Source image : CC BY-SA 3.0 © 2005 Yannick Le Bris
Vous les élevez. Vous leur donnez tout. Vous les laissez transformer votre petit ventre plat en carte routière ramollie, vos obus arrogants en gants de toilette déprimés, vos nerfs à toute épreuve en passoire fondue. Vous acceptez l’idée que six heures de sommeil par nuit, c’est une bonne nuit. Vous vous habituez à dormir avec la bible et transformez la méthode Coué en philosophie de vie. Il ne lui arrivera rien, elle ne va pas se faire agresser/voler/violer/égorger/enlever, et d’ailleurs garder les yeux ouverts toute la nuit n’y changera rien, elle vivra une longue et belle vie et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes. Vous vous laissez enterrer sous une montagne de couches et de fluides corporels variés, vous évoluez sans brancher de coquillettes en petits pots, vous achetez des actions Mercurochrome et dépensez le PIB du Kurdistan en vêtements qui durent trois mois. Vous souriez, riez, ricanez, grimacez, serrez les dents, grincez et protégez. Vous acceptez l’impuissance, tolérez l’adolescence, attendez patiemment la majorité et le développement d’un minimum de sens commun. Vous pansez, consolez, encaissez, répondez. Vous assumez, en gros.
Alors oui, bien évidemment, bonheur épanouissement amour et tout ça, Bernadette ne va pas nier, un enfant, c’est sympathique. Mais personne ne niera, non plus, quand Bernadette vous affirme que quand même, c’est un sacerdoce. Et que ça, pas un péquin ne vous prévient avant. Les choses sont bien faites, lui répondrez-vous. Les joies de la maternité gomment rapidement ses renoncements. Ce que Bernadette aurait soutenu d’un doux sourire indulgent la veille encore, mais là, maintenant, à cette heure précise en ce jour précis, Bernadette se contenterait de vous coller un revers de sac à main sur la pommette, pour vous apprendre. Et vous prévenir, aussi. Alors oui, elle sait, on ne déshérite pas ses enfants si simplement, et d’ailleurs Jacques lui en ferait une jaunisse, mais tout de même, avouez, est-ce-que ce ne serait pas de l’ingratitude à faire se retourner Mère Térésa dans a tombe, ça ? Est-ce-que quarante ans d’abnégation, ça ne mérite pas, au bout d’un moment, une bribe, une miette, une gouttelette de reconnaissance ?
Bernadette trouve que si. Et quiconque lui soutient le contraire aujourd’hui s’expose à une mort douloureuse, soyez-en conscient. Parce qu’une hyène en pleines menstruations est un modèle de tendresse à côté d’une mère en grève. Oui, parfaitement, Bernadette est en grève. Elle fait la grève de sa fille. Sa fille, qui après tout ce temps, n’a toujours pas compris que maman avait toujours raison, sa fille qui persiste à vouloir affirmer son indépendance comme une ado mal dégrossie, sa fille qui fait tout comme papa sans connaître les tenants et les aboutissants d’une histoire qui la dépasse, tout ça pour une grille de sudoku.
Oui, parce que voyez-vous, à la base, Jacques aimait beaucoup Nicolas. Comme Bernadette. Jacques s’est toujours rangé à l’opinion de Bernadette, l’homme est intelligent, il sait reconnaître le génie. De Bernadette, s’entend. Son seul défaut, finalement, est celui dont a hérité leur fille : ces ridicules flambées d’indépendance sans queue ni tête, et qui doit s’y coller pour réparer les dégâts derrière, à votre avis ? Ben oui. C’est Bibi. Bibi qui a eu le malheur de confisquer sa grille de sudoku à Jacques, mais c’était pour son bien, le docteur avait dit « du repos mon Jacquot, du repos à tout prix ! » et Bernadette avait bien entendu. Pas question que Jacques se fasse la malle avant l’heure, il avait signé un contrat de mariage tout de même, on ne se défile pas comme ça, il s’était engagé à rester avec elle jusqu’au bout, il le resterait coûte que coûte, dut-elle lui injecter de l’adrénaline en intraveineuse. Donc bref. Bernadette lui a confisqué son Sudoku.
Et qu’est-ce-qu’il a fait, le vieillard, plutôt que de pester durant trois jours comme il l’aurait fait en temps normal ? Il a appelé ses copains journaleux pour affirmer qu’il soutenait Alain, plutôt que Nicolas. Et voilà, un cirque médiatique mis en route pour une grille de Sudoku, juste parce que son Jacques avait l’orgueil sensible. Inutile de vous dire que la chose a chatouillé la patience de Bernadette. Après un savon en bonne et due forme comme elle ne lui en avait pas passé depuis sa dernière tentative de fugue, elle a collé Jacques au lit avec six grilles de Sudoku, ce qui devrait l’occuper environ vingt-cinq ans. Il les lèguera à sa descendance, puisqu’on ne le renie pas, LUI. Et Bernadette s’est lancée dans la gestion de crise, ce qu’elle fait de mieux, souffletant par-ci, cajolant par-là, pilonnant Alain et propulsant Nicolas. Pourquoi ? Parce que Bernadette sait. Elle sait ce qui est bon pour Jacques, et ce qui est bon pour Jacques est bon pour la France.
Elle avait presque réussi, d’ailleurs. Jacques tirait la langue sur son Sudoku : la politique, Alain et Nicolas, il s’en moquait comme de sa première cravate. Et c’est là que l’injustice la plus flagrante de toute la longue vie de Bernadette s’est produite, sans avertissement, simplement parce que Claude, la chérie de son papa, est passée le voir alors que Bernadette savonnait les égos sarkosystes. Vous comprenez, la petite a trouvé que son papa dans un lit avec des grilles de Sudoku, ce n’était pas à la hauteur du personnage. Mais maman, tu l’infantilises, a-t-elle protesté. Bernadette, après une journée à caresser dans le sens du poil, vous avouera qu’elle n’avait plus grande patience. C’est pourtant sans négativité qu’elle a répondu ma petite fille, si tu continues à me rebrousser le sac à main, c’est ton brushing que je vais infantiliser, occupe-toi de l’arrière-train de ton cher et tendre et laisse-moi m’occuper du mien.
Claude a toujours été une fille susceptible, ceci dit. Bernadette aurait dû le voir venir. Mais elle était fatiguée. Elle a donné son somnifère à Jacques pour lui faire lâcher son sudoku, s’est couchée sans plus y réfléchir, avec l’âme apaisée du devoir accompli. Il lui a fallu attendre le lendemain pour voir s’effondrer ladite âme apaisée. Vive Alain, criait Claude dans les médias, réduisant à néant tous les efforts de sa pauvre mère pour réparer les bourdes du père. Alors, vous dira-t-elle, ne venez pas lui parler d’instinct maternel aujourd’hui, à moins de cultiver des pensées suicidaires. Quarante ans de sacerdoce, un ventre en carte routière et des seins en gants de toilette, un Jacquot sudokiste et une Claude Juppéiste, et pire, depuis deux heures qu’elle cherche, impossible de mettre la main sur ce bon vieux martinet pour aller expliquer à sa fille ce que gratitude signifie. Bernadette le sent bien, c’est toute la France qui fout le camp.