6
— Ton poisson nous regarde.
Raph ne tourne même pas la tête. Il est affalé sur un matelas posé à même un parquet bâché, dans une pièce sans rideaux et sans lumière, couvert de sueur et épuisé. Il ne s’est pas senti aussi bien depuis très longtemps.
Parce qu’étalé sur son ventre se repose un feu d’artifice, un avec des joues rouges, des lèvres gonflées et un regard émeraude. Un avec des boucles en bataille accrochant les reflets blafards de la lune, un avec les seins posés sur son torse, un qu’il voudrait bien, s’il lui restait des forces, faire ronronner encore une fois.
— Tu me fais tout faire à l’envers, souffle-t-il. Je t’ai tâté le fessier avant même de t’embrasser.
— Et alors ? Tu es du genre conventionnel ?
— Il était conventionnel, le rodéo sur la table en teck ?
Le sourire de Cassie lui chatouille les poils du torse.
— Très juste. Je crois bien que j’ai un bleu.
— Je te ferai un suçon pour compléter ta collection. Dis, maintenant qu’on a passé le stade des civilités, tu vas m’expliquer ce qui te rend si spéciale dans ton boulot ?
— Tu penses toujours à ça ?
— Je n’ai jamais cessé.
— Même pendant le rodéo ?
— Sauf pendant le rodéo.
Cassie roule sur le côté, les doigts croisés derrière la nuque. Le mensonge est gravé sur ses tétons exposés.
— J’ai un don avec les couleurs, lâche-t-elle.
— Et ?
— Et rien.
— Tu mens.
— Non.
— Si. Même Emilie est convaincue que tu as quelque chose de particulier, et pourtant elle… elle, euh…
— Ouais. Tu as une idée de la raison pour laquelle je la hérisse autant ?
— Non. Mais pour être honnête, avant ce soir, je n’avais pas compris à quel point.
— On ne m’avait jamais traitée de traînée.
— Je suis désolé, soupire-t-il, s’allongeant sur le flanc. Je ne sais vraiment pas ce qui lui prend. Elle n’est pas toujours aimable, mais avec toi elle explose les records. Il faut que je lui parle. Ce qui n’est pas des plus faciles, ces derniers temps.
— Si tu apprends quoi que ce soit qui pourrait pacifier nos rapports, tiens-moi au courant.
— Si tu me livres ton secret honteux.
— Pardon ?
Elle écarquille les yeux et se redresse brusquement. Raph hausse un sourcil surpris. Apparemment, Cassie Willis a plus d’un secret honteux dans sa besace.
— Ton boulot, précise-t-il. Pourquoi, il y a autre chose ?
Masque impénétrable, le retour. Ses traits s’apaisent, son regard émeraude se glace et elle se retourne sur le ventre.
— Allez, insiste-t-il, effleurant son dos d’une main. Ton boulot. Tu sais, plus on me résiste, plus ça m’intrigue. Tu ferais mieux d’avouer avant que ça tourne à l’obsession. Quoique tu caches, tu ne pourras pas me faire peur.
— Tu paries ?
La mine franchement narquoise qu’elle lui oppose attise encore sa curiosité. A son tour, il se redresse pour s’adosser confortablement contre les coussins.
— Pari tenu.
— Très bien. Je vois les couleurs des énergies.
— Les… quoi ?
Cassie sourit. Le pauvre, il n’a pas la moindre idée de ce qui l’attend. Il veut de la franchise, il va en avoir.
— Une pièce est imprégnée par l’énergie de tout être vivant y ayant séjourné, précise-t-elle. J’enclenche une sorte de… mode de pensée particulier, et je suis capable de lire ces énergies sous forme de couleurs.
A peine éclairé par la lueur blafarde traversant la fenêtre, Raph ouvre la bouche. La referme. Se passe une main dans les cheveux puis secoue la tête, le regard indécis. Cassie patiente. Pour l’instant, il n’est pas effrayé, parce qu’il ne comprend pas.
— Quand on arrive quelque part, explique-t-elle, c’est d’abord technique. Sarah est architecte d’intérieur. On visualise les lieux, on discute avec le client, elle dessine des plans. On casse, on perce, on reconstruit, on réaménage. Mon boulot, c’est essentiellement de superviser.
— Jusque-là, je te suis.
— Une fois l’agencement modifié en fonction des goûts du client, sa patte est déjà dans les lieux. Je me place au centre de l’espace et je ferme les yeux. Je vois ce qu’il y a projeté sans le savoir, à chaque fois qu’il a visité, imaginé.
— Ah, bafouille Raph. Oui. Bon.
Elle sourit un peu plus, honteusement amusée.
— S’il s’agit d’un endroit déjà habité comme ici, reprend-elle, c’est plus facile puisque votre empreinte y est forte. Dans une nouvelle construction, je dois projeter. Et pour de nouveaux occupants dans un ancien logement, trier les énergies résiduelles des précédents habitants.
Lorsque Raph gigote sur le matelas, cherchant sans doute un commentaire ou à défaut, une bonne blague, elle retient son rire et lui assène le coup de grâce.
— Chaque être vivant est doté d’une couleur, poursuit-elle avant qu’il ait trouvé. Elle se décline en milliers de nuances en fonction de ses émotions. Tu passes dans une pièce énervé, tu laisses une trace. Tu y repasses de bonne humeur, une autre. Je suis simplement capable de percevoir ces couleurs et de les interpréter.
— Alors quoi ? Tu fermes les yeux et tu vois la pièce ?
— Quand je choisis la couleur des murs, je vois des ambiances. Pour la décoration, un ensemble de tâches floues, comme dans un kaléidoscope. A chaque fois, je reproduis ce que je vois à l’aquarelle et je remanie en fonction de ce que je veux créer comme ambiance. Il s’agit surtout de faire circuler l’énergie.
— Des tâches floues ? Un kaléidoscope ?
Cassie semble hésiter une seconde, puis s’extirpe du matelas, complètement nue, et allume la lumière avant de détaler en courant. Une seconde, Raph redoute qu’elle ne s’enfuie, mais non. Elle réapparaît avec une lampe de chevet et sa sacoche. Une lampe ?
— Déformation professionnelle, marmonne-t-elle sous son regard perplexe. L’ampoule nue au plafond, très peu pour moi.
Raph n’avait pas noté l’ampoule au plafond. Il n’avait même pas noté qu’il faisait nuit, d’ailleurs. Cassie est nue et son cerveau pédale dans la semoule. Il a d’autres priorités.
