Source image : CC Jason Hargrove sur Flickr
Quand son agent le lui a annoncé, Elsa n’y croyait vraiment pas. Lui non plus, d’ailleurs, qui jurait qu’avec sa crêpe coincée sur les hanches, elle ne décrocherait rien ! Salopiau. Comme quoi quand on fait autant d’UV, on ne grille pas que sa peau, Elsa a été retenue, ses trois cent grammes lui ont porté chance. Oui, c’est qu’après dix ans de mannequinat à seulement vingt-cinq ans, Elsa a eu une toute petite période de ras-le-pompon. Alors à Noël, elle a pris de la bûche, et peut-être un peu de galette des rois en janvier. Les crêpes de la Chandeleur, bon. Elle aurait pu s’en passer. Sauf qu’une fois retrouvé le goût de la bonne sucrerie bien calorique, elle salivait devant son pendentif en forme de macaron, on vous laisse imaginer dans quel état les crêpes l’ont mise. Toute tentative d’interférence entre Elsa et sa crêpe aurait potentiellement pu finir en meurtre.
Alors oui, elle a pris trois cent grammes, son agent a dit que c’était flagrant, elle a dit que qu’elle allait lui en coller une. Elle a dit ça va, pas la peine d’en faire tout un fromage. Mmm, du fromage. Elle a dit je vais faire un effort promis, et elle n’a pas dit qu’au casting, la grognasse en stilettos lui avait pincé la hanche d’un œil critique. Elle est rentrée chez elle non pas pour célébrer, mais pour entamer un laborieux régime semi-liquide, qui très honnêtement ne valait pas, et de loin, le délicieux chapon farci de Noël.
Cent-cinquante grammes en moins, score honorable, non ? Et bien figurez-vous que non. Figurez-vous que le jour J, épuisée, affamée, la peau papier de verre et le cheveu en bout de course, Fashion week oblige, la robe la boudinait toujours. Sitôt incrustée à l’intérieur, Elsa s’est rendue à l’évidence : elle allait rentrer le ventre tout du long. Pas grave. Elle avait l’habitude, elle l’avait fait toute la semaine. Elle a profité des instants avant l’habillage, détendue, papotant, genre oui j’en fais tous les jours des défilés comme ça, Karl est mon pote et Jean-Paul mon brother. Concrètement, elle avait une furieuse envie d’aller se planquer sous le podium, mais Elsa est une professionnelle, elle a géré. Elle n’allait pas tomber. Hein, qu’elle n’allait pas tomber ?
La chute, le cauchemar du mannequin de défilé. Maux vaut un zip qui lâche qu’un talon qui vacille. Et puisqu’Elsa ne s’était encore jamais vautrée, inutile de dire que l’angoisse était double : le destin ne fait pas ce genre de cadeau, qui n’est pas tombé tombera, pitié pitié petit Jésus de la mode, pas aujourd’hui. On vous rassure tout de suite, Elsa n’est pas tombée. Rien ne s’est passé comme prévu, mais elle n’est pas tombée.
Non, elle a enfilé sa robe sans bronché, ventre planqué sous les poumons, et s’est appliquée à respirer à toute petites bouffées pendant que coiffeurs et maquilleuses apposaient les dernières touches. C’est qu’elle avait fait l’erreur de cligner des yeux, dans la dernière demi-heure. Pour un défilé de cet acabit, cligner des yeux/respirer/boire/manger est déjà une faute professionnelle, à moins d’être Marta, la blonde superstar évoluant en robe à 10000€ dans les coulisses comme en jogging dans son loft. Elsa n’était pas Marta, loin s’en faut. Elle s’est excusée d’avoir respiré, puis s’est excusée d’avoir parlé, puis s’est tue en se flagellant intérieurement, une maquilleuse sur chaque sourcil.
