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Ça lui apprendra à vouloir être sympa, tiens. Parce que pour être honnête, le foot, Emilie s’en cogne comme de la couleur du caleçon du président. Si elle fait l’effort, ce n’est pas pour elle, non. C’est pour Chéri. Chéri, le bon, le vrai, le dense et intense, le doux et le tendre. Chéri, quoi. Chéri qui la soigne comme une princesse, la renverse comme une palefrenière et lui parle comme à une égale, parfait équilibre des sexes. Sauf ? Sauf les soirs de… non, pas de pleine lune. De foot.
C’est qu’en principe, le phénomène ne se produit que rarement. Une fois par mois, au pire. De quoi ignorer, tolérer, oublier, de quoi se concentrer sur ce Chéri capable de trouver les couverts à poisson et ne parlant jamais la bouche pleine. Il ne met jamais de marcel, non plus. Il ne dort pas en chaussettes. Il ne mâche pas la bouche ouverte, rabat la cuvette et se lave les oreilles à un rythme décent.
Alors au nom de Jésus, de la galaxie et de Winnie l’Ourson, quelqu’un pourrait-il expliquer à Emilie ce qui lui arrive les soirs de matches ? Parce que là, c’est la Coupe du monde de football 2014. Ouais. Autrement dit, prenez un loup garou et collez-lui la pleine lune dans la truffe trois heures par soir. Ensuite, tendez la main. Voilà ce que vit Emilie depuis le début de ce truc.
Simplement parce que Chéri est un homme ? Non, c’est un cliché, d’accord. Disons que Chéri fait partie de ce cliché que sont l’homme et de la bière unis face au foot dans un même élan d’amour excluant toute tierce partie non immergée à 100% dans la pelouse et les crampons. Chéri fait partie de ces hommes modernes et passionnants, qui rentrent dans la chambre en costume cravate pour en ressortir en short et chaussettes. De ceux qui se calent avec bonheur dans le canapé, télécommande dans une main et canette dans l’autre, refusant tout aliment à moins de 500 calories la portion et/ou requérant l’usage d’une fourchette.
Comprenez-vous, maintenant, le dilemme d’Emilie ? Quinze jours. Coupe du monde de foot. Encore quinze jours à venir. Elle ne va pas se cacher un mois durant pour ne pas assister à la lente conquête du menton tant aimé par le gras des ailerons de poulet, tout de même. Alors voilà. Cette fois, Emilie a décidé de prendre le taureau par les cornes et de partager la passion envahissante de son Chéri adoré, dut-elle s’hydrater les lèvres au gras de poulet. Elle a enfilé un vieux legging et un tee-shirt troué, tourné en rond sur le canapé le temps de creuser son trou et empoigné une bière, puis s’est tournée vers l’écran.
Elle a imaginé que la balle contenait une bombe qui comme dans Speed, exploserait si elle s’arrêtait. Sauf que c’était flippant. Elle a visualisé les joueurs de foot à poil, puis leurs poils. Sauf que c’était moyen. Elle s’est concentrée sur les spectateurs, songeant qu’elle assisterait peut-être à un crime en direct dans les tribunes que personne n’aurait remarqué. Sauf qu’elle n’avait pas la moindre envie de repérer un crime que personne n’aurait remarqué. Elle est revenue sur le ballon, imaginant que la chose était vivante et battue à longueur de match. Sauf que c’était trop triste et que quand elle a reniflé, Chéri a tendu la serviette en papier de la pizza sans se retourner. Avec une tapette sur le genou du style gentil toutou, gentil. Et là, enfin, à la mi-temps, lorsque son Chéri adoré s’est enfin tourné vers elle la bouche tordue d’angoisse sous la sauce tomate, Emilie a compris. Elle n’était pas assez immergée.
Mise en situation. Investissement. Allez Emilie, fonce. Ni une ni deux, elle a filé dans la salle de bain et empoigné un miroir. Coupe du monde, foot, Brésil ? Mini short, tresses et drapeau. Qui jouait, déjà ? Zut. Tant pis pour le drapeau, elle n’avait pas de temps à perdre. Emilie a vaillamment tailladé son legging, enfilé un débardeur, divisé sa chevelure et tressé avec l’énergie de l’homme encore à l’urinoir alors que la partie recommence. Puis dûment ornée, est retournée s’assoir dans son creux de canapé pour vider sa bière cul-sec.
Tiens, c’était la France. Et la Suisse. Elle n’avait même pas fait attention. Chéri avait l’air très content, pourtant, elle s’est dit qu’elle ferait bien de comprendre pourquoi et s’est penchée vers l’écran à l’instant même où Benzema shootait. Emilie n’a pas très bien su si Chéri était ému, effrayé, enthousiaste ou énervé, ses grognements n’étant pas suffisamment intelligibles. Quoi qu’il en soit, elle était très bien placée pour rattraper au vol la bière que Chéri a fait jaillir de sa canette dans un mouvement hystérique du bras.
A cet instant précis, la tresse parfumée et le maquillage collant, Emilie s’est dit que non. Elle ne comprendrait pas. Elle ne partagerait pas. Le ballon rond ne servait à rien. Elle a épongé ses tresses et décidé d’attendre la fin du match avant de lui faire la scène de sa vie, à Chéri, élu ou pas, adoré ou pas. Une fois qu’elle en aurait fini avec lui, il appellerait sa mère, apprendrait le tricot, se grefferait un costume ou se…Elle en était à ce point de ses pensées quand un hurlement a envahi la pièce. Ils avaient gagné 5-2 contre la Suisse, apparemment, et Chéri en était enchanté. Mais enchanté, enchanté. Enchanté comme dans je te renverse sur le carrelage avant que tu n’aies même entamé ta scène, et je ne suis ni un gentleman, ni un homme des cavernes, mais un sportif conquérant qui va te faire valser jusqu’à ce que la bière t’ai soudé les tresses.
Depuis, Emilie suit les matches avec passion. Elle invective, encourage, vocifère et félicite, parce qu’elle a enfin trouvé un intérêt à cette coupe du monde : si la France gagne, c’est elle qui gagne et ça, c’est bon pour son couple. Et son humeur.