Elle branche rapidement la lampe, éteint le plafonnier et se rassoit sur le matelas dans la lumière tamisée, extirpant de sa sacoche un énorme carnet, puis du carnet une feuille pliée.
— Voilà ton salon, déclare-t-elle, lui présentant une composition abstraite de tâches floues. La trainée crème, c’est le canapé. Les miettes orangées, des coussins. Les deux bandes claires autour du bleu, les rideaux sur la fenêtre. Ici, une table basse, là deux tableaux, le mur-bibliothèque, ça des plantes et ici un grand lustre. Tu me suis ?
Raph hoche la tête, abasourdi. A mesure qu’elle décode son aquarelle diffuse, les tâches s’amalgament sous ses yeux pour former des éléments concrets. Ou peut-être est-ce la bouteille de vin qu’ils ont finie après la table en teck.
— Alors ? Le défie-t-elle. Toujours pas peur ?
— Euh… honnêtement ? Si. Mais je te crois, ajoute-t-il à la hâte. C’est juste un peu… inhabituel.
L’euphémisme du siècle, mais Cassie Willis le vaut bien. Il se frictionne l’oreille et choisit au hasard l’une des huit-cent-cinquante-trois mille questions fusant sous son crâne.
— Mais d’où… comment… tu… depuis quand ?
— Depuis que j’ai douze ans, à peu près.
— Et tout le monde le sait ?
— Seulement mes proches.
— Emilie, elle est au courant ? Et tes clients ?
— Pas vraiment. Ils savent que je travaille d’une façon un peu particulière mais de toute façon, même quand j’explique vouloir ressentir l’énergie d’une pièce avant d’en choisir la couleur, on prend ça pour une bizarrerie d’artiste.
— Mais pour toi, c’est quoi ? Un… don divin ?
— Non, confie-t-elle dans un éclat de rire. Non. Plutôt… un truc d’ordre cérébral, une hypersensibilité, quelque chose comme ça.
— Et ça vient d’où ?
— Aucune idée.
— Je veux dire, c’est… héréditaire ?
Cassie hésite. Se livrer et provoquer une nouvelle avalanche de questions, ou mentir et rater l’occasion de le voir pédaler un peu plus. Elle se sent bien, le corps repu et l’esprit au repos. Elle cède.
— Ma mère avait certaines dispositions, avoue-t-elle.
— C’est-à-dire ?
— La même chose que moi, en plus poussé. Elle pouvait lire les couleurs des gens, mais aussi manipuler ces couleurs. Guider leurs émotions, en gros.
— Tu veux m’achever ?
— Tu as demandé, sourit-elle.
— Manipuler les… bon dieu. On parle de quoi, là, de télépathie ?
— Pas vraiment. Plutôt d’insuffler des idées positives, atténuer la perception de la douleur, comprendre ce que ton inconscient sait mais que tu ne formules pas. Elle était psy.
— Mais toi, tu…
— Non. Moi, je peux seulement lire les couleurs, celles que les gens portent ou laissent derrière eux.
Il est décidément craquant, avec son regard perdu. Les mots coulent, ses épaules s’allègent et elle se demande bien comment. Elle remonte ses jambes et attend patiemment.
Raph se concentre sur Cassie, genoux sous le menton, chevilles croisées juste devant sa pudeur. Si elle dit vrai, et il n’en doute que par respect pour trente-quatre ans de scepticisme ardemment cultivé, le monde tel qu’il se l’imaginait vient de se prendre un mur en pleine face.
— Bon, capitule-t-il. Montre-moi. C’est le seul moyen.
— Te montrer quoi ? Le seul moyen de quoi ?
— Le seul moyen de faire avaler la pilule à mon pauvre cortex. Raconte-moi ce que tu vois ici.
— Si tu veux, sourit-elle, mais tu dois sortir, sans quoi je te lirai aussi. L’énergie d’un être humain est plus forte que l’énergie résiduelle d’une pièce.
— Et tu… attends. Tu es en train de me dire que tu peux lire mes pensées ?
— Pas tes pensées, seulement ton empreinte. Je peux y ressentir ton humeur, tes émotions, ton histoire... Mais rassure-toi, je ne m’en sers que pour mon métier.
— Tu plaisantes ? Tu ne craques jamais ?
— Non.
— Bon, alors dérouille-toi. Lis-moi.
— Tu es fou ? S’exclame-t-elle. C’est trop intime.
— Question intimité, tu ne crois pas que c’est un peu tard ?
Lorsqu’elle éclate de rire dans un ample mouvement de gorge, il se surprend à sourire béatement, cerveau moulu ou pas. Une femme à ce point en phase avec son humour, c’est du pain béni pour l’ego.
— Ça n’a rien à voir, proteste-t-elle finalement. C’est trop dangereux.
— Dangereux ?
— Oui, enfin… indélicat, quoi. Tu vois.
— Non. Comment ça, dangereux ? Tu pensais à quelque chose de précis.
— Non.
Raph hausse un sourcil. S’ils étaient toujours dans la pénombre, il aurait pu la manquer. Mais la lampe de chevet a clairement révélé la faille dans les émeraudes. Il l’a prévenue. Lui, plus on lui résiste, plus ça l’intrigue.
— Il t’est arrivé quelque chose de dangereux, suppose-t-il, réfléchissant à toute allure. Quoi ? Un rapport avec ton travail ? Non, avec ce secret honteux que tu as cru…
— Tu délires complètement, le coupe Cassie.
Raide comme la justice, elle glisse un coup d’œil peu discret du côté de sa robe en boule dans un coin et il se dit que là, le plan B, ce ne serait pas du luxe. Il reste un paquet de métal à arracher avant de la débarrasser de son armure.
— Je te laisse tranquille si tu me lis ma couleur, promet-il l’air de rien. Juste ça et ensuite, je te remmène au septième ciel.
— Et qui te dit que tu m’y as déjà emmenée ?
L’alerte est passée. Les épaules subitement relâchées, Cassie rit sans retenue du regard mortifié qu’il lui décoche.
— C’était mesquin, bougonne-t-il.
— Tout fait. Bon. Je vais te lire. Mais je t’aurai prévenu, c’est toujours une mauvaise idée.
— Vas-y. Couvre-toi si tu veux que je me concentre, et raconte. C’est quoi, ma couleur ?
— Bleu.
Elle a répondu trop vite. Trop détendue, Cassie, attention, se sermonne-t-elle en s’installant en tailleurs avant de remonter la couette sur son buste.
— Tu le savais déjà, constate-t-il aussitôt. Je croyais que tu ne le faisais jamais ?
