Blasée, Antoinette. Mais genre blasée internationale, genre plus confiance en personne, genre son monde s’écroule. Vous comprenez, elle travaille dans la mode or dans la mode, c’est pire qu’au couvent. Parce qu’au couvent, on sait quel uniforme porter pour se faire accepter. Dans la mode, sans le bon look vous êtes has-been, mais le bon look, c’est subjectif. Faites une erreur de trois perles à la ceinture et c’est fini, votre réputation est grillée pour dix ans.
Alors depuis six mois qu’elle cherchait du travail, elle s’est imposée une pression digne de la vache Milka sur les épaules. Cet entretien, elle devait l’assurer. Sa vie en dépendait. Oui, elle connaissait les rumeurs, la boss était folle mais pour être honnête depuis le temps qu’elle traîne dans la mode et le nombre de boss qu’elle a endurés, Antoinette peut vous garantir une chose : les gens posés et sains d’esprit y sont aussi rares –et précieux— qu’une surprise intéressante dans un œuf Kinder.
Que porter ? Voilà une question bien triviale qui pouvait pourtant décider de la réussite professionnelle d’Antoinette. Elle a donc passé en revue son dressing avec Mimi et Fanny, ses colocs, sans y dénicher la perle rare. Va pour le shopping, un tour sur Net-à-porter, l’équivalent de deux mois d’allocations chômage et la voilà rhabillée. Denim brut, top léger, broderies, rayures et pois, sa tenue disait employez-moi, je suis une créative barrée mais hyper organisée. Si si, juré.
Elle était donc parée, le book affûté et les nerfs dopés au Red Bull, prête à conquérir le monde dans son nouveau jean et son top léger, en talons sadiques et sacoche décalée, trois heures avant le départ puisque vous comprenez la tenue c’est comme un discours, ça se répète. Pointez-vous avec un coton encore raide de l’emballage ou un denim sans plis d’usure, là encore, votre fashion réputation se fait hara-kiri.
Maquillée, coiffée, occupée à exécuter une série de fentes très lentement, les fentes pour assouplir le jean, lentement pour ne pas transpirer dans son top tout neuf. Elle était confiante. Puis Mimi a émergé de sa chambre en se grattant le nombril sur un bâillement avant de se figer net, et Antoinette a compris que le pire était arrivé. Quoi quoi quoi, a-t-elle hurlé délicatement. Rien, a menti Mimi. Balance grognasse, a vociféré Antoinette. Ben c’est tes cheveux, a soupiré Mimi. Quoi mes cheveux. Ben c’est fade.
Le destin venait d’opérer l’un des ces saltos arrière dont il a le secret. De confiante, Antoinette est devenue verdâtre puisque Fanny l’a rapidement confirmé, son châtain terne sur le top léger avait l’énergie d’un président français. Mais quoi ? Elle n’allait pas se colorer les cheveux deux heures avant son entretien, non plus ? Une tresse, peut-être ? Un head band ? Une mandale dans leur tronche, aux deux casse-bonbons ?
Pas de panique, a affirmé Mimi, elle savait exactement quoi faire. De nos jours sur les blogs, on trouve tout, y compris comment exécuter un « ombré » temporaire rose dragée en deux coups de cuillère à pot. Antoinette était moyennement convaincue, pour être franche, mais elle était à un battement de la crise d’arythmie, elle a décidé de se laisser faire. Si dans une heure le résultat n’était pas probant, il serait toujours temps de se laver les cheveux pour les plaquer en chignon.
Sans doute aurait-elle dû se douter, face à ses deux copines hilares en pyjama Buzz l’éclair pour l’une, Pacman pour l’autre, que le plan serait forcément foireux, et pas qu’un peu. Mais pour ça, encore aurait-il fallu qu’elle soit en état de penser. Elle s’est contentée de s’assoir sur une chaise, les yeux fermés, priant Mère Térésa de la mener au bout du chemin sans encombre. Mère Térésa, franchement ! Elle aurait mieux fait de prier Anna Wintour.
Ce qu’il faut savoir, c’est que Mimi est étudiante aux beaux arts. Elle n’avait pas de gouache sous la main, comme le conseillait le fameux blog, mais elle avait de la peinture à l’huile. Vous savez, celle qui sent l’usine chimique à cinq cent mètres et qui se dilue à la térébenthine. Les deux quiches ont donc appliqué sans se poser de questions un tube de magenta sur les pointes capillaires d’Antoinette, malaxant consciencieusement la mixture avant de paniquer devant l’effet tranche de jambon.
Ont-elle exprimé leurs doutes ? Avoué leur méfait ? Rien du tout. Elles ont plongé sans moufter la chevelure ointe de peinture à l’huile dans la térébenthine, avec l’espoir naïf de diluer leur énorme boulette. Térébenthine qui a attaqué les écailles du cheveu, permettant aux pigments magenta de bien pénétrer en profondeur dans la crinière désormais cramée d’Antoinette, qui au silence de mort emplissant la salle de bains, a fini par ouvrir les yeux.
Résumons. Pointes cramées, bien que huilées, d’un rose criard, souples comme une botte de foin et parfumées à la térébenthine. Crise de panique, mascara qui coule, traces noires sur le top léger. Drame. Antoinette avait l’élégance d’une péripatéticienne en fin de vie, et ce après huit rinçages à l’eau claire/shampoing/savon/après shampoing/soin. Si elle n’avait pas perdu la tête comme son illustre homonyme, elle avait du moins perdu ses cheveux, comme quoi le prénom, ça plombe un destin.
Donc oui, blasée. Parce que le monde est fou. Parce qu’elle est tout de même allée à son entretien, le drame ramassé sous un foulard sombre. Parce que la DRH a fait tomber son stylo et qu’Antoinette, en gentille postulante qu’elle est, s’est penchée pour le ramasser. Le foulard a chu, les mèches roses avec, des restes de peinture à l’huile ont griffé le Balenciaga fauve de la DRH, l’enfer s’est déchaîné et tout ça, en une seconde et demie.
Ô, génie ! Ô, idée, ô fashion, ô viens à moi Dieu de la hype et du marketing, maman t’attend. Voilà plus ou moins ce qu’a hurlé la boss tandis que la DRH contemplait son sac tagué avec un peu moins d’enthousiasme. Avant même d’avoir pu ramasser son foulard, Antoinette avait été prise en photo, félicitée, embrassée, avait promis, accepté, validé, brassé beaucoup d’air et peu d’idées, signé un contrat et perdu l’audition sous les couinements surexcités de la boss. Embauchée pour avoir peinturluré un sac Balenciaga de sa chevelure agonisante. Allez savoir pourquoi, elle a du mal à y trouver du sens. Ou du mérite. Et le pire, dans tous ça, c’est qu’elle va devoir remercier les deux Picasso de pacotille qui lui servent de colocs.