55
— Doucement, chuchote Raph.
Il descend les marches avec précaution, au bord de la tétanie. S’il pensait une seconde obtenir un quelconque succès, il demanderait à son cœur de battre moins fort de peur qu’il ne le trahisse.
Saleté d’escalier, peste-t-il avec une grimace au premier grincement. Il s’immobilise et tend l’oreille, le souffle court. Tout en bas, une faible lueur lui parvient. Mais surtout une voix. Basse, furieuse, essoufflée. Il jette un coup d’œil derrière lui, rassuré de voir Sarah en dernier, et de la voir avancer lentement. La chute est inenvisageable.
Reprenant sa progression, il prie pour que Cassie aille bien, que le hurlement ne soit pas le sien, qu’Emilie soit en vie et que l’escalier ne les trahisse pas. Autant dire beaucoup d’inconnues pour une seule équation.
Cassie détaille le couteau avec angoisse. Ian le promène sur son ventre, sur ses seins, sur sa braguette qu’il a descendue, et elle ne voit que cette lame étincelante. Ma vieille, si tu veux te mettre à croire en dieu, c’est le moment.
Elle inspire ce qu’elle peut. Baisse à nouveau les yeux sur la lame, et… et… que… quoi ? Elle en oublie presque de respirer. Clignant furieusement des yeux pour évacuer ses larmes, elle se concentre sur les minuscules ondes bleutées sinuant à la périphérie de son champ de vision. Mais elle est fermée, pourtant, elle…
Raph. Raph ! Mon dieu, Raph. Raph est là, quelque part. Ce drôle d’échange développé à leur insu ne lui fera pas gagner plus de quelques secondes, et s’il approche encore, Ian ne tardera pas à le repérer.
Elle rassemble ses idées en un quart de seconde et fait la seule chose qui lui vient à l’esprit. Elle s’ouvre. L’estomac dans la gorge, elle déploie sa couleur et l’entremêle profondément à celle de Ian.
Elle est en vie, réalise Raph. Il se concentre sur la voix chuintante lui parvenant dorénavant sans interférence et relègue sa cantate de victoire. Il comprend suffisamment l’anglais pour saisir qu’Isaac, ou Ian, abreuve Cassie d’injures et d’obscénités, passant d’un ton geignard à une rage mal maîtrisée, d’une froideur sadique à une excitation malsaine. Mais elle est en vie.
Il tente de rassembler ses souvenirs de la cave. Il ne s’y est pas aventuré souvent, pour être honnête, du moins depuis ses dix ans. Il ne sait même plus ce qu’elle contient. Il fait signe à Sylvain de s’arrêter et se plaque au mur. S’il en croit ses maigres réminiscences, elle n’est constituée que d’une grande pièce mal éclairée, sans doute emplie de cartons et de meubles oubliés. Ils vont déboucher directement dans l’arène.
Il croise les doigts pour que la faible luminosité lui permette de se nicher dans l’obscurité, au bas des marches. Oui. Juste, mais oui, s’ils restent collés au mur, ça devrait faire l’affaire. Il descend les derniers échelons avec une lenteur extrême, et enfin, bénéficie d’une vue d’ensemble.
Ian relève des yeux surpris. Cassie grimace. Ouais. Tu ne t’y attendais pas, à celle-là, pauvre fou. Savoure, parce que moi, ça me rend malade.
— Et bien, murmure-t-il. C’est le couteau qui te rend raisonnable ? Si tu espères me faire changer d’avis, tu rêves. Mais je ne cracherai pas sur ce petit plaisir.
L’empreinte poisseuse de Ian l’enveloppe toute entière. Il s’insinue dans les moindres recoins. Il viole sa couleur, il viole son esprit. Raph, si tu es là, dépêche-toi.
Raph se retient des deux mains au mur de pierre, jointures blanchies par l’effort qu’il fournit pour ne pas foncer dans le tas. Elle est en vie, mais en mauvaise posture, et chaque gémissement de louve blessée qu’elle laisse s’écouler le pénètre jusqu’à la moelle. Maîtrise-toi, Raph. Localise Emilie et trouve un moyen de les sortir de là.