— Les accidents, ça arrive. Il y a quelques jours, quand je visualisais les couleurs de la terrasse, tu as déboulé alors que j’étais ouverte.
— Ouverte ?
— C’est comme des serrures, explique-t-elle. Je me déverrouille seulement pour lire. Quand je suis fermée, je ne peux pas voir les autres et les autres ne peuvent pas me voir.
— Quels autres ?
Nom de nom, Cassie ! Attention ! Elle ne répond pas, se contentant d’un nouveau coup d’œil à sa robe.
— J’ai compris, soupire Raph. Revenons-en à ma couleur. Tu vois quoi, exactement ? Un monochrome ?
— Une dominante bleue. Avec des tâches, des fissures, des éclaboussures, des bosses et des creux. Chaque relief est une sensation assez forte pour se traduire en mots.
— Et alors ? Ils te disent quoi, mes reliefs ?
Avec un sourire, Cassie ferme les yeux et fait sauter ses verrous. Elle a beau rechigner, en découvrir un peu plus sur Raphaël De Forest risque d’être amusant.
— Tu es excessif, constate-t-elle aussitôt. Et moi qui te croyais nonchalant… tes émotions ne te font pas peur. Tu aimes vivre intensément.
Elle fronce les sourcils, intriguée.
—Tu as l’impression d’avoir quelque chose à produire. Une œuvre qui t’échappe en permanence. Tu te demandes si tu as ce qu’il faut en toi ou si tu veux seulement le croire, parce que tu as besoin de te réaliser pour te trouver un sens. Tu l’as, Raph. Je peux au moins te rassurer là-dessus, tu fourmilles de créativité, tu as simplement du mal avec l’idée d’en passer par le brouillon pour arriver au chef d’œuvre. Sois patient.
Il va en faire des cauchemars, pour sûr. Les yeux mobiles sous leur fine membrane de peau, Cassie parait le scruter de haut en bas sous ses paupières closes. Et ce, sans mentionner la maestria glaçante avec laquelle elle résume ses affres intérieures.
— Il y a une faille, là. Une ligne sombre et cassée, tout un pan plus profond. Tu as beaucoup souffert. Tes parents… zut. Pardon. Je suis désolée, murmure-t-elle, j’avais oublié. Je regarde ailleurs.
Elle est donc au courant pour ses parents. Mais comme elle vient joliment de le résumer, elle préfère regarder ailleurs. Très flatteur.
— Je te plais, reprend-elle avec une moue ravie. Beaucoup. Tu me… ah non !
Quoi ? Raph se redresse, Cassie se tend. Elle rouvre brusquement les yeux, posant sur lui un regard effaré.
— Quoi ? S’affole-t-il.
— Raph, non. Ne t’attache pas à moi. Tu ne… oh, et puis merde !
Avant qu’il ait pu bouger un orteil, stupéfait, elle a récupéré son sac, sa robe et filé hors de la chambre. Le temps qu’il se dépêtre de la couette et descende en courant, la culotte verte a déserté la terrasse. Le vrombissement de moteur malmené emplissant la nuit révèle d’ailleurs assez fidèlement sa position. Bonne nuit, Raph.
Mais qu’est-ce-qui lui est bien passé par la tête, pour l’amour du ciel ? Cassie pile sur une place de livraison, un pneu sur le trottoir et un autre sur le passage piéton. A quoi a-t-elle pensé ? Pourquoi a-t-elle cédé à cette pulsion idiote ?
Elle maudit sa faiblesse, son corps affamé et son armure défaillante, claque la portière et sprinte jusqu’à son immeuble. Pourquoi a-t-elle couché avec lui, pourquoi a-t-elle accepté de lire son empreinte, et pourquoi, pourquoi lui a-t-elle parlé de ce qu’elle voyait, nom d’un chien ?!
Après avoir martyrisé le digicode, elle fonce dans l’ascenseur et s’écroule contre la paroi. Elle a cru… elle a cru pouvoir oublier. Elle a cru pouvoir se laisser aller, le temps d’une soirée, sans que rien de dramatique n’en surgisse, sans que son passé ne la rattrape, simplement prendre du bon temps et se vider la tête. Encore raté, ma pauvre Cassie.
Sixième étage. Sans hésitation, elle tambourine à la porte en face de la sienne jusqu’à ce que le battant s’entrouvre. Là, elle perd parole et dynamisme.
— Bonsoir, chantonne la brunette inconnue drapée dans un peignoir.
— Euh, je… je…
Sarah. Vendredi soir. Rendez-vous. Boulette.
— Je suis désolée, balbutie Cassie. J’avais oublié… je suis Cassie, la voisine intrusive. Pardon pour le dérangement, mais ravie de voir que le rendez-vous s’est bien terminé. Enfin, je veux dire, je… enchantée, je suis Cassie, la…
— Enchantée, la coupe la brunette, sans doute par pitié. Je suis Julie. Sarah m’a tellement parlé de toi que si elle ne m’avait pas garanti ton hétérosexualité, je ne serais jamais rentrée avec elle.
Elle ouvre grand la porte, un franc sourire sur les lèvres. Charmante, songe Cassie du fond de son brouillard.
— Cassie ?
Au bout du couloir apparait Sarah, les cheveux trempés, la frange dressée, presque entièrement ensevelie sous un immense tee-shirt AC/DC.
— J’étais sous la douche, explique-t-elle en s’approchant, j’avais... ouh là. Qu’est-ce-qui se passe ?
— Rien, rien. Je suis désolée, j’avais oublié…
— Entre.
— Non, je suis désolée, je vais…
— Bon, alors je te raccompagne. Je reviens dans cinq minutes, ma puce.
— Aucun problème, sourit Julie. Ravie de te connaître, Cassie.
— Moi aussi, mais reste, Sarah ! Tout va bien, je…
— Tais-toi, lui intime Sarah, la trainant déjà vers la porte. Je te connais comme si je t’avais faite. Je te raccompagne.
Cassie cesse de lutter. Elle ne leurre qu’elle-même. Elle traverse le palier, fouille dans son sac et déverrouille machinalement la porte.
— Voilà, c’est bon, souffle-t-elle en accrochant ses clés. Ecoute, vraiment, je suis désolée, je…
— Arrête de t’excuser, à la fin !
Sarah file vers la cuisine, en revient presque aussitôt avec deux bières et en fourre une entre les mains de Cassie avant de s’affaler dans un fauteuil.
— Assis, ordonne-t-elle.
