7
La nuit ne lui a pas porté conseil. Après cinq heures de sommeil en pointillés et quarante-cinq minutes d’embouteillages, Cassie est résolue à se ressaisir.
Cassie Willis ne fuit pas. Ou plus. Cassie Willis ne se laisse pas dicter sa conduite par un homme, honore toujours ses engagements professionnels, maintient ses rapports avec la gent masculine en zone de sécurité, donc sous la ceinture. Cassie Willis ne cède pas à la facilité. Ou plus.
Alors pourquoi ? Pourquoi est-elle en train de traverser le hall sur la pointe des pieds, ses bottines à la main ? Et pourquoi a-t-elle cessé de respirer lorsque le déclic de la clé dans la serrure a résonné dans le silence matinal ?
Pitoyable. Ridicule. Disproportionné. Ce qui ne l’empêche pas de grimper les deux étages en apnée et à toute vitesse pour se glisser dans l’atelier.
Elle remplit les bibliothèques, accroche les rideaux, range le dressing, installe des lustres en papier, fait le lit, trie les éléments de décoration, ouvre des cartons, accueille le camion de livraison, guide les livreurs, aide à décharger et supervise l’installation des meubles. Elle se dépense avec entrain, exploitant son corps pour mieux noyer son cerveau, jusqu’à ce que le camion remonte finalement l’allée. Là, elle rend les armes. Elle s’affale de tout son long sur les marches de pierre.
Son estomac crie famine, ses bras pitié, sa tête silence. Mais au moins, elle ne pense plus. Pas de poids sur la nuque ni de tension dans les épaules. Les yeux clos, elle s’étale sur le perron, savourant la fraicheur de la dalle sous son dos et la chaleur du soleil sur ses jambes.
Raph achève de descendre l’escaler sur la pointe des pieds. Trop tentant. La raison voudrait qu’il la réveille et la confronte, ne serait-ce que pour venger sa propre nuit sans sommeil, à ressasser des histoires d’énergie, de couleur et d’empreintes, seul dans ses draps froids. Mais Raph a toujours privilégié l’instinct à la raison. Et il sent bien, avec Cassie, que la confrontation n’est pas la plus adaptée des techniques. Il faut d’abord amadouer la bête.
Pieds nus sur le carrelage, il s’approche en silence, l’eau à la bouche à la vue du corps pâle sous les boucles rousses. C’est journées portes ouvertes, manifestement. Le portail est grand ouvert au bout de l’allée, et Cassie obstrue la porte d’entrée, sa chemise à carreaux relevée sur un nombril irisé.
Avec un sourire, il enclenche au moins la fermeture du portail. Pas la peine que le type en imperméable de l’autre côté de la rue assiste à ce qui va suivre.
Un sort, peste Cassie. C’est la seule explication plausible au fait qu’elle se soit retrouvée nue et pantelante sur le carrelage de l’entrée. Pire, consentante. Encore pire, sa culotte lovée autour du tee-shirt de Raph sur la rampe de l’escalier.
Tout en installant des sets de table sur le comptoir, elle jette un coup d’œil perplexe au coupable. Lorsqu’il lui a proposé de déjeuner, elle s’est résolue à se comporter en adulte, soit. Mais depuis cinq minutes qu’il débite des tomates et grille des toasts en fredonnant, elle se demande bien ce que ferait un adulte à sa place.
Pourquoi parler s’il n’est pas vexé ? Il semble tout à fait en paix avec sa fuite de la veille. Très bien, autant passer à autre chose et faire comme si pareil désintérêt ne l’atteignait pas le moins du monde. Rien, pas une miette, décide-t-elle en ouvrant la porte d’un buffet à la recherche des assiettes.
Les assiettes y sont. A l’endroit exact où elle les a rangées la semaine précédente, d’ailleurs. Elle en ramasse deux et entrebâille le placard du dessus, puis tire un tiroir voisin.
Que la cliente exige du neuf pour tout et laisse Cassie garnir les placards, c’est déjà arrivé. Rare, mais pas exceptionnel. Sauf que ladite cliente s’empresse en général de se réapproprier son intérieur, gênée qu’une autre ait rangé son linge, ordonné sa vaisselle ou choisi l’ordre de ses CD. Emilie, manifestement, non. Chaque étagère est dans l’état exact où Cassie l’a laissée, indiquant soit un emploi du temps surchargé, soit une absence totale d’investissement.
— Raph ? Demande-t-elle, se juchant sur un tabouret. Est-ce-que ta sœur passe du temps dans la cuisine ?
— Sérieusement ? Raille-t-il sans lever la tête de sa planche à découper. Le premier sujet qui te vient à l’esprit, là, comme ça, c’est ma sœur ?
