Un tatouage, ça se mérite. Voilà ce qu’une décennie de lutte contre l’autorité parentale a appris à Apolline. En dépit d’argumentaires poussés et étayés de statistiques plus que convaincantes, elle a dû se contenter de dessins au Bic jusqu’à sa majorité. D’ailleurs même avec le Bic, elle devait se passer les bras à la grattounette avant de pouvoir passer à table. Qu’on ne dise pas qu’elle a eu la vie facile.
A dix-huit ans elle s’est dit ça y est, jackpot, à moi l’encre et les aiguilles, les tatoueurs à crête et les magazines spécialisés. Que dalle ! Majorité ou pas, évasion du domicile familial ou pas, ses parents payaient toujours ses études. Tant qu’on t’entretient, pas de mutilation, si tu veux te massacrer le corps débrouille-toi pour gagner ta vie, voilà ce qu’ils répétaient en boucle et Apolline a eu beau tenter de les ignorer, elle s’est dit que c’était bien aussi, un diplôme. Pour payer les tatouages.
Cela dit, elle s’est quand même offert quelques petites compensations histoire de passer le temps : elle n’a dragué que du tatoué, du piercé, du rasé, et les a tous consciencieusement ramenés en week-end chez ses parents. Maman passait son temps à faire barrage devant l’argenterie.
Alors forcément, à vingt-cinq ans, diplôme en poche et premier contrat dûment signé après une très saine période de chômage – à vingt-cinq ans de nos jours, qui n’a jamais été au chômage n’a pas vécu – elle a fêté l’évènement chez le tatoueur. Un renouveau, une seconde naissance, le commencement d’une œuvre corporelle jamais achevée qu’elle avait dans la tête depuis ses douze ans, au bas mot. Qui sait, peut-être même rêvait-elle tatouages dans son berceau.
Cinq ans, ça lui a pris, cinq ans et des kilos de crème anesthésiante, cette crème miraculeuse qui cesse de faire effet après trente minutes, sachant qu’elle passait chaque fois plus d’une heure sous les aiguilles. Oh oui, elle l’a méritée, son œuvre d’art. Même là maintenant tout de suite, elle ne les regrette pas. C’est Jojo, qu’elle regrette.
Jojo est vierge de peau. Rien, pas un grain de beauté tatoué, blanc comme une étagère Lack Ikéa. Deux choses ont joué en sa faveur : 1) il était tellement pâle qu’il faisait joliment scintiller ses tatouages, à elle, 2) elle sortait d’une journée pourrie. Il a ramé, elle a cédé, il l’a faite rire, elle est restée. Et si on lui avait dit, à peine une heure plus tôt, sortant de chez son tatoueur favori le bras droit fièrement emballé de Scellofrais, qu’elle pourrait avoir envie de lui refaire le bronzage au chalumeau, à Jojo, Apolline aurait ri. Très fort. Elle aurait dit attendez les gars, c’est Jojo, mon Jojo, celui qui caresse mes tatouages du bout des doigts comme il caresserait un vitrail dans une église, celui qui a rayé la voiture du type qui m’avait viré, celui qui me raconte des histoires pour m’aider à dormir, celui que je pourrais écouter parler des heures de ses prêts bancaires, moi, la rockeuse tatouée à des endroits que lui seul connait. Mon Jojo, quoi.
Tout a basculé en une heure. Il lui a tenu la main pendant toute la durée du tatouage, il s’est extasié, lui a offert une bière dans le bistrot voisin pour fêter ça, puis une autre, puis un verre de vin et un deuxième et une bouteille de champagne parce que les deux bras tatoués de haut en bas quand même, c’est champagne. Là, elle l’aimait encore plus que ses tatouages, c’est dire. Ensuite… ensuite pour être honnête, ils étaient un poil pompette. Juste un poil. Un cheveu, à la limite, un cheveu long. Toujours est-il que lorsque jojo a voulu immortaliser le bras gauche, celui qui est déjà cicatrisé, dans une ode à la rue poético-éthylique, elle a trouvé l’idée brillante. Elle pourrait peut-être envoyer la photo à des sites spécialisés, elle qui a toujours rêvé d’une parution.