De la bière ? A une heure du matin ? Cassie détaille la coupable, puis se résigne. Elle abandonne sac et bottines, se traîne jusqu’au canapé et descend la moitié de sa bouteille.
— Le coup de foudre existe, tu sais, finit par murmurer Sarah. Je te jure. C’est barge.
— Elle me plait déjà, Julie, tente de sourire Cassie.
— J’ai peur que ce soit trop beau pour être vrai.
— Impossible. Tu le mérites trop.
Sarah se pelotonne contre le cuir moutarde, la dévisageant les yeux plissés.
— Et toi non, c’est ça ? Cassie, qu’est-ce-qui se passe ?
— J’ai couché avec Raph.
— Mazel tov ! Enfin ! C’était comment ?
— Bien. Mais…
— Bien ? C’est tout ?
— Bien la première fois, corrige Cassie avec une ombre de vrai sourire. Grandiose la deuxième.
— Je préfère ça. Alors il est où, le hic ?
— Il m’a demandé de lui expliquer comment je travaillais. J’étais bien, toute engluée, en confiance, et…
— Pas besoin de justifier le fait de t’être un tant soit peu livrée, l’interrompt Sarah avec un rictus. Tu sais ce que je pense de ta réserve. Bon, donc tu couches avec lui, vous parlez. J’attends toujours le hic. Il a eu la trouille ?
Triturant nerveusement son anneau d’or, Cassie retire ses chaussettes de sa poche. Elle a décampé si vite qu’elle a conduit la moitié du trajet pieds nus.
— Il m’a demandé de lire son empreinte, finit-elle par avouer. Il a tellement insisté… je l’ai prévenu, mais il a continué, alors…
— C’est là qu’il a flippé.
— Non. C’est moi qui ai flippé.
— Mince. J’aurais dû m’y attendre. Pourquoi ? Qu’est-ce-que tu as lu qui ne t’a pas plu ? Il est amoureux de toi ?
— Non ! S’exclame Cassie, horrifiée. Non. Mais il est… en train de s’attacher à moi, et je voulais juste une partie de jambes en l’air, moi ! Et puis c’est quoi, ça, de s’attacher à quelqu’un qu’on connait à peine ?
Sarah lève un sourcil, un sourire moqueur au-dessus de sa bière. Cassie se sent seule.
— Toi, c’est différent, bougonne-t-elle.
Le silence s’installe. Ni l’une, ni l’autre n’a songé à allumer la lumière. Dans la lueur changeante des réverbères et des appareils électroniques en veille, Cassie sent le vent du boulet s’annoncer sur le visage de Sarah.
— Franchement, lance finalement celle-ci, tu ne crois pas que tu en fais un peu trop, là ? Tu ne vas pas fuir toute ta vie. Depuis le temps que je te connais, c’est la première fois que je te vois ressentir un véritable intérêt pour un homme.
— Je ne…
— Arrête de te mentir. Tu ne me feras pas croire, à moi, que tu bouleverses ton planning pour décorer l’atelier d’un type qui t’indiffère. Tu t’y es plus investie en une semaine qu’en sept ans sur tous les autres chantiers. Et quand tu veux résister à un homme, tu en es parfaitement capable. Si tu as cédé à celui-là, c’est parce qu’il y dans tout ça une part incontrôlable. C’est ça, qui te terrifie.
Cassie ouvre la bouche, la referme, pose sa bière et se prend la tête entre les mains.
— Enfin, il est où, le drame ? S’exclame Sarah, se penchant vers elle pour lui écarter les mains du visage. Il te plait, tu lui plais, la belle affaire. Qu’est-ce-que tu as vu en lui, exactement ?
— Que ce n’est pas qu’un plan cul, murmure-t-elle. Qu’il s’intéresse à moi. Qu’il ne le formule peut-être pas encore, mais qu’il veut bien plus de moi que mon corps.
— Mon dieu, mais quel goujat ! Il ne t’a pas demandée en mariage, que je sache ?
— Non.
— Alors arrête de réfléchir et profites, bon sang ! Il tient à toi, et alors ?
— C’est juste… je…
Cassie ferme les yeux, tournant nerveusement son anneau. Le pincement familier, l’angoisse diffuse, la mémoire. Voilà, et alors.
— Ça fait huit ans, soupire Sarah. Tu recules parce que ça te fait peur, pas parce que tu n’es pas prête.
Rouvrant des yeux hantés, Cassie les pose sur son amie.
— Je le sens presque tous les jours, Sarah. Je sens sa présence, je dois l’empêcher de me parler. S’il ne m’a pas trouvée, ce n’est qu’une question de temps. Je ne peux pas entraîner Raph là-dedans. Je ne devrais même pas t’y entraîner, toi.
— En ce qui me concerne, je suis là où je veux être. Mais pour Raph, tu as raison, acquiesce Sarah, et Cassie pense un instant avoir gagné. Le choix lui appartient. Tu dois lui dire la vérité.
Cassie jure doucement, vide sa bière et presse les doigts sur ses paupières.
— Je ne peux pas, murmure-t-elle.
— Laisse-lui une chance, au moins ! Ne le repousse pas simplement parce que tu as peur. Je sais ce que tu redoutes, je te jure que je le comprends.
Sarah quitte son fauteuil pour s’assoir à ses côtés, la serrant brièvement contre elle. Cassie se laisse faire. Elle est incapable de gérer un contact physique autre que sexuel, Sarah le sait bien.
— Fais-moi confiance, insiste Sarah. Lâche prise, pour une fois. Tu verras que tu y gagnes bien plus que tu n’y perds, et ce quelle qu’en soit l’issue. Un problème à la fois, Cassie. Mais n’oublie jamais que tu es plus forte accompagnée.
Cassie ne dit rien. Elle aimerait se laisser convaincre. Ou plutôt, elle aimerait réussir à convaincre la gamine terrifiée blottie dans son estomac.
— Ça va aller ?
— Non, souffle-t-elle. Mais merci.
— Allez, essaye de dormir. Parce que quand même, il y a pire que de plaire à un mec charmant ! Et pas trop bête, s’il a lu la moitié des livres qui traînent chez lui. Alors demain, tu lui roules une pelle comme si de rien n’était, ça suffira à te rappeler que ça en vaut la peine.
Déjà dans le couloir, Sarah lui jette un dernier regard.
— Quand je pense que tout le monde te prend pour la reine du self-control, ça me défrise. C’est facile de maîtriser quand on refuse de prendre des risques. Bonne nuit poulette.
La porte se referme sans bruit. Cassie dégouline sur le tapis. Quel merdier. Et dans tout ça, elle se trimballe sans culotte depuis des heures.
