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Oui, il est trognon. Alice est tout à fait d’accord avec vous. Elle a fait une bonne action, elle est fière d’elle, elle l’a adopté dans un refuge. Il était là, derrière des barreaux, avec son regard de Droopy et elle s’est dit toi mon pote, je vais t’offrir une nouvelle vie. On va être heureux, ensemble. Peu importe ce qu’en dira le monde, on va s’entendre. Il a penché la tête, elle a pris ça pour un oui. Elle a franchi le cap.
Elle est ravie, ne vous méprenez pas. C’est simplement qu’elle a mal au crâne. C’est difficile de réfléchir, quand on a mal au crâne. Surtout avec un chiot qui aboie et vos collègues qui ricanent. Pourtant le plan semblait béton, après tout, quand on travaille en pleine nature, avoir un chien, ça semble logique, non ? Si. Alice le pense encore. Il lui faut juste un Doliprane et de quoi repriser son ego.
Alice est paysagiste. Inutile de dire qu’elle travaille avec une équipe d’hommes, et que parmi son équipe d’hommes, il y en a un qui… comment dire. On a toutes un but inatteignable, non ? Des rêves, des idéaux, de quoi faire travailler les rouages de nos cerveaux la nuit. Alice travaille beaucoup du cerveau, et en tant que célibataire, aucune barrière morale ne l’en empêche. Alors voilà, le Pierrot, elle lui fleurirait volontiers le paysage, affaire qui semblait prometteuse, n’eut été l’intervention de Will.
Will, c’est son nouveau chien. Il avait l’air de bien cacher son intelligence, comme Will Hunting, et puisqu’il a fait pipi sur la banquette du pick-up pile au moment où elle l’a appelé Will, Alice en a conclu qu’il ne se tenait plus de joie. La suite l’a prouvé. Elle a donc rejoint son équipe le cœur en bandoulière, toute fiérote et presque indifférente à Pierrot sous le regard énamouré de son Will. Presque. Elle n’est pas de bois, non plus. S’est-elle assise sur le bord du pick-up par pur plaisir de câliner son nouveau Will, ou pour prouver à Pierrot son dévouement à la cause animale ? Elle s’interroge encore, pour être honnête. Mais ce n’est pas tous les jours qu’elle peut palper du fessier poilu sans conséquences, avouons-le.
Elle était donc perchée, son Will entre les bras. Ils se dévisageaient avec la ferveur d’un jeune couple, les yeux pleins de promesses et le cœur battant. Alice croisait les doigts pour qu'il ne soulage pas son bonheur sur ses genoux, aussi, et dans cet espoir sans doute un peu fou, elle lui parlait à voix basse. Un peu plus loin, les mains dans les mauvaises herbes qu’ils arrachaient à tour de bras, l’équipe la dévisageait du coin de l’œil, se demandant probablement à quel moment elle se déciderait à leur prêter main forte.
Mais après tout, Alice est la chef, c’est son équipe, et bien que très à cheval sur le fait de mettre la main à la pâte ou ailleurs, elle estimait pouvoir savourer cinq minutes en tête à truffe avec son nouvel amour. D’autant que le sourire attendri de Pierrot était de très bon augure. Et c’est là, l’attention probablement relâchée par les biceps de Pierrot sur les mauvaises herbes, qu’elle a fait une erreur. Elle a appelé Will par son nouveau nom. Hein mon beau Will qu’on va s’amuser tous les deux, a-t-elle murmuré.
Will n’est manifestement pas sensible à la signification du murmure. Douceur, discrétion tout ça, pas son bol de croquettes. Will est jeune, Will est content d’avoir une jolie maîtresse, Will s’exprime. Sitôt qu’il a entendu son nom, Will a donc résolu de rouler une galoche d’enfer à sa nouvelle amie. Il a bondi.
Le premier choc fut pour le menton d’Alice, entrant en contact virulent avec la truffe de Will. Le second pour son nez, lorsque son choupinou d’amour lui a écrasé les lunettes de soleil sur le visage. Ce qu’elle aurait encore pu dissimuler sous un rictus amusé et une bonne couche de fond de teint, si elle n’avait été assise sur le rebord instable d’un pick-up. Malheureusement, elle était assise sur le rebord instable d’un pick-up et son gargouillis étranglé lorsqu’elle a basculé en arrière n’était rien, comparé aux glapissements effarés qu’elle a poussés ensuite.
C’est que d’une, la plateforme du pick-up, c’est de la tôle. Ça fait mal. De deux, sur la plateforme du pick-up patientaient de belles brassées de mauvaises herbes déracinées par sa vaillante équipe, et que parmi les brassées se cachaient un certain nombre de plants d’orties. Alice était bras nus, vous imaginez le résultat, d’autant que Will, échauffé par les couinements de sa maîtresse, lui bondissait allègrement sur l’estomac, rabattant chaque fois une touffe d’orties supplémentaires. Pimentées de quelques ronces, pour le principe. Là, Alice a crié plus fort. Pierrot est arrivé en courant et Will, trop stressé, a fait pipi.
Bien sûr qu’elle l’aime toujours, son Will adoré. Ce n’est pas vraiment sa faute, il n’a fait qu’exprimer son bonheur d’être libéré de ces infâmes barreaux entravant sa liberté. D’ailleurs Alice sent bien qu’il est tout bouleversé, il n’a pas fait pipi depuis dix bonnes minutes. Donc non, elle ne l’abandonnera pas, elle va simplement lui apprendre à contrôler sa vessie et à ne pas sauter chaque fois qu’il entend son nom.
Certes, Alice se dit aussi qu’elle a connu des jours meilleurs que celui-ci, les bras couverts de plaques rouges, le nez couronné et le menton bleui, parfumée à l’urine canine devant son équipe au grand complet. Certes. Mais, parce qu’il y a toujours un mais, non ? Et quand c’est un bon mais, il est important de le souligner. Mais, du coup, rapport au mal de tête carabiné et aux démangeaisons intenables, Pierrot la raccompagne chez elle. Alors oui, il a ouvert les fenêtres pour supporter l’odeur. Mais. Mais est-ce-qu’il n’y aurait pas moyen, une fois douchée et rafistoler, de se faire tartiner une bonne couche de crème contre les démangeaisons ? Alice s’interroge.