Ça vous en bouche un groin, hein, qu’il s’appelle Aristote. Lui aussi. Ses copains s’appellent Rosette, Knacki, Babe ou Herta, mais lui, c’est Aristote. Ce n’est pas un train de vannes, accroché à sa queue, c’est un Boeing 707, d’autant qu’Aristote a des ambitions. Parfaitement. C’est que lui, il n’a jamais rêvé de bacon. Autant vous avouer tout net l’échec qu’il représente. Babe a pour ambition la côtelette, Herta la tranchette, Aristote, lui, rêve de grand air. Inné, acquis ? Son prénom incarne-t-il une nature profonde, ou ce même prénom, en l’exposant aux moqueries, l’a-t-il poussé à s’isoler pour mieux penser, jusqu’à développer l’étrange souhait de ne pas finir sous cellophane ?
Mystère. Voilà pourquoi le soir, lorsque les auges sont pleines, Aristote ignore la pitance et prend la poudre d’escampette pour aller méditer les pattes dans le sable. D’une, l’eau sur les pattes, ça l’aide à réfléchir aux questionnements complexes de l’inné et de l’acquis. De deux, ça lui relaxe la couenne. De trois, moins il mange, moins il vaut de lard. CQFD. Puisque non, contrairement aux affirmations de Knacki, la chair à saucisse n’est pour Aristote ni un aboutissement, ni sa destinée.
Quant à expliquer à Knacki que se réincarner en saucisse nécessite au préalable de mourir un tantinet… disons que l’affaire fut complexe et totalement infructueuse, ce qui explique pourquoi, ce soir-là, après s’être entendu dire d’aller se faire friser la queue ailleurs, Aristote est parti trottiner dans le sable plus tard que d’habitude. Voilà surtout pourquoi, ce soir-là, Aristote s’est trouvé comme un porcelet hystérique lorsqu’il a réalisé, au moment de faire demi-tour, que la marée avait complètement recouvert son itinéraire habituel. Voilà pourquoi, enfin, Aristote a rapidement fait face à un choix cornélien qui lui collait des frissons jusque dans la queue : d’une, rentrer chez lui par un itinéraire inconnu et s’enfoncer dans la forêt, à l’aveugle. De deux, s’allonger sur le sable froid et attendre que la marée redescende, quitte à mourir ici.
STOP !! Lecteur/trice, le moment est venu de choisir ta
suite.
Si tu aimes les baies et que happily ever after,
ta suite est là Hauts les groins, Aristote ! Cochon domestique ou cochon sauvage, on n’est pas des côtelettes, on ne va pas se laisser abattre. Là, il a ricané un poil, rapport au jeu de mot. Puis il a carré les épaules, tendu le groin et dressé la queue. Son odorat surdéveloppé ferait le reste, il n’en doutait pas une seconde, il se roulerait sur sa paille chaude en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Peut-être même qu’il collerait un coup de boule bien mérité à Knacki, tiens.
Rasséréné par cette pensée, Aristote s’est enfoncé dans les sous-bois d’un pas leste, la panse grondante (c’est qu’il n’avait pas mangé, du coup) et l’oreille dressée. Il a parcouru, allez, disons une centaine de mètres. Tout juste s’il commençait à se prendre pour un espion en mission d’infiltration, décochant de longs regards suspicieux aux fourrés tremblants, prêt à fouetter de la queue tout intrus menaçant, qu’il a tout oublié pour s’extasier devant un magnifique buisson pailleté de baies appétissantes. Son ventre a grondé un peu plus fort et Aristote a pointé la langue, réjoui d’avance. C’est là, forcément, que l’intrus menaçant l’a pris de court. Il n’a pas eu le temps de voir qui, comment ni d’où. Un obus lui a percuté la panse de plein fouet pour l’expédier dans le fourré voisin. Le pauvre Aristote, le groin dans la terre, n’était même pas relevé qu’il réalisait être présentement en train de se faire remonter les bretelles par l’ennemi. Tout à fait. Mâle irresponsable, cervelle de criquet, peau rose de porc de luxe, voilà ce qu’il a saisi. Et lorsqu’il s’est retourné, pile à l’instant où jaillissaient les mots baies, toxique, abruti, crever comme un rat, ce fut pour découvrir une truie sauvage tachetée de noir, groin furieux et regard irrité. Un phénomène des plus étranges s’est alors produit : le cerveau d’Aristote s’est vidé. Son cœur a fait plop, et la curieuse envie d’aller renifler la croupe galbée a brusquement pris toute la place. Mais puisqu’Aristote est un cochon bien élevé, il a demandé la permission d’abord, en bégayant que s’il y avait moyen, comme ça en passant, de lui tâter la croupe et de lui coller au train jusqu’à la fin de sa vie, rapport à cœur en fusion et cochonne sauvage de ses rêves, il s’estimerait infiniment content. Ça lui a coupé la chique, à la donzelle en furie. D’ailleurs elle a rosi avant de dire oui, au moment où Aristote pensait fuck le bacon, vive la freedom. |
Si tu aimes le bacon et que life is a bitch,
c’est ici Il y était. Il allait mourir, là, comme ça, bêtement, sur une plage. Aristote a inspiré longuement par le groin pour éviter la crise de panique, étudié un instant la masse sombre du sous-bois, puis les reflets du couchant à l’horizon. C’est là que l’évidence l’a frappé. Mourir, d’accord. Mais ni en tranches, ni sur une plage. Si le destin d’Aristote était de quitter ce monde ce soir, il n’attendrait pas sa fin sur un sable mouillé qui colle aux poils. Il irait au-devant, comme le romantique qu’il était, nourri de poètes maudits et d’intellectuels perdus.
La lumière baissait, c’était maintenant ou jamais. Vas-y Aristote, fends les flots et fais la nique au boucher ! Le porc détrempé, ça ne vaut pas tripette. Il a donc avancé une patte, puis deux. Parcouru un mètre, puis deux. Perdu patte et découvert qu’il savait nager, plus ou moins. Puis regardé sous ses pattes, réalisé qu’il n’avait pas la moindre envie de se noyer et oublié tous ces imbéciles de poètes maudits pour se mettre à hurler comme une truie furieuse, en une vaine tentative de pédalage arrière. Comme quoi, le destin est cruel. Non, Aristote n’est pas mort, et c’est bien là que l’histoire se corse. C’est que les hurlements d’Aristote ne tombèrent pas dans l’oreille d’un sourd, mais de Lili. Lili, six ans, qui dans un élan d’altruisme, a forcé son géniteur à abandonner leur promenade sur la plage pour sauver un cochon paniqué pédalant comme un damné à deux mètres du bord. Oui, bon. De là où était Aristote avec ses courtes pattes, ça semblait plus profond. Il y a cru, Aristote, au fait que sa chance avait tourné. Avouez que quand on vous réchauffe à la serviette, qu’on vous couvre le groin de bisous mouillés avant de vous faire monter dans une voiture, vous pensez bingo, à moi la famille aimante et la vie de pacha, adieu Rosette, Knacki et Herta. Mais ça, c’est parce que vous ne connaissez pas Lili. Vous ne savez pas que Lili adore se rouler sur vous, que Lili aime vous dessiner sur le poil et vous peindre les ongles en rose, que Lili veut dormir avec vous mais prend toute la place, que Lili aime vous explorer les oreilles et vous boucler la queue, que Lili ne vous quitte pas une journée, pas une heure, pas une seconde, que Lili parle et crie sans interruption, que Lili vous enferme dans sa chambre et que vous faites caca sur un journal. Ce qui pour un cochon philosophe et solitaire, est bien pire que le bacon. |