Ah. Anguille sous roche, donc. Il est tout de même un tantinet vexé, et ça lui fait tout de même un tantinet plaisir, à Cassie, alors que ça ne devrait pas. Peu importe. Ça la met de bonne humeur.
— J’imagine que tu attends des excuses, marmonne-t-elle.
Raph abandonne le rôle de l’intouchable. Il ne lui convient pas des masses. Mais Cassie n’est visiblement pas plus à l’aise avec les excuses, il en apprécie donc la portée.
— Plutôt des explications, corrige-t-il. Tu m’as laissé à poil au milieu du jardin parce que… ?
— Je t’ai laissé dans la chambre, pas au milieu du jardin.
— Je t’ai couru après, figure-toi. Parce que ?
Rassemblant le produit de son découpage dans le saladier, il mélange le tout avec la sauce, le dépose sur le comptoir et fait glisser les toasts dans les assiettes.
— Parce que je n’ai pas aimé ce que j’ai vu, bougonne-t-elle, servant la salade. Parce que je ne voulais pas avoir à te demander ce qui est arrivé à tes parents. Parce que je ne veux rien d’autre qu’une relation physique.
Sidéré, Raph subtilise la tartine qu’elle vient de se préparer pour l’engouffrer d’un seul coup.
— C’est tout ce que tu mérites, gargouille-t-il la bouche pleine. Non mais franchement, tu as un problème avec le fait que je t’aime bien ? Tu préfères l’attitude de ma sœur ?
— Tu sais parfaitement ce que je veux dire, réplique-t-elle en plongeant dans sa salade.
Pas du tout, non. Il ne sait pas ce qu’elle a vu, mais il se dit que s’il avait des sentiments pour elle, des vrais, il en serait tout de même le premier informé.
— Tu me plais, avoue-t-il avec un haussement d’épaules, je ne te l’ai jamais caché. Je ne t’impose rien. Donc non, je ne vois pas où est le problème, et je ne comprends rien à ton histoire avec mes parents. Si tu n’as pas envie de savoir, ne demande pas.
— Si, justement. C’est bien ça le problème, c’est que ça m’intéresse ! Je veux dire… ce n’est pas que... pardon. Je… c’est juste… bref, j’allais te proposer d’en revenir à des relations purement professionnelles, mais après… je suppose que… qu’on… Oh, et merde à la fin !
Stupéfait, Raph observe Cassie l’impassible se frotter le front, tirer sur une boucle, ouvrir et refermer la bouche, puis balancer sa fourchette sur le carrelage dans un geste rageur. Lorsqu’enfin elle lève le nez pour lui décocher un coup d’œil agacé, c’est plus fort que lui. Il explose de rire.
Il se moque, là. Cassie soupire un bon coup et glisse du tabouret pour ramasser sa fourchette.
— Je peux savoir ce qui t’amuse ? Grince-t-elle.
— Désolé, mais l’inébranlable Cassie qui s’emmêle les pinceaux, ça vaut son pesant de cacahuètes. Ça me console un peu pour la superbe assurance que tu exhibais hier soir, alors que j’avais des palpitations devant ta petite culotte échouée sur le sol.
Il lui tend en offrande un toast orné d’un morceau de fromage. Et puis zut. Elle l’accepte.
— Bon, reprend-il. Si ce que tu as vu en moi t’a déplu, j’en suis navré, je maîtrise moyennement bien mon inconscient. Oui, tu m’intrigues, tu m’attires, voilà où j’en suis. Et si tu as vu des choses que j’ignore moi-même, je m’en fous, ce qui compte c’est là, maintenant, tu me plais, je te plais et n’ose pas me dire le contraire.
Il se remplit la bouche de salade et recrache un morceau de tomate. Cassie se demande, sérieusement, comment elle peut trouver ça charmant.
— Et je sais, gargouille-t-il entre deux feuilles, tu m’avais prévenu. Rassure-toi, je ne te demanderai plus jamais de lire mon… empreinte. Il m’a fallu la moitié de la nuit pour m’habituer au concept. Je suis désolé, tu es désolée, on fait avec et on passe à autre chose ?
—Et tu t’y es fait, au concept ?
L’esquive est piteuse, mais elle ne sait pas quoi dire. Ce type lui embrouille les neurones.
— Je crois, soupire-t-il. Ça ne change rien sur le fond, mais ça fait une drôle de ridule en surface. Me dire que tu peux savoir ce que je ressens quand tu veux…
— Je ne me permets jamais…
— Je sais, mais quand même. Tu peux. Ça fait drôle. Attends, ça t’a pris combien de temps pour accepter ta… euh… particularité ?
— Longtemps, répond-elle sobrement.
Douze ans et une dépression, très exactement.