Raph ne tourne même pas la tête. Il est affalé sur un matelas posé à même un parquet bâché, dans une pièce sans rideaux et sans lumière, couvert de sueur et épuisé. Il ne s’est pas senti aussi bien depuis très longtemps.
Parce qu’étalé sur son ventre se repose un feu d’artifice, un avec des joues rouges, des lèvres gonflées et un regard émeraude. Un avec des boucles en bataille accrochant les reflets blafards de la lune, un avec les seins posés sur son torse, un qu’il voudrait bien, s’il lui restait des forces, faire ronronner encore une fois.
— Tu me fais tout faire à l’envers, souffle-t-il. Je t’ai tâté le fessier avant même de t’embrasser.
— Et alors ? Tu es du genre conventionnel ?
— Il était conventionnel, le rodéo sur la table en teck ?
Le sourire de Cassie lui chatouille les poils du torse.
— Très juste. Je crois bien que j’ai un bleu.
— Je te ferai un suçon pour compléter ta collection. Dis, maintenant qu’on a passé le stade des civilités, tu vas m’expliquer ce qui te rend si spéciale dans ton boulot ?
— Tu penses toujours à ça ?
— Je n’ai jamais cessé.
— Même pendant le rodéo ?
— Sauf pendant le rodéo.
Cassie roule sur le côté, les doigts croisés derrière la nuque. Le mensonge est gravé sur ses tétons exposés.
— J’ai un don avec les couleurs, lâche-t-elle.
— Et ?
— Et rien.
— Tu mens.
— Non.
— Si. Même Emilie est convaincue que tu as quelque chose de particulier, et pourtant elle… elle, euh…
— Ouais. Tu as une idée de la raison pour laquelle je la hérisse autant ?
— Non. Mais pour être honnête, avant ce soir, je n’avais pas compris à quel point.
— On ne m’avait jamais traitée de traînée.
— Je suis désolé, soupire-t-il, s’allongeant sur le flanc. Je ne sais vraiment pas ce qui lui prend. Elle n’est pas toujours aimable, mais avec toi elle explose les records. Il faut que je lui parle. Ce qui n’est pas des plus faciles, ces derniers temps.
— Si tu apprends quoi que ce soit qui pourrait pacifier nos rapports, tiens-moi au courant.
— Si tu me livres ton secret honteux.
— Pardon ?
Elle écarquille les yeux et se redresse brusquement. Raph hausse un sourcil surpris. Apparemment, Cassie Willis a plus d’un secret honteux dans sa besace.
— Ton boulot, précise-t-il. Pourquoi, il y a autre chose ?
Masque impénétrable, le retour. Ses traits s’apaisent, son regard émeraude se glace et elle se retourne sur le ventre.
— Allez, insiste-t-il, effleurant son dos d’une main. Ton boulot. Tu sais, plus on me résiste, plus ça m’intrigue. Tu ferais mieux d’avouer avant que ça tourne à l’obsession. Quoique tu caches, tu ne pourras pas me faire peur.
— Tu paries ?
La mine franchement narquoise qu’elle lui oppose attise encore sa curiosité. A son tour, il se redresse pour s’adosser confortablement contre les coussins.
— Pari tenu.
— Très bien. Je vois les couleurs des énergies.
— Les… quoi ?
Cassie sourit. Le pauvre, il n’a pas la moindre idée de ce qui l’attend. Il veut de la franchise, il va en avoir.
— Une pièce est imprégnée par l’énergie de tout être vivant y ayant séjourné, précise-t-elle. J’enclenche une sorte de… mode de pensée particulier, et je suis capable de lire ces énergies sous forme de couleurs.
A peine éclairé par la lueur blafarde traversant la fenêtre, Raph ouvre la bouche. La referme. Se passe une main dans les cheveux puis secoue la tête, le regard indécis. Cassie patiente. Pour l’instant, il n’est pas effrayé, parce qu’il ne comprend pas.
— Quand on arrive quelque part, explique-t-elle, c’est d’abord technique. Sarah est architecte d’intérieur. On visualise les lieux, on discute avec le client, elle dessine des plans. On casse, on perce, on reconstruit, on réaménage. Mon boulot, c’est essentiellement de superviser.
— Jusque-là, je te suis.
— Une fois l’agencement modifié en fonction des goûts du client, sa patte est déjà dans les lieux. Je me place au centre de l’espace et je ferme les yeux. Je vois ce qu’il y a projeté sans le savoir, à chaque fois qu’il a visité, imaginé.
— Ah, bafouille Raph. Oui. Bon.
Elle sourit un peu plus, honteusement amusée.
— S’il s’agit d’un endroit déjà habité comme ici, reprend-elle, c’est plus facile puisque votre empreinte y est forte. Dans une nouvelle construction, je dois projeter. Et pour de nouveaux occupants dans un ancien logement, trier les énergies résiduelles des précédents habitants.
Lorsque Raph gigote sur le matelas, cherchant sans doute un commentaire ou à défaut, une bonne blague, elle retient son rire et lui assène le coup de grâce.
— Chaque être vivant est doté d’une couleur, poursuit-elle avant qu’il ait trouvé. Elle se décline en milliers de nuances en fonction de ses émotions. Tu passes dans une pièce énervé, tu laisses une trace. Tu y repasses de bonne humeur, une autre. Je suis simplement capable de percevoir ces couleurs et de les interpréter.
— Alors quoi ? Tu fermes les yeux et tu vois la pièce ?
— Quand je choisis la couleur des murs, je vois des ambiances. Pour la décoration, un ensemble de tâches floues, comme dans un kaléidoscope. A chaque fois, je reproduis ce que je vois à l’aquarelle et je remanie en fonction de ce que je veux créer comme ambiance. Il s’agit surtout de faire circuler l’énergie.
— Des tâches floues ? Un kaléidoscope ?
Cassie semble hésiter une seconde, puis s’extirpe du matelas, complètement nue, et allume la lumière avant de détaler en courant. Une seconde, Raph redoute qu’elle ne s’enfuie, mais non. Elle réapparaît avec une lampe de chevet et sa sacoche. Une lampe ?
— Déformation professionnelle, marmonne-t-elle sous son regard perplexe. L’ampoule nue au plafond, très peu pour moi.
Raph n’avait pas noté l’ampoule au plafond. Il n’avait même pas noté qu’il faisait nuit, d’ailleurs. Cassie est nue et son cerveau pédale dans la semoule. Il a d’autres priorités.
