Source image : CC LicencePaternité Certains droits réservés par Donar Reiskoffer sur Wikimedia Commons
C’est une tradition. Non que la tradition lui plaise à Coline mais c’est comme ça depuis dix ans et elle a beau penser le contraire, il parait qu’on ne change pas une tradition. Quand elle est pourrie, on devrait, mais passons. Coline a suivi la tradition et a invité ses beaux-parents au repas de Pâques. Ne lui demandez pas pourquoi, elle non plus, elle ne trouve pas d’intérêt à voir belle-maman retirer son dentier pour sucer un œuf de Pâques.
Non qu’elle ne s’entende pas avec ses beaux-parents, attention. Ils sont très gentils. Très classiques, mais très gentils et aussi très vieux. Ils ont eu leur fils sur le tard, et voilà, quarante ans plus tard on se retrouve avec de charmants octogénaires à la table du déjeuner. C’est fun. Ceci dit vraiment, en-dehors de ça, ils sont gentils.
Quoi qu’il en soit c’était Pâques, les enfants étaient au taquet et les beaux-parents bien calés sur le canapé sauf que voilà, belle-maman a décidé de faire du zèle. Elle a chopé sa canne et suivi les gamins dans le jardin à la poursuite des œufs de Pâques. Oh, elle est rusée, belle-maman. Elle a beau ne pas y voir à trois mètres, elle a manifestement un odorat surdéveloppé, puisqu’elle pointait sa canne sans une hésitation vers les cachettes les plus subtiles. Celles que Coline avait passé vingt minutes à trouver, en nuisette dans le jardin à l’aube, parce que ses enfants croient toujours au lapin de Pâques. Elle n’a donc même pas pu réagir quand belle-maman lui a glissé avec un clin d’œil entendu derrière ses hublots que le lapin ne s’était pas trop foulé la patte, cette année.
Elle s’est contentée de sourire poliment en s’imaginant faire bouffer sa canne à mémé, et est rentrée dans sa cuisine. Au moins, elle aurait la paix le temps de préparer sa quiche. C’est qu’en général quand belle-maman ne joue pas Indiana Jones et la poule aux œufs d’or, elle se cale sur une chaise de la cuisine pour expliquer à Coline comment bien faire. Elle trouve toujours qu’il n’y a pas assez d’œufs dans la quiche, et l’an dernier elle a poussé le vice jusqu'à en rajouter en douce. Mais quoi, Coline aime sa quiche version quiche, pas version omelette aux lardons, et alors ?
C’est donc bien naïvement qu’elle a préparé sa quiche en paix, écoutant d’une oreille distraite les ordres de belle-maman dans le jardin. Les enfants commençaient à traîner la patte, et Coline les comprenait. Chercher des œufs sous les coups de canne perd de son charme. Puisqu’avec sa vue de taupe imbibée, belle-maman gratifiait allègrement quiconque s’aventurait sur la trajectoire de son ustensile de pointage d’une claque de bois.
Heureusement, la quête a pris fin. Heureusement pour les enfants mais malheureusement pour Coline, s’entend, puisque beau-papa ronflant dans le salon, belle-maman s’est sentie obligée de venir inspecter la cuisine. Pétage de plombs ? Non, adulte, maîtrise, va donc hurler un coup dans ta chambre. Coline a prétexté un besoin urgent pour aller rouer de coups son oreiller et c’est tout sourire qu’elle a repris place pour endurer apéritif et repas.
Ceci dit, elle doit l’avouer, ce repas fut le plus beau de tous ses repas de Pâques. Puisque qu’il s’agisse du lapin, des cloches ou du tout-puissant, quelqu’un a décidé de punir belle-maman. Et rien que pour ça, Coline chérira longtemps ce repas.
Ils ont tous tiqué, lorsque la quiche est arrivée. Quelque chose d’étrange. Une saveur inhabituelle, pas spécialement désagréable, mais plutôt inattendue avec fromage et lardons. Et puis ces drôles de traînées brunes, là, dans le jaune de la quiche… inutile de le préciser mais précisons-le tout de même, Coline a eu très peur. Des enfants, un chien, des traînées brunes… forcément, vous vous posez des questions, mais c’est la plus jeune qui a résolu le mystère. Ben c’est l’œuf de mamie, qu’elle a dit. Comment ça l’œuf de mamie ? Ben mamie elle a mis un œuf dans la quiche.
Belle-maman ne s’est pas démontée, elle a claironné qu’il manquait toujours des œufs dans la quiche de Coline. Elle a pointé le poil de son menton et rajusté ses lunettes, prête à en découdre. Jusqu’à ce que Coline lui explique sans aucune ironie et sans jouir de la situation, pensez-vous, que les œufs des enfants étaient en chocolat mais que ce n’était pas sa faute, sa vue n’était plus ce qu’elle était, pauvre belle-maman. Le poil s’est enfui, belle-maman a ronchonné que c’était quoi cette idée de faire des œufs de Pâques en chocolat ah elle est belle la jeunesse, la petite a hurlé que mamie avait pourri la quiche et Coline a fièrement caressé les couettes de sa dernière.
Mais ça, ce n’était que l’échauffement. Puisque le triomphe de Coline a attendu la fin du repas pour se déployer. Enfin, triomphe. Jouissance salvatrice serait plus juste. Belle-maman boudait dans son coin quand elle a aperçu une coupelle d’œufs de Pâques. Ayant parfaitement intégré le principe des œufs en chocolat, elle en a empoigné un d’une main rageuse pour croquer dedans à pleines dents.
Sa vue étant ce qu’elle est, on l’a dit, on a eu de la chance qu’elle ne renverse pas tout le panier au sol. Ce qui aurait grandement gâché le plaisir à venir de Coline. Puisque ce panier-là, c’étaient les œufs décorés la veille par les enfants. Pas en chocolat. Et que si Coline avait bien essayé de les vider d’abord avec un petit trou, elle n’avait jamais réussi, d’ailleurs qu’est-ce-que ça pouvait faire, si les œufs n’étaient pas vidés ?
Ça pouvait faire que Karma is a bitch et que belle-maman s’est planté des morceaux de coquilles plein le dentier avant de se recouvrir le plastron d’œuf liquide. Et que ça, Coline ne l’oubliera pas. C’est le miracle de Pâques.