— Alors sois sympa, poursuit-il, accorde-moi quelques jours pour digérer, c’est le temps qu’il me faut pour être moins borné. Et envoyer balader toutes mes croyances.
Elle le dévisage longuement. Cet homme est doué. Et dangereux, la colère étant toujours plus facile à gérer que le charme odieux qu’il dégage en toute circonstance.
— Alors ? Insiste-t-il. On est d’accord ?
Cassie repousse son assiette d’un doigt hésitant. Rien de résolu, beaucoup d’évité. Solution idéale.
— Ouais, bon, consent-elle du bout des lèvres.
— Génial. Ton enthousiasme me réchauffe le cœur. Tu vas finir ton assiette ?
Enfin. Raph s’empare des deux toasts qu’elle lui tend et les enfourne en trois bouchées.
— Les parents, maintenant, lâche-t-il la bouche pleine. Cancer des poumons pour mon père, l’enfer. Il est mort il y a deux ans. Ma mère n’a pas supporté, elle s’est laissé mourir. Elle l’a suivi six mois plus tard. Emilie ne t’avait rien dit ?
— Seulement qu’ils étaient décédés. Je suis désolée. J’espère que je n’ai pas remué le couteau dans la plaie.
— Ne t’en fais pas. Je vis avec. Ça fait toujours mal, mais j’ai fait mon deuil. Emilie…
Avec un coup d’œil sur le décor alentour, il se passe une main nerveuse dans les cheveux.
— Elle en souffre encore énormément, avoue-t-il. Elle était beaucoup plus proche d’eux que moi. Elle se focalise sur l’idée qu’elle n’a pas suffi, que notre mère ne nous a pas jugés suffisamment dignes d’intérêt pour se battre, ce genre d’âneries.
Il saute à bas de son tabouret, empile les assiettes dans l’évier puis s’y adosse, bras croisés et mâchoires crispées. S’il a fait son deuil, voir sombrer sa sœur est une autre histoire. Elle souffre. Il souffre.
Cassie triture sa serviette, étrangement perdue. Elle ne sait pas quoi faire de ce Raph sérieux, de cette douleur dans des yeux qu’elle ne connait que rieurs. Alors elle attend.
— Vrai ou pas, reprend-il, je ne peux pas penser comme elle. Je ne tiendrais pas, et d’ailleurs elle ne tient pas. Café ?
— S’il te plait.
— A la mort de notre mère, Emilie voulait absolument revenir vivre ici. Et puisque je n’ai pas réussi à l’en dissuader, je lui ai proposé une colocation pour qu’elle ne reste pas seule. On s’est installés il y a un peu plus d’un an. Grâce à l’héritage, sans quoi ni elle, ni moi n’aurions les moyens d’entretenir la maison, encore moins de la redécorer.
— C’est pour ça qu’elle rachète tout, suppose Cassie. Elle essaye de s’imposer.
— Je crois qu’elle s’est un peu surestimée, confirme-t-il en s’activant devant la machine à café. Elle s’est vite rendue compte à quel point le fait de vivre avec le fantôme de nos parents était pénible. Elle veut se réapproprier l’endroit.
— Et ça marche ?
Raph lui tend un mug fumant, manquant le faire déborder d’un haussement d’épaules. Cassie serre les dents. Il souffre, et comme pour toutes les douleurs trop grandes, ses verrous n’y suffisent pas. Le bleu cogne à la porte.
— Au début, oui, répond-il finalement. Maintenant… je ne sais pas. Plus moyen de la faire parler de quoi que ce soit, elle ne dit rien et je ne la comprends pas. Je me sens impuissant.
— Tu es là. C’est déjà beaucoup.
— Merci.
— Pas de quoi.
— Et toi ?
— Quoi, moi ?
— Donnant-donnant. Tes parents ?
Cassie suit le bord de sa tasse du bout de l’index. Il ne la quitte pas des yeux, soufflant sur son café, et sa fêlure est bien trop visible. Elle n’a jamais su résister à une couleur blessée.
— Accident de voiture, soupire-t-elle finalement. Mon père s’est endormi au volant. Morts sur le coup.
— Quand ?
— Il y a neuf ans.
— Comment tu fais ?
— Je vis avec. C’est tout ce qu’il y a à faire.
Elle secoue ses boucles, inspire profondément puis plonge dans le regard ardoise.
— La blessure se referme, tu sais. Ça cicatrise, ça repousse, au bout d’un moment il n’en reste qu’une toute petite écharde. Ça fait mal quand on appuie dessus, le reste du temps ça se contente d’être là. Et ça te rappelle qu’ils ont été là.