Une grande table de bois sombre, râpée et décolorée, occupe le centre de l’espace. Leur ancienne table de cuisine. Il fait abstraction du sweat découpé de Cassie, des doigts qui pincent sa peau blanche, de l’homme roux à cheval sur elle. De ses poignets en sang, de ses chevilles lacérées, de sa lèvre fendue et de la corde rougie sur sa gorge lui tirant la tête vers l’arrière. Il se contente d’enregistrer le couteau, la poutre à laquelle est fixée la corde, la poulie en contrôlant la tension. La hauteur de la table, les liens maintenant Cassie, la corpulence de son opposant, le…
Emilie ? Il plisse les yeux. Emilie, assise tranquillement sur une chaise à côté du vieil établi de leur père ? Entourée de piles de cartons et de son Prédator, les mains sagement posées sur les genoux, les talons aiguilles couverts de poussière et le brushing cuivré, contemplant la scène avec détachement ?
Non. Non, impossible. Elle ne peut pas avoir conscience de ce qu’elle cautionne. Raph se penche légèrement pour observer ses articulations, son cou, la chaise. Malgré la pénombre, il se rend à l’évidence. Elle est libre. Elle va bien, c’est tout ce qui compte, se raisonne-t-il en pivotant vers ses acolytes. Il désigne Sarah et lui indique Emilie, pointe du doigt Sylvain puis lui-même, montre Cassie. Tous deux hochent la tête. Il avance d’un pas, calculant déjà son angle d’attaque.
— Raph ?
Emilie bondit sur ses pieds, Ian relève la tête, Raph recule précipitamment dans l’ombre. Ils ont le même regard, note-t-il malgré lui. Pas la même couleur, mais le même regard, sans parler des cheveux. Et les pommettes. Bon dieu, mais personne ne leur a jamais dit qu’ils se ressemblaient ?
Le cœur de Cassie tressaute, rendant sa respiration déjà laborieuse encore plus pénible. Au moins, elle peut se refermer, suppose-t-elle en se verrouillant au plus vite, prenant soin de purifier grossièrement sa couleur. La pointe du couteau s’appuie sur sa gorge, juste sous la corde.
— Espèce de salope ! Crache Ian. Une diversion ?
Il se dresse sur le tranchant de sa main bandée pour scruter la pénombre, sans éloigner la lame de sa gorge.
— Ça ne change rien, siffle-t-il. Peut-être pas comme ça, mais je voulais qu’il vienne. Alors tant mieux. Il va pouvoir assister à la fin. Sors de là ! Ordonne-t-il dans un très mauvais français.
Raph s’avance en pleine lumière, mains levées. Cassie manque craquer. Une fois de plus, elle écarte ses larmes, la respiration chuintante, constatant avec surprise la sensation du poids de Ian sur ses hanches. Son abruti de corps se décide enfin à se réveiller. Réfléchis, Cassie ! Entre le peu d’air qu’elle avale et les ombres épaisses infiltrées dans son esprit, son cerveau tourne au ralenti.
— Vraiment ma chérie, je ne comprends pas ce que tu lui trouves, ricane Ian, appuyant sa main bandée sur son sein.
Il le défie. Impuissant, exposé, Raph serre les dents. Oublie la main, concentre-toi sur le reste. Allez, laisse-la respirer, prie-t-il en silence, écarte ton couteau d’un millimètre… il jure en silence. Une perle rouge dégringole sur la peau blanche.
Cassie ne s’en rend même pas compte. Tout son cou est en feu, alors un peu plus ou un peu moins... mais du coin de l’œil, elle vient de capter un éclat de jaune derrière Raph, là-bas, par terre. Elle se concentre, roulant ses yeux au maximum, et perçoit une pointe de bleu au milieu du jaune.