Elle branche rapidement la lampe, éteint le plafonnier et se rassoit sur le matelas dans la lumière tamisée, extirpant de sa sacoche un énorme carnet, puis du carnet une feuille pliée.
— Voilà ton salon, déclare-t-elle, lui présentant une composition abstraite de tâches floues. La trainée crème, c’est le canapé. Les miettes orangées, des coussins. Les deux bandes claires autour du bleu, les rideaux sur la fenêtre. Ici, une table basse, là deux tableaux, le mur-bibliothèque, ça des plantes et ici un grand lustre. Tu me suis ?
Raph hoche la tête, abasourdi. A mesure qu’elle décode son aquarelle diffuse, les tâches s’amalgament sous ses yeux pour former des éléments concrets. Ou peut-être est-ce la bouteille de vin qu’ils ont finie après la table en teck.
— Alors ? Le défie-t-elle. Toujours pas peur ?
— Euh… honnêtement ? Si. Mais je te crois, ajoute-t-il à la hâte. C’est juste un peu… inhabituel.
L’euphémisme du siècle, mais Cassie Willis le vaut bien. Il se frictionne l’oreille et choisit au hasard l’une des huit-cent-cinquante-trois mille questions fusant sous son crâne.
— Mais d’où… comment… tu… depuis quand ?
— Depuis que j’ai douze ans, à peu près.
— Et tout le monde le sait ?
— Seulement mes proches.
— Emilie, elle est au courant ? Et tes clients ?
— Pas vraiment. Ils savent que je travaille d’une façon un peu particulière mais de toute façon, même quand j’explique vouloir ressentir l’énergie d’une pièce avant d’en choisir la couleur, on prend ça pour une bizarrerie d’artiste.
— Mais pour toi, c’est quoi ? Un… don divin ?
— Non, confie-t-elle dans un éclat de rire. Non. Plutôt… un truc d’ordre cérébral, une hypersensibilité, quelque chose comme ça.
— Et ça vient d’où ?
— Aucune idée.
— Je veux dire, c’est… héréditaire ?
Cassie hésite. Se livrer et provoquer une nouvelle avalanche de questions, ou mentir et rater l’occasion de le voir pédaler un peu plus. Elle se sent bien, le corps repu et l’esprit au repos. Elle cède.
— Ma mère avait certaines dispositions, avoue-t-elle.
— C’est-à-dire ?
— La même chose que moi, en plus poussé. Elle pouvait lire les couleurs des gens, mais aussi manipuler ces couleurs. Guider leurs émotions, en gros.
— Tu veux m’achever ?
— Tu as demandé, sourit-elle.
— Manipuler les… bon dieu. On parle de quoi, là, de télépathie ?
— Pas vraiment. Plutôt d’insuffler des idées positives, atténuer la perception de la douleur, comprendre ce que ton inconscient sait mais que tu ne formules pas. Elle était psy.
— Mais toi, tu…
— Non. Moi, je peux seulement lire les couleurs, celles que les gens portent ou laissent derrière eux.
Il est décidément craquant, avec son regard perdu. Les mots coulent, ses épaules s’allègent et elle se demande bien comment. Elle remonte ses jambes et attend patiemment.
Raph se concentre sur Cassie, genoux sous le menton, chevilles croisées juste devant sa pudeur. Si elle dit vrai, et il n’en doute que par respect pour trente-quatre ans de scepticisme ardemment cultivé, le monde tel qu’il se l’imaginait vient de se prendre un mur en pleine face.
— Bon, capitule-t-il. Montre-moi. C’est le seul moyen.
— Te montrer quoi ? Le seul moyen de quoi ?
— Le seul moyen de faire avaler la pilule à mon pauvre cortex. Raconte-moi ce que tu vois ici.
— Si tu veux, sourit-elle, mais tu dois sortir, sans quoi je te lirai aussi. L’énergie d’un être humain est plus forte que l’énergie résiduelle d’une pièce.
— Et tu… attends. Tu es en train de me dire que tu peux lire mes pensées ?
— Pas tes pensées, seulement ton empreinte. Je peux y ressentir ton humeur, tes émotions, ton histoire... Mais rassure-toi, je ne m’en sers que pour mon métier.
— Tu plaisantes ? Tu ne craques jamais ?
— Non.
— Bon, alors dérouille-toi. Lis-moi.
— Tu es fou ? S’exclame-t-elle. C’est trop intime.
— Question intimité, tu ne crois pas que c’est un peu tard ?
Lorsqu’elle éclate de rire dans un ample mouvement de gorge, il se surprend à sourire béatement, cerveau moulu ou pas. Une femme à ce point en phase avec son humour, c’est du pain béni pour l’ego.
— Ça n’a rien à voir, proteste-t-elle finalement. C’est trop dangereux.
— Dangereux ?
— Oui, enfin… indélicat, quoi. Tu vois.
— Non. Comment ça, dangereux ? Tu pensais à quelque chose de précis.
— Non.
Raph hausse un sourcil. S’ils étaient toujours dans la pénombre, il aurait pu la manquer. Mais la lampe de chevet a clairement révélé la faille dans les émeraudes. Il l’a prévenue. Lui, plus on lui résiste, plus ça l’intrigue.
— Il t’est arrivé quelque chose de dangereux, suppose-t-il, réfléchissant à toute allure. Quoi ? Un rapport avec ton travail ? Non, avec ce secret honteux que tu as cru…
— Tu délires complètement, le coupe Cassie.
Raide comme la justice, elle glisse un coup d’œil peu discret du côté de sa robe en boule dans un coin et il se dit que là, le plan B, ce ne serait pas du luxe. Il reste un paquet de métal à arracher avant de la débarrasser de son armure.
— Je te laisse tranquille si tu me lis ma couleur, promet-il l’air de rien. Juste ça et ensuite, je te remmène au septième ciel.
— Et qui te dit que tu m’y as déjà emmenée ?
L’alerte est passée. Les épaules subitement relâchées, Cassie rit sans retenue du regard mortifié qu’il lui décoche.
— C’était mesquin, bougonne-t-il.
— Tout fait. Bon. Je vais te lire. Mais je t’aurai prévenu, c’est toujours une mauvaise idée.
— Vas-y. Couvre-toi si tu veux que je me concentre, et raconte. C’est quoi, ma couleur ?
— Bleu.
Elle a répondu trop vite. Trop détendue, Cassie, attention, se sermonne-t-elle en s’installant en tailleurs avant de remonter la couette sur son buste.
— Tu le savais déjà, constate-t-il aussitôt. Je croyais que tu ne le faisais jamais ?