Deux semaines qu’elle n’absorbait que des jus inconsistants. Avec, les jours de fête, un blanc de poulet vapeur et des haricots. Soyez honnête, à sa place vous auriez bouffé le fond de teint. Elsa rêvait croissants, pensait fromage, fantasmait frites, burgers et cookies, mais elle est restée digne. Elle ne s’est pas levée, n’a rien dit, n’a pas bronché quand Marta est passée devant elle, une assiette dégoulinante de charcuterie à la main. De la vraie charcuterie qui donne des boutons et sature les artères, celle qui fond dans la bouche et pimente le palais, celle qu’Elsa adorerait détester.
Malheureusement, elle en est loin. Et à cet instant, elle aurait vendu son corps pour une tranche de salami. Dix ans de carrière, dix ans de discipline, elle a dégluti dans un gargouillis discret. Elle l’a cru, du moins, puisque discrète ou pas, la convulsion de son estomac plein de jus de kiwi/litchi a fait exploser sa robe. Une perle a atteint la maquilleuse de gauche qui lui a planté le pinceau dans l’œil droit, Elsa a sursauté mais n’a pas eu le temps d’hurler : son second sursaut a envoyé son œil gauche directement sur le pinceau de la maquilleuse de droite. Compliqué, oui. Pour simplifier, disons qu’Elsa, à une minute de son entrée sur le podium, était aveugle et dépoitraillée.
Tout aurait pu s’arrêter, pourtant ce ne fut pas le cas. Elsa a souri comme si elle n’avait pas envie d’offrir à Marta un cataplasme aux rillettes. Comme si deux invisibles lutins farceurs n’étaient pas en train de jouer aux billes avec ses globes oculaires. Comme si le flanc de sa robe ne béait pas aux corneilles, comme si la chance de sa vie ne virait pas au jus de boudin – boudin, charcuterie, même là, Elsa a conservé son humour. Elle a cligné des yeux l’air de rien, repoussé les maquilleuses catastrophées avant qu’elles n’appellent la Fashion Police et s’est avancée très dignement jusqu’à sa place dans la file de squelettes prêts à entrer en scène, le bras collé au flanc. Et si vous vous dites qu’elle ne pouvait plus faire pire, vous vous trompez.
C’est qu’en coulisses, ça va. Mais sur le podium ce n’est plus de la lumière, c’est une explosion solaire, que vous déversent les spots ultra-puissants entourant le parcours. Les lutins farceurs dans les yeux d’Elsa ont cessé de jouer aux billes le temps d’aller chercher leurs crampons. Il ne lui a pas fallu trois secondes pour se mettre à pleurer.
Vous avez une idée de ce que donnent les larmes sur deux centimètres de fond de teint ? Des ravins. Oui. Elsa avançait droit devant elle, guidée uniquement par la couleur rose du podium – il fallait bien qu’elle ait un peu de chance, on ne peut pas non plus TOUT endurer. Puisqu’en sus des larmes sur ses joues et en dépit de son bras collé à la couture fendue, Elsa semait ses perles. Dans un sillage irisé, elle répandait sur le podium les milliers de perles cousues sur son bustier, menton haut, maintien rigide, visage impassible.
Perdu pour perdu, arrivée au bout de son calvaire, elle s’est arrêtée devant le rideau pour faire face une dernière fois à la salle sidérée, défiant de son regard noyé tous les visages qu’elle distinguait. Genre le chant du cygne. Tant qu’à achever sa carrière, autant le faire fièrement, non ? Et vous l’entendez, le silence ? Le blanc perplexe à l’avant tandis que dans son dos, derrière le tissu, créateur, assistantes et collègues hululent de panique ?
Voilà. C’est comme ça que débute la vraie carrière d’Elsa, et c’est seulement le lendemain qu’elle comprendra.
D’abord, que les journalistes ont interprété son passage comme une véritable performance : sillage de perles, maintien raide et joues inondées, la Sirène au cœur brisé clôt la Fashion Week en un adieu déchirant, tout était calculé, voilà ce qu’ils en déduiront. Ensuite, qu’on l’ait prise pour une actrice tellement ses larmes étaient naturelles, expliquant les applaudissements émerveillés. Enfin, qu’elle est devenue star en un podium. Marta peut bien s’étouffer sur sa charcuterie, Elsa, elle, croule sous les projets n’interdisant ni les frites, ni le fromage. A quoi tient le bonheur, finalement…