D’un seul coup, les pulsations cessent. Ses verrous retrouvent leur légèreté, l’envahissante blessure de Raph disparait comme si ces touts petits mots sans artifices pouvaient réellement l’apaiser. Cassie cligne des yeux, ahurie.
— Incroyable, murmure-t-il. En deux ans, tu es la première à trouver les mots justes.
Raph la regarde glisser au bas du tabouret, tirant sur sa chemise comme une gamine morte de honte. Il sourit. Trop personnel, sans doute.
— Bon, bougonne-t-elle. Faut que j’y retourne.
— Au fait, glisse-t-il l’air de rien, expédiant d’un revers de main les miettes du déjeuner sur le sol. Sarah m’a invité à ta fête d’anniversaire, ce soir.
Elle le détaille sans un mot. Dans une seconde, elle va devenir désagréable.
— Sarah t’a appelé ? Toi ? Et invité ? Pourquoi ?
Et voilà. Désagréable.
— Oui, moi. Parce qu’un strip-teaseur était trop cher, j’imagine, et qu’elle va me demander de surgir du gâteau géant en string léopard.
Cassie se mord les lèvres, retenant visiblement un éclat de rire.
— C’est aujourd’hui ? Ajoute-t-il.
— Demain.
Demain. Il ramasse les deux tasses et les dépose dans l’évier, en équilibre instable sur les assiettes, se demandant comment il va bien pouvoir trouver un cadeau un samedi à quatorze heures pour le dimanche.
— Alors je te le souhaiterai demain, promet-il. Quel âge ?
— Trente-deux.
Elle contourne le comptoir sans un mot, et Raph en reste perplexe. Il s’attendait à l’entendre pester, lutter, refuser sa présence à sa soirée. Elle se contente d’ouvrir le lave-vaisselle pour y transférer la pile de l’évier.
Cassie referme le lave-vaisselle d’un coup de pied, le cerveau en ébullition. Puis fait demi-tour et avise le sourire hilare de Raph, accoudé au comptoir.
— Quoi ? Aboie-t-elle.
— Tu ranges derrière moi.
— Et alors ?
— Et alors c’est un vrai truc de couple.
— Si tu cherches un couple, siffle-t-elle, on ne s’est pas bien compris. Je te conseille les sites de rencontre.
Elle plisse les yeux. Pas vexé le moins du monde, le mufle est à deux doigts de rire à nouveau.
— Je plaisante, glousse-t-il. Mais quand même. Cassie Willis a une peur panique de l’engagement.
— Je n’ai pas… tu me gonfles ! Qu’est-ce-qu’elle a dit d’autre ?
— Qui ? Et sache que ta diversion est lamentable.
— Je ne vois pas de quoi tu parles. Sarah.
— Qu’elle sait que tu as oublié, qu’elle s’occupe de tout et que je dois te mettre dans ta voiture à dix-neuf heures. Que je n’ai qu’à venir avec toi et dormir là-bas, puisque tu reviens ici demain matin. Et que si tu n’es pas contente, il ne fallait pas t’engager à bosser un dimanche.
Cassie effleure sa bague, plus amusée qu’agacée. Si Sarah tente de la mettre au pied du mur, elle en sera pour ses frais.
— Bah, fais comme tu veux, cède-t-elle. La lunette des toilettes reste baissée, je ne prête pas ma brosse à cheveux et note bien que c’est exceptionnel.
— Tu devrais te recycler dans l’hôtellerie, ton accueil est un pur moment de bonheur. Tu remontes ?
— Plus tard. Puisque je n’ai plus besoin de te fuir, je vais avancer dans le salon.
— Je peux t’aider ?
— Tu n’as rien de mieux à faire ?
— Mieux que de t’admirer maniant le marteau ? Je deviens fou, dans mon cagibi bâché. On pourrait même en profiter pour bénir le salon, ajoute-t-il, avançant jusqu’à l’acculer au lave-vaisselle.
La zone sud de Cassie manifeste aussitôt son enthousiasme. Elle consulte sa montre, atterrée par son manque de professionnalisme.
— Tu te sens capable de boucler ça en dix minutes ?
— Si on saute les préliminaires.
— Pas de préliminaires et sur le sol, je ne veux pas abîmer les meubles. Au boulot.
Cassie se faufile sous son bras, déboucle son ceinturon et se dirige vers le salon d’un pas décidé.
— Et contre le mur, c’est négociable ? Résonne la voix de Raph dans son dos. La bâche, ça colle.
Elle éclate de rire et se débarrasse de sa chemise. Ce que Raph ne saura jamais, c’est la raison pour laquelle elle tolère un homme chez elle ce soir, elle qui, n’importe quel autre soir de l’année, aurait refusé tout net : elle lui est reconnaissante. Reconnaissante de lui délier la nuque, d’alléger ses épaules et d’envahir ses pensées jusqu’à ce qu’elle en oublie la date.