— Les accidents, ça arrive. Il y a quelques jours, quand je visualisais les couleurs de la terrasse, tu as déboulé alors que j’étais ouverte.
— Ouverte ?
— C’est comme des serrures, explique-t-elle. Je me déverrouille seulement pour lire. Quand je suis fermée, je ne peux pas voir les autres et les autres ne peuvent pas me voir.
— Quels autres ?
Nom de nom, Cassie ! Attention ! Elle ne répond pas, se contentant d’un nouveau coup d’œil à sa robe.
— J’ai compris, soupire Raph. Revenons-en à ma couleur. Tu vois quoi, exactement ? Un monochrome ?
— Une dominante bleue. Avec des tâches, des fissures, des éclaboussures, des bosses et des creux. Chaque relief est une sensation assez forte pour se traduire en mots.
— Et alors ? Ils te disent quoi, mes reliefs ?
Avec un sourire, Cassie ferme les yeux et fait sauter ses verrous. Elle a beau rechigner, en découvrir un peu plus sur Raphaël De Forest risque d’être amusant.
— Tu es excessif, constate-t-elle aussitôt. Et moi qui te croyais nonchalant… tes émotions ne te font pas peur. Tu aimes vivre intensément.
Elle fronce les sourcils, intriguée.
—Tu as l’impression d’avoir quelque chose à produire. Une œuvre qui t’échappe en permanence. Tu te demandes si tu as ce qu’il faut en toi ou si tu veux seulement le croire, parce que tu as besoin de te réaliser pour te trouver un sens. Tu l’as, Raph. Je peux au moins te rassurer là-dessus, tu fourmilles de créativité, tu as simplement du mal avec l’idée d’en passer par le brouillon pour arriver au chef d’œuvre. Sois patient.
Il va en faire des cauchemars, pour sûr. Les yeux mobiles sous leur fine membrane de peau, Cassie parait le scruter de haut en bas sous ses paupières closes. Et ce, sans mentionner la maestria glaçante avec laquelle elle résume ses affres intérieures.
— Il y a une faille, là. Une ligne sombre et cassée, tout un pan plus profond. Tu as beaucoup souffert. Tes parents… zut. Pardon. Je suis désolée, murmure-t-elle, j’avais oublié. Je regarde ailleurs.
Elle est donc au courant pour ses parents. Mais comme elle vient joliment de le résumer, elle préfère regarder ailleurs. Très flatteur.
— Je te plais, reprend-elle avec une moue ravie. Beaucoup. Tu me… ah non !
Quoi ? Raph se redresse, Cassie se tend. Elle rouvre brusquement les yeux, posant sur lui un regard effaré.
— Quoi ? S’affole-t-il.
— Raph, non. Ne t’attache pas à moi. Tu ne… oh, et puis merde !
Avant qu’il ait pu bouger un orteil, stupéfait, elle a récupéré son sac, sa robe et filé hors de la chambre. Le temps qu’il se dépêtre de la couette et descende en courant, la culotte verte a déserté la terrasse. Le vrombissement de moteur malmené emplissant la nuit révèle d’ailleurs assez fidèlement sa position. Bonne nuit, Raph.
Mais qu’est-ce-qui lui est bien passé par la tête, pour l’amour du ciel ? Cassie pile sur une place de livraison, un pneu sur le trottoir et un autre sur le passage piéton. A quoi a-t-elle pensé ? Pourquoi a-t-elle cédé à cette pulsion idiote ?
Elle maudit sa faiblesse, son corps affamé et son armure défaillante, claque la portière et sprinte jusqu’à son immeuble. Pourquoi a-t-elle couché avec lui, pourquoi a-t-elle accepté de lire son empreinte, et pourquoi, pourquoi lui a-t-elle parlé de ce qu’elle voyait, nom d’un chien ?!
Après avoir martyrisé le digicode, elle fonce dans l’ascenseur et s’écroule contre la paroi. Elle a cru… elle a cru pouvoir oublier. Elle a cru pouvoir se laisser aller, le temps d’une soirée, sans que rien de dramatique n’en surgisse, sans que son passé ne la rattrape, simplement prendre du bon temps et se vider la tête. Encore raté, ma pauvre Cassie.
Sixième étage. Sans hésitation, elle tambourine à la porte en face de la sienne jusqu’à ce que le battant s’entrouvre. Là, elle perd parole et dynamisme.
— Bonsoir, chantonne la brunette inconnue drapée dans un peignoir.
— Euh, je… je…
Sarah. Vendredi soir. Rendez-vous. Boulette.
— Je suis désolée, balbutie Cassie. J’avais oublié… je suis Cassie, la voisine intrusive. Pardon pour le dérangement, mais ravie de voir que le rendez-vous s’est bien terminé. Enfin, je veux dire, je… enchantée, je suis Cassie, la…
— Enchantée, la coupe la brunette, sans doute par pitié. Je suis Julie. Sarah m’a tellement parlé de toi que si elle ne m’avait pas garanti ton hétérosexualité, je ne serais jamais rentrée avec elle.
Elle ouvre grand la porte, un franc sourire sur les lèvres. Charmante, songe Cassie du fond de son brouillard.
— Cassie ?
Au bout du couloir apparait Sarah, les cheveux trempés, la frange dressée, presque entièrement ensevelie sous un immense tee-shirt AC/DC.
— J’étais sous la douche, explique-t-elle en s’approchant, j’avais... ouh là. Qu’est-ce-qui se passe ?
— Rien, rien. Je suis désolée, j’avais oublié…
— Entre.
— Non, je suis désolée, je vais…
— Bon, alors je te raccompagne. Je reviens dans cinq minutes, ma puce.
— Aucun problème, sourit Julie. Ravie de te connaître, Cassie.
— Moi aussi, mais reste, Sarah ! Tout va bien, je…
— Tais-toi, lui intime Sarah, la trainant déjà vers la porte. Je te connais comme si je t’avais faite. Je te raccompagne.
Cassie cesse de lutter. Elle ne leurre qu’elle-même. Elle traverse le palier, fouille dans son sac et déverrouille machinalement la porte.
— Voilà, c’est bon, souffle-t-elle en accrochant ses clés. Ecoute, vraiment, je suis désolée, je…
— Arrête de t’excuser, à la fin !
Sarah file vers la cuisine, en revient presque aussitôt avec deux bières et en fourre une entre les mains de Cassie avant de s’affaler dans un fauteuil.
— Assis, ordonne-t-elle.
De la bière ? A une heure du matin ? Cassie détaille la coupable, puis se résigne. Elle abandonne sac et bottines, se traîne jusqu’au canapé et descend la moitié de sa bouteille.