Ni une ni deux, elle a abandonné sa coupe, empoigné son sac à main et enfilé son manteau. C’est qu’on est en janvier, qu’il fait nuit et vraiment très froid. Jojo est remonté en quatrième vitesse récupérer son appareil photo et son sac – quand Jojo se prend pour Helmut Newton, il se déplace toujours avec un sac de matériel, flash, objectifs, laque, brosse etc, et les voilà devant un magnifique mur de brique, vacillants mais motivés, emplis de créativité vinicole.
Froid ou pas, il faut souffrir pour réussir. Ou un truc du genre. Apolline a tombé le manteau, le gilet, le pull et le tee-shirt, ignorant bravement la chair de poule. Oh qu’ils sont beaux, ses tatouages. Plus près, a crié Jojo. Genre langoureuse, vas-y ma cocotte, attends j’ai une idée, faut que ça brille, que ça luise, et hop le voilà qui lui colle un coup de brumisateur en pleine tronche, histoire de mieux lutter contre le froid glacial.
Apolline est une femme amoureuse. Et un peu pompette aussi, en tous cas elle a fait confiance à son homme. Plus près, qu’il a répété, pose ta joue sur la brique, avec le flash la lumière sera divine, tu vas emballer le Tattoorialist*, garanti ! Il a utilisé l’argument qui tue, le salopiau. Apolline veut par-dessus tout paraître sur le site du Tattoorialist. Elle a donc sagement obéi et collé sa joue au mur de briques. Sa joue humide. Sur le mur gelé.
Alors voilà. Elle est collée. Il a plutôt intérêt à ce que la photo soit un chef-d’œuvre, son abruti de binôme, parce qu’elle est ventousée au mur, en débardeur par -10°C, en pleine rue et en pleine nuit, sous les regards des passants et des clients du bistrot dans lequel Jojo est parti en pleine panique chercher un pichet d’eau tiède. Tiède, qu’elle lui a hurlé de sa moitié de lèvre non engluée. S’il lui inonde le make-up d’un litre d’eau bouillante, ce n’est pas le bronzage au chalumeau mais l’appareil reproducteur au broyeur, qu’elle lui refait.
A dix-huit ans elle s’est dit ça y est, jackpot, à moi l’encre et les aiguilles, les tatoueurs à crête et les magazines spécialisés. Que dalle ! Majorité ou pas, évasion du domicile familial ou pas, ses parents payaient toujours ses études. Tant qu’on t’entretient, pas de mutilation, si tu veux te massacrer le corps débrouille-toi pour gagner ta vie, voilà ce qu’ils répétaient en boucle et Apolline a eu beau tenter de les ignorer, elle s’est dit que c’était bien aussi, un diplôme. Pour payer les tatouages.
Cela dit, elle s’est quand même offert quelques petites compensations histoire de passer le temps : elle n’a dragué que du tatoué, du piercé, du rasé, et les a tous consciencieusement ramenés en week-end chez ses parents. Maman passait son temps à faire barrage devant l’argenterie.
Alors forcément, à vingt-cinq ans, diplôme en poche et premier contrat dûment signé après une très saine période de chômage – à vingt-cinq ans de nos jours, qui n’a jamais été au chômage n’a pas vécu – elle a fêté l’évènement chez le tatoueur. Un renouveau, une seconde naissance, le commencement d’une œuvre corporelle jamais achevée qu’elle avait dans la tête depuis ses douze ans, au bas mot. Qui sait, peut-être même rêvait-elle tatouages dans son berceau.
Cinq ans, ça lui a pris, cinq ans et des kilos de crème anesthésiante, cette crème miraculeuse qui cesse de faire effet après trente minutes, sachant qu’elle passait chaque fois plus d’une heure sous les aiguilles. Oh oui, elle l’a méritée, son œuvre d’art. Même là maintenant tout de suite, elle ne les regrette pas. C’est Jojo, qu’elle regrette.