Cassie Willis ne fuit pas. Ou plus. Cassie Willis ne se laisse pas dicter sa conduite par un homme, honore toujours ses engagements professionnels, maintient ses rapports avec la gent masculine en zone de sécurité, donc sous la ceinture. Cassie Willis ne cède pas à la facilité. Ou plus.
Alors pourquoi ? Pourquoi est-elle en train de traverser le hall sur la pointe des pieds, ses bottines à la main ? Et pourquoi a-t-elle cessé de respirer lorsque le déclic de la clé dans la serrure a résonné dans le silence matinal ?
Pitoyable. Ridicule. Disproportionné. Ce qui ne l’empêche pas de grimper les deux étages en apnée et à toute vitesse pour se glisser dans l’atelier.
Elle remplit les bibliothèques, accroche les rideaux, range le dressing, installe des lustres en papier, fait le lit, trie les éléments de décoration, ouvre des cartons, accueille le camion de livraison, guide les livreurs, aide à décharger et supervise l’installation des meubles. Elle se dépense avec entrain, exploitant son corps pour mieux noyer son cerveau, jusqu’à ce que le camion remonte finalement l’allée. Là, elle rend les armes. Elle s’affale de tout son long sur les marches de pierre.
Son estomac crie famine, ses bras pitié, sa tête silence. Mais au moins, elle ne pense plus. Pas de poids sur la nuque ni de tension dans les épaules. Les yeux clos, elle s’étale sur le perron, savourant la fraicheur de la dalle sous son dos et la chaleur du soleil sur ses jambes.
Raph achève de descendre l’escaler sur la pointe des pieds. Trop tentant. La raison voudrait qu’il la réveille et la confronte, ne serait-ce que pour venger sa propre nuit sans sommeil, à ressasser des histoires d’énergie, de couleur et d’empreintes, seul dans ses draps froids. Mais Raph a toujours privilégié l’instinct à la raison. Et il sent bien, avec Cassie, que la confrontation n’est pas la plus adaptée des techniques. Il faut d’abord amadouer la bête.
Pieds nus sur le carrelage, il s’approche en silence, l’eau à la bouche à la vue du corps pâle sous les boucles rousses. C’est journées portes ouvertes, manifestement. Le portail est grand ouvert au bout de l’allée, et Cassie obstrue la porte d’entrée, sa chemise à carreaux relevée sur un nombril irisé.
Avec un sourire, il enclenche au moins la fermeture du portail. Pas la peine que le type en imperméable de l’autre côté de la rue assiste à ce qui va suivre.
Un sort, peste Cassie. C’est la seule explication plausible au fait qu’elle se soit retrouvée nue et pantelante sur le carrelage de l’entrée. Pire, consentante. Encore pire, sa culotte lovée autour du tee-shirt de Raph sur la rampe de l’escalier.
Tout en installant des sets de table sur le comptoir, elle jette un coup d’œil perplexe au coupable. Lorsqu’il lui a proposé de déjeuner, elle s’est résolue à se comporter en adulte, soit. Mais depuis cinq minutes qu’il débite des tomates et grille des toasts en fredonnant, elle se demande bien ce que ferait un adulte à sa place.
Pourquoi parler s’il n’est pas vexé ? Il semble tout à fait en paix avec sa fuite de la veille. Très bien, autant passer à autre chose et faire comme si pareil désintérêt ne l’atteignait pas le moins du monde. Rien, pas une miette, décide-t-elle en ouvrant la porte d’un buffet à la recherche des assiettes.
Les assiettes y sont. A l’endroit exact où elle les a rangées la semaine précédente, d’ailleurs. Elle en ramasse deux et entrebâille le placard du dessus, puis tire un tiroir voisin.
Que la cliente exige du neuf pour tout et laisse Cassie garnir les placards, c’est déjà arrivé. Rare, mais pas exceptionnel. Sauf que ladite cliente s’empresse en général de se réapproprier son intérieur, gênée qu’une autre ait rangé son linge, ordonné sa vaisselle ou choisi l’ordre de ses CD. Emilie, manifestement, non. Chaque étagère est dans l’état exact où Cassie l’a laissée, indiquant soit un emploi du temps surchargé, soit une absence totale d’investissement.
— Raph ? Demande-t-elle, se juchant sur un tabouret. Est-ce-que ta sœur passe du temps dans la cuisine ?
— Sérieusement ? Raille-t-il sans lever la tête de sa planche à découper. Le premier sujet qui te vient à l’esprit, là, comme ça, c’est ma sœur ?
