer le reste de sa vie à s’observer le bras tendu, tous les regards focalisés non sur son morceau de bravoure argenté, mais sur la fissure dans sa couture ?
Ça n’a pas l’air comme ça, mais juchée sur un podium sous les applaudissements,il y a de quoi vous coller des suées. Emmeline transpire sous son blouson et se met à songer que pourri comme il est, ce blouson, il serait bien capable de lui faire apparaître des auréoles en plus du trou. Elle transpire encore un peu plus tandis que les flashs lui brûlent lentement mais sûrement la rétine.
Elle découvrira, bien plus tard, que les photos ne laissaient rien deviner. Qu’il n’était nul besoin de stresser comme elle l’a fait, de baisser le bras dès la fin des applaudissements et de se précipiter au bas du podium comme si le drapeau canadien lui tombait sur la tête. Elle se dira que c’était couru, ceci dit. Le battement d’ailes du papillon. Un tout petit crac qui entraîne à sa suite une file Evènements poissarde, et la réputation d’Emmeline cimentée à jamais dans la neige de Sotchi.
Crac, attendre, stresser, suer, baisser le bras, se précipiter, descendre du podium avant les autres sous les regards ébahis de la norvégienne et de la canadienne.Rater la descente. Atterrir sur la mauvaise jambe, genou qui rend l’âme plus tôt que prévu, s’étaler dans la neige et s’ouvrir le front sur sa médaille. Tout ça sous les flashs. Vous comprendrez qu’Emmeline l’ait mauvaise, comme on dit.