— Le coup de foudre existe, tu sais, finit par murmurer Sarah. Je te jure. C’est barge.
— Elle me plait déjà, Julie, tente de sourire Cassie.
— J’ai peur que ce soit trop beau pour être vrai.
— Impossible. Tu le mérites trop.
Sarah se pelotonne contre le cuir moutarde, la dévisageant les yeux plissés.
— Et toi non, c’est ça ? Cassie, qu’est-ce-qui se passe ?
— J’ai couché avec Raph.
— Mazel tov ! Enfin ! C’était comment ?
— Bien. Mais…
— Bien ? C’est tout ?
— Bien la première fois, corrige Cassie avec une ombre de vrai sourire. Grandiose la deuxième.
— Je préfère ça. Alors il est où, le hic ?
— Il m’a demandé de lui expliquer comment je travaillais. J’étais bien, toute engluée, en confiance, et…
— Pas besoin de justifier le fait de t’être un tant soit peu livrée, l’interrompt Sarah avec un rictus. Tu sais ce que je pense de ta réserve. Bon, donc tu couches avec lui, vous parlez. J’attends toujours le hic. Il a eu la trouille ?
Triturant nerveusement son anneau d’or, Cassie retire ses chaussettes de sa poche. Elle a décampé si vite qu’elle a conduit la moitié du trajet pieds nus.
— Il m’a demandé de lire son empreinte, finit-elle par avouer. Il a tellement insisté… je l’ai prévenu, mais il a continué, alors…
— C’est là qu’il a flippé.
— Non. C’est moi qui ai flippé.
— Mince. J’aurais dû m’y attendre. Pourquoi ? Qu’est-ce-que tu as lu qui ne t’a pas plu ? Il est amoureux de toi ?
— Non ! S’exclame Cassie, horrifiée. Non. Mais il est… en train de s’attacher à moi, et je voulais juste une partie de jambes en l’air, moi ! Et puis c’est quoi, ça, de s’attacher à quelqu’un qu’on connait à peine ?
Sarah lève un sourcil, un sourire moqueur au-dessus de sa bière. Cassie se sent seule.
— Toi, c’est différent, bougonne-t-elle.
Le silence s’installe. Ni l’une, ni l’autre n’a songé à allumer la lumière. Dans la lueur changeante des réverbères et des appareils électroniques en veille, Cassie sent le vent du boulet s’annoncer sur le visage de Sarah.
— Franchement, lance finalement celle-ci, tu ne crois pas que tu en fais un peu trop, là ? Tu ne vas pas fuir toute ta vie. Depuis le temps que je te connais, c’est la première fois que je te vois ressentir un véritable intérêt pour un homme.
— Je ne…
— Arrête de te mentir. Tu ne me feras pas croire, à moi, que tu bouleverses ton planning pour décorer l’atelier d’un type qui t’indiffère. Tu t’y es plus investie en une semaine qu’en sept ans sur tous les autres chantiers. Et quand tu veux résister à un homme, tu en es parfaitement capable. Si tu as cédé à celui-là, c’est parce qu’il y dans tout ça une part incontrôlable. C’est ça, qui te terrifie.
Cassie ouvre la bouche, la referme, pose sa bière et se prend la tête entre les mains.
— Enfin, il est où, le drame ? S’exclame Sarah, se penchant vers elle pour lui écarter les mains du visage. Il te plait, tu lui plais, la belle affaire. Qu’est-ce-que tu as vu en lui, exactement ?
— Que ce n’est pas qu’un plan cul, murmure-t-elle. Qu’il s’intéresse à moi. Qu’il ne le formule peut-être pas encore, mais qu’il veut bien plus de moi que mon corps.
— Mon dieu, mais quel goujat ! Il ne t’a pas demandée en mariage, que je sache ?
— Non.
— Alors arrête de réfléchir et profites, bon sang ! Il tient à toi, et alors ?
— C’est juste… je…
Cassie ferme les yeux, tournant nerveusement son anneau. Le pincement familier, l’angoisse diffuse, la mémoire. Voilà, et alors.
— Ça fait huit ans, soupire Sarah. Tu recules parce que ça te fait peur, pas parce que tu n’es pas prête.
Rouvrant des yeux hantés, Cassie les pose sur son amie.
— Je le sens presque tous les jours, Sarah. Je sens sa présence, je dois l’empêcher de me parler. S’il ne m’a pas trouvée, ce n’est qu’une question de temps. Je ne peux pas entraîner Raph là-dedans. Je ne devrais même pas t’y entraîner, toi.
— En ce qui me concerne, je suis là où je veux être. Mais pour Raph, tu as raison, acquiesce Sarah, et Cassie pense un instant avoir gagné. Le choix lui appartient. Tu dois lui dire la vérité.
Cassie jure doucement, vide sa bière et presse les doigts sur ses paupières.
— Je ne peux pas, murmure-t-elle.
— Laisse-lui une chance, au moins ! Ne le repousse pas simplement parce que tu as peur. Je sais ce que tu redoutes, je te jure que je le comprends.
Sarah quitte son fauteuil pour s’assoir à ses côtés, la serrant brièvement contre elle. Cassie se laisse faire. Elle est incapable de gérer un contact physique autre que sexuel, Sarah le sait bien.
— Fais-moi confiance, insiste Sarah. Lâche prise, pour une fois. Tu verras que tu y gagnes bien plus que tu n’y perds, et ce quelle qu’en soit l’issue. Un problème à la fois, Cassie. Mais n’oublie jamais que tu es plus forte accompagnée.
Cassie ne dit rien. Elle aimerait se laisser convaincre. Ou plutôt, elle aimerait réussir à convaincre la gamine terrifiée blottie dans son estomac.
— Ça va aller ?
— Non, souffle-t-elle. Mais merci.
— Allez, essaye de dormir. Parce que quand même, il y a pire que de plaire à un mec charmant ! Et pas trop bête, s’il a lu la moitié des livres qui traînent chez lui. Alors demain, tu lui roules une pelle comme si de rien n’était, ça suffira à te rappeler que ça en vaut la peine.
Déjà dans le couloir, Sarah lui jette un dernier regard.
— Quand je pense que tout le monde te prend pour la reine du self-control, ça me défrise. C’est facile de maîtriser quand on refuse de prendre des risques. Bonne nuit poulette.
La porte se referme sans bruit. Cassie dégouline sur le tapis. Quel merdier. Et dans tout ça, elle se trimballe sans culotte depuis des heures.