Ah. Anguille sous roche, donc. Il est tout de même un tantinet vexé, et ça lui fait tout de même un tantinet plaisir, à Cassie, alors que ça ne devrait pas. Peu importe. Ça la met de bonne humeur.
— J’imagine que tu attends des excuses, marmonne-t-elle.
Raph abandonne le rôle de l’intouchable. Il ne lui convient pas des masses. Mais Cassie n’est visiblement pas plus à l’aise avec les excuses, il en apprécie donc la portée.
— Plutôt des explications, corrige-t-il. Tu m’as laissé à poil au milieu du jardin parce que… ?
— Je t’ai laissé dans la chambre, pas au milieu du jardin.
— Je t’ai couru après, figure-toi. Parce que ?
Rassemblant le produit de son découpage dans le saladier, il mélange le tout avec la sauce, le dépose sur le comptoir et fait glisser les toasts dans les assiettes.
— Parce que je n’ai pas aimé ce que j’ai vu, bougonne-t-elle, servant la salade. Parce que je ne voulais pas avoir à te demander ce qui est arrivé à tes parents. Parce que je ne veux rien d’autre qu’une relation physique.
Sidéré, Raph subtilise la tartine qu’elle vient de se préparer pour l’engouffrer d’un seul coup.
— C’est tout ce que tu mérites, gargouille-t-il la bouche pleine. Non mais franchement, tu as un problème avec le fait que je t’aime bien ? Tu préfères l’attitude de ma sœur ?
— Tu sais parfaitement ce que je veux dire, réplique-t-elle en plongeant dans sa salade.
Pas du tout, non. Il ne sait pas ce qu’elle a vu, mais il se dit que s’il avait des sentiments pour elle, des vrais, il en serait tout de même le premier informé.
— Tu me plais, avoue-t-il avec un haussement d’épaules, je ne te l’ai jamais caché. Je ne t’impose rien. Donc non, je ne vois pas où est le problème, et je ne comprends rien à ton histoire avec mes parents. Si tu n’as pas envie de savoir, ne demande pas.
— Si, justement. C’est bien ça le problème, c’est que ça m’intéresse ! Je veux dire… ce n’est pas que... pardon. Je… c’est juste… bref, j’allais te proposer d’en revenir à des relations purement professionnelles, mais après… je suppose que… qu’on… Oh, et merde à la fin !
Stupéfait, Raph observe Cassie l’impassible se frotter le front, tirer sur une boucle, ouvrir et refermer la bouche, puis balancer sa fourchette sur le carrelage dans un geste rageur. Lorsqu’enfin elle lève le nez pour lui décocher un coup d’œil agacé, c’est plus fort que lui. Il explose de rire.
Il se moque, là. Cassie soupire un bon coup et glisse du tabouret pour ramasser sa fourchette.
— Je peux savoir ce qui t’amuse ? Grince-t-elle.
— Désolé, mais l’inébranlable Cassie qui s’emmêle les pinceaux, ça vaut son pesant de cacahuètes. Ça me console un peu pour la superbe assurance que tu exhibais hier soir, alors que j’avais des palpitations devant ta petite culotte échouée sur le sol.
Il lui tend en offrande un toast orné d’un morceau de fromage. Et puis zut. Elle l’accepte.
— Bon, reprend-il. Si ce que tu as vu en moi t’a déplu, j’en suis navré, je maîtrise moyennement bien mon inconscient. Oui, tu m’intrigues, tu m’attires, voilà où j’en suis. Et si tu as vu des choses que j’ignore moi-même, je m’en fous, ce qui compte c’est là, maintenant, tu me plais, je te plais et n’ose pas me dire le contraire.
Il se remplit la bouche de salade et recrache un morceau de tomate. Cassie se demande, sérieusement, comment elle peut trouver ça charmant.
— Et je sais, gargouille-t-il entre deux feuilles, tu m’avais prévenu. Rassure-toi, je ne te demanderai plus jamais de lire mon… empreinte. Il m’a fallu la moitié de la nuit pour m’habituer au concept. Je suis désolé, tu es désolée, on fait avec et on passe à autre chose ?
—Et tu t’y es fait, au concept ?
L’esquive est piteuse, mais elle ne sait pas quoi dire. Ce type lui embrouille les neurones.
— Je crois, soupire-t-il. Ça ne change rien sur le fond, mais ça fait une drôle de ridule en surface. Me dire que tu peux savoir ce que je ressens quand tu veux…
— Je ne me permets jamais…
— Je sais, mais quand même. Tu peux. Ça fait drôle. Attends, ça t’a pris combien de temps pour accepter ta… euh… particularité ?
— Longtemps, répond-elle sobrement.
Douze ans et une dépression, très exactement.