Jojo est vierge de peau. Rien, pas un grain de beauté tatoué, blanc comme une étagère Lack Ikéa. Deux choses ont joué en sa faveur : 1) il était tellement pâle qu’il faisait joliment scintiller ses tatouages, à elle, 2) elle sortait d’une journée pourrie. Il a ramé, elle a cédé, il l’a faite rire, elle est restée. Et si on lui avait dit, à peine une heure plus tôt, sortant de chez son tatoueur favori le bras droit fièrement emballé de Scellofrais, qu’elle pourrait avoir envie de lui refaire le bronzage au chalumeau, à Jojo, Apolline aurait ri. Très fort. Elle aurait dit attendez les gars, c’est Jojo, mon Jojo, celui qui caresse mes tatouages du bout des doigts comme il caresserait un vitrail dans une église, celui qui a rayé la voiture du type qui m’avait viré, celui qui me raconte des histoires pour m’aider à dormir, celui que je pourrais écouter parler des heures de ses prêts bancaires, moi, la rockeuse tatouée à des endroits que lui seul connait. Mon Jojo, quoi.
Tout a basculé en une heure. Il lui a tenu la main pendant toute la durée du tatouage, il s’est extasié, lui a offert une bière dans le bistrot voisin pour fêter ça, puis une autre, puis un verre de vin et un deuxième et une bouteille de champagne parce que les deux bras tatoués de haut en bas quand même, c’est champagne. Là, elle l’aimait encore plus que ses tatouages, c’est dire. Ensuite… ensuite pour être honnête, ils étaient un poil pompette. Juste un poil. Un cheveu, à la limite, un cheveu long. Toujours est-il que lorsque jojo a voulu immortaliser le bras gauche, celui qui est déjà cicatrisé, dans une ode à la rue poético-éthylique, elle a trouvé l’idée brillante. Elle pourrait peut-être envoyer la photo à des sites spécialisés, elle qui a toujours rêvé d’une parution.
Ni une ni deux, elle a abandonné sa coupe, empoigné son sac à main et enfilé son manteau. C’est qu’on est en janvier, qu’il fait nuit et vraiment très froid. Jojo est remonté en quatrième vitesse récupérer son appareil photo et son sac – quand Jojo se prend pour Helmut Newton, il se déplace toujours avec un sac de matériel, flash, objectifs, laque, brosse etc, et les voilà devant un magnifique mur de brique, vacillants mais motivés, emplis de créativité vinicole.
Froid ou pas, il faut souffrir pour réussir. Ou un truc du genre. Apolline a tombé le manteau, le gilet, le pull et le tee-shirt, ignorant bravement la chair de poule. Oh qu’ils sont beaux, ses tatouages. Plus près, a crié Jojo. Genre langoureuse, vas-y ma cocotte, attends j’ai une idée, faut que ça brille, que ça luise, et hop le voilà qui lui colle un coup de brumisateur en pleine tronche, histoire de mieux lutter contre le froid glacial.
Apolline est une femme amoureuse. Et un peu pompette aussi, en tous cas elle a fait confiance à son homme. Plus près, qu’il a répété, pose ta joue sur la brique, avec le flash la lumière sera divine, tu vas emballer le Tattoorialist*, garanti ! Il a utilisé l’argument qui tue, le salopiau. Apolline veut par-dessus tout paraître sur le site du Tattoorialist. Elle a donc sagement obéi et collé sa joue au mur de briques. Sa joue humide. Sur le mur gelé.
Alors voilà. Elle est collée. Il a plutôt intérêt à ce que la photo soit un chef-d’œuvre, son abruti de binôme, parce qu’elle est ventousée au mur, en débardeur par -10°C, en pleine rue et en pleine nuit, sous les regards des passants et des clients du bistrot dans lequel Jojo est parti en pleine panique chercher un pichet d’eau tiède. Tiède, qu’elle lui a hurlé de sa moitié de lèvre non engluée. S’il lui inonde le make-up d’un litre d’eau bouillante, ce n’est pas le bronzage au chalumeau mais l’appareil reproducteur au broyeur, qu’elle lui refait.