— Alors sois sympa, poursuit-il, accorde-moi quelques jours pour digérer, c’est le temps qu’il me faut pour être moins borné. Et envoyer balader toutes mes croyances.
Elle le dévisage longuement. Cet homme est doué. Et dangereux, la colère étant toujours plus facile à gérer que le charme odieux qu’il dégage en toute circonstance.
— Alors ? Insiste-t-il. On est d’accord ?
Cassie repousse son assiette d’un doigt hésitant. Rien de résolu, beaucoup d’évité. Solution idéale.
— Ouais, bon, consent-elle du bout des lèvres.
— Génial. Ton enthousiasme me réchauffe le cœur. Tu vas finir ton assiette ?
Enfin. Raph s’empare des deux toasts qu’elle lui tend et les enfourne en trois bouchées.
— Les parents, maintenant, lâche-t-il la bouche pleine. Cancer des poumons pour mon père, l’enfer. Il est mort il y a deux ans. Ma mère n’a pas supporté, elle s’est laissé mourir. Elle l’a suivi six mois plus tard. Emilie ne t’avait rien dit ?
— Seulement qu’ils étaient décédés. Je suis désolée. J’espère que je n’ai pas remué le couteau dans la plaie.
— Ne t’en fais pas. Je vis avec. Ça fait toujours mal, mais j’ai fait mon deuil. Emilie…
Avec un coup d’œil sur le décor alentour, il se passe une main nerveuse dans les cheveux.
— Elle en souffre encore énormément, avoue-t-il. Elle était beaucoup plus proche d’eux que moi. Elle se focalise sur l’idée qu’elle n’a pas suffi, que notre mère ne nous a pas jugés suffisamment dignes d’intérêt pour se battre, ce genre d’âneries.
Il saute à bas de son tabouret, empile les assiettes dans l’évier puis s’y adosse, bras croisés et mâchoires crispées. S’il a fait son deuil, voir sombrer sa sœur est une autre histoire. Elle souffre. Il souffre.
Cassie triture sa serviette, étrangement perdue. Elle ne sait pas quoi faire de ce Raph sérieux, de cette douleur dans des yeux qu’elle ne connait que rieurs. Alors elle attend.
— Vrai ou pas, reprend-il, je ne peux pas penser comme elle. Je ne tiendrais pas, et d’ailleurs elle ne tient pas. Café ?
— S’il te plait.
— A la mort de notre mère, Emilie voulait absolument revenir vivre ici. Et puisque je n’ai pas réussi à l’en dissuader, je lui ai proposé une colocation pour qu’elle ne reste pas seule. On s’est installés il y a un peu plus d’un an. Grâce à l’héritage, sans quoi ni elle, ni moi n’aurions les moyens d’entretenir la maison, encore moins de la redécorer.
— C’est pour ça qu’elle rachète tout, suppose Cassie. Elle essaye de s’imposer.
— Je crois qu’elle s’est un peu surestimée, confirme-t-il en s’activant devant la machine à café. Elle s’est vite rendue compte à quel point le fait de vivre avec le fantôme de nos parents était pénible. Elle veut se réapproprier l’endroit.
— Et ça marche ?
Raph lui tend un mug fumant, manquant le faire déborder d’un haussement d’épaules. Cassie serre les dents. Il souffre, et comme pour toutes les douleurs trop grandes, ses verrous n’y suffisent pas. Le bleu cogne à la porte.
— Au début, oui, répond-il finalement. Maintenant… je ne sais pas. Plus moyen de la faire parler de quoi que ce soit, elle ne dit rien et je ne la comprends pas. Je me sens impuissant.
— Tu es là. C’est déjà beaucoup.
— Merci.
— Pas de quoi.
— Et toi ?
— Quoi, moi ?
— Donnant-donnant. Tes parents ?
Cassie suit le bord de sa tasse du bout de l’index. Il ne la quitte pas des yeux, soufflant sur son café, et sa fêlure est bien trop visible. Elle n’a jamais su résister à une couleur blessée.
— Accident de voiture, soupire-t-elle finalement. Mon père s’est endormi au volant. Morts sur le coup.
— Quand ?
— Il y a neuf ans.
— Comment tu fais ?
— Je vis avec. C’est tout ce qu’il y a à faire.
Elle secoue ses boucles, inspire profondément puis plonge dans le regard ardoise.
— La blessure se referme, tu sais. Ça cicatrise, ça repousse, au bout d’un moment il n’en reste qu’une toute petite écharde. Ça fait mal quand on appuie dessus, le reste du temps ça se contente d’être là. Et ça te rappelle qu’ils ont été là.
D’un seul coup, les pulsations cessent. Ses verrous retrouvent leur légèreté, l’envahissante blessure de Raph disparait comme si ces touts petits mots sans artifices pouvaient réellement l’apaiser. Cassie cligne des yeux, ahurie.
— Incroyable, murmure-t-il. En deux ans, tu es la première à trouver les mots justes.
Raph la regarde glisser au bas du tabouret, tirant sur sa chemise comme une gamine morte de honte. Il sourit. Trop personnel, sans doute.
— Bon, bougonne-t-elle. Faut que j’y retourne.
— Au fait, glisse-t-il l’air de rien, expédiant d’un revers de main les miettes du déjeuner sur le sol. Sarah m’a invité à ta fête d’anniversaire, ce soir.
Elle le détaille sans un mot. Dans une seconde, elle va devenir désagréable.
— Sarah t’a appelé ? Toi ? Et invité ? Pourquoi ?
Et voilà. Désagréable.
— Oui, moi. Parce qu’un strip-teaseur était trop cher, j’imagine, et qu’elle va me demander de surgir du gâteau géant en string léopard.
Cassie se mord les lèvres, retenant visiblement un éclat de rire.
— C’est aujourd’hui ? Ajoute-t-il.
— Demain.
Demain. Il ramasse les deux tasses et les dépose dans l’évier, en équilibre instable sur les assiettes, se demandant comment il va bien pouvoir trouver un cadeau un samedi à quatorze heures pour le dimanche.
— Alors je te le souhaiterai demain, promet-il. Quel âge ?
— Trente-deux.
Elle contourne le comptoir sans un mot, et Raph en reste perplexe. Il s’attendait à l’entendre pester, lutter, refuser sa présence à sa soirée. Elle se contente d’ouvrir le lave-vaisselle pour y transférer la pile de l’évier.
Cassie referme le lave-vaisselle d’un coup de pied, le cerveau en ébullition. Puis fait demi-tour et avise le sourire hilare de Raph, accoudé au comptoir.
— Quoi ? Aboie-t-elle.
— Tu ranges derrière moi.
— Et alors ?
— Et alors c’est un vrai truc de couple.
— Si tu cherches un couple, siffle-t-elle, on ne s’est pas bien compris. Je te conseille les sites de rencontre.
Elle plisse les yeux. Pas vexé le moins du monde, le mufle est à deux doigts de rire à nouveau.
— Je plaisante, glousse-t-il. Mais quand même. Cassie Willis a une peur panique de l’engagement.
— Je n’ai pas… tu me gonfles ! Qu’est-ce-qu’elle a dit d’autre ?
— Qui ? Et sache que ta diversion est lamentable.
— Je ne vois pas de quoi tu parles. Sarah.
— Qu’elle sait que tu as oublié, qu’elle s’occupe de tout et que je dois te mettre dans ta voiture à dix-neuf heures. Que je n’ai qu’à venir avec toi et dormir là-bas, puisque tu reviens ici demain matin. Et que si tu n’es pas contente, il ne fallait pas t’engager à bosser un dimanche.
Cassie effleure sa bague, plus amusée qu’agacée. Si Sarah tente de la mettre au pied du mur, elle en sera pour ses frais.
— Bah, fais comme tu veux, cède-t-elle. La lunette des toilettes reste baissée, je ne prête pas ma brosse à cheveux et note bien que c’est exceptionnel.
— Tu devrais te recycler dans l’hôtellerie, ton accueil est un pur moment de bonheur. Tu remontes ?
— Plus tard. Puisque je n’ai plus besoin de te fuir, je vais avancer dans le salon.
— Je peux t’aider ?
— Tu n’as rien de mieux à faire ?
— Mieux que de t’admirer maniant le marteau ? Je deviens fou, dans mon cagibi bâché. On pourrait même en profiter pour bénir le salon, ajoute-t-il, avançant jusqu’à l’acculer au lave-vaisselle.
La zone sud de Cassie manifeste aussitôt son enthousiasme. Elle consulte sa montre, atterrée par son manque de professionnalisme.
— Tu te sens capable de boucler ça en dix minutes ?
— Si on saute les préliminaires.
— Pas de préliminaires et sur le sol, je ne veux pas abîmer les meubles. Au boulot.
Cassie se faufile sous son bras, déboucle son ceinturon et se dirige vers le salon d’un pas décidé.
— Et contre le mur, c’est négociable ? Résonne la voix de Raph dans son dos. La bâche, ça colle.
Elle éclate de rire et se débarrasse de sa chemise. Ce que Raph ne saura jamais, c’est la raison pour laquelle elle tolère un homme chez elle ce soir, elle qui, n’importe quel autre soir de l’année, aurait refusé tout net : elle lui est reconnaissante. Reconnaissante de lui délier la nuque, d’alléger ses épaules et d’envahir ses pensées jusqu’à ce qu’elle en oublie la date.