Des baskets jaunes avec une bande bleue. Elle en pleurerait, tente d’en sourire, se contente d’une grimace. Les baskets vont de pair avec un vieux jean élimé, des jambes de plusieurs kilomètres, des épaules carrées, des bras musclés, des mains imposantes, une touffe frisée et un sourire grivois, elle le sait, Raph n’est pas venu seul.
L’éclair jaune remue, et Cassie sent l’urgence. La couleur de Raph doit occulter celle de Sylvain mais qu’il fasse un pas, et Ian le repérera aussitôt.
Diversion, encore. Et tant pis pour les conséquences. Incapable de réfléchir plus avant, elle se ramasse sur elle-même, bande ses muscles, ferme les yeux et projette de toutes ses forces déclinantes son bassin en avant.
Le choc n’est pas très violent, compte tenu du peu de recul qu’elle a. Pourtant, à cheval au-dessus d’elle, en équilibre précaire d’une main blessée sur sa poitrine, la seconde maintenant le couteau, Ian ne peut se rattraper à rien. La lame offre à Cassie une longue balafre sur la gorge, mais il bascule sur le côté.
Cassie aurait adoré s’en charger, Raph s’en estime responsable, Sylvain est le plus rapide. Avant que Ian ait pu se relever complètement, avant qu’il ait pu charger, avant même que son cri de rage ne soit éteint, le mètre quatre-vingt-quinze de Sylvain fond sur lui.
Le couteau rebondit sur le sol, abandonné par la main que tord violemment Sylvain. Le hurlement de Ian passe de la rage à la douleur, gagne en puissance lorsqu’un poing s’écrase sur son menton, un coude sur sa pommette. La main de Sylvain lui heurte la trachée dans un coup sec et Ian s’écroule en arrière, heurtant durement le rebord de la table avant de se recroqueviller dans la poussière.
Quoi, déjà ? Si vite ? Cassie le surveille attentivement, guettant un mouvement, un sursaut, un frémissement. Comme ça, c’est tout ? Elle ouvre un verrou, trempe un doigt prudent dans l’atmosphère. Mince alors. Soit il est inconscient, soit… elle lève les yeux sur Sylvain.
— Il est…
Déjà à genoux, il pose deux doigts sur le cou de Ian. Puis secoue la tête.
— Désolé. Pas cogné assez fort. Mais ce mec savait pas se battre.
— Il n’en a jamais eu besoin, grince Raph derrière elle.
D’un geste rapide, il tranche la corde, et enfin, la tête de Cassie retombe lourdement sur la table. Elle inspire l’air humide de la cave à pleins poumons, tousse, inspire encore, tousse plus fort, sans quitter des yeux la silhouette de Ian.
— Je croyais… chuinte-t-elle tant bien que mal, je pensais que… je pensais que je pourrais le tuer. Mais… c’était mon mari, c’est… c’est ma famille, même avec… je voudrais pouvoir le tuer… j’étais sûre que je pourrais…
— Cassie, murmure Raph, s’attelant à lui délier les mains, si tu veux que ça s’arrête maintenant, qu’il ne sorte jamais d’ici, tu n’as qu’un mot à dire.
— Ça nous ferait même plaisir, grogne Sylvain. Tout le monde n’a pas tes scrupules.
Elle contemple encore un instant le corps échoué que Sylvain ligote impitoyablement avec les cordes de ses poignets libérés puis ferme les yeux, dépitée.
— Non, soupire-t-elle. Je ne peux pas… je ne pourrai pas vivre avec ça, je crois, même lui. Je… ôte-moi cette corde, je t’en supplie, enlève…
Incapable de se retenir plus longtemps, elle porte les mains à sa gorge.
— Attends, attends, intervient Raph, lui saisissant délicatement les mains. Laisse-moi faire. Tu vas te faire mal. Appuie plutôt ça sur l’entaille.
Il lui tend son pull. Elle obéit et le dévisage, perplexe, tandis qu’il desserre très doucement le nœud. Pourquoi fuit-il son regard ?
Lentement, tendrement, il la libère de son cauchemar, dégage les crins incrustés dans sa chair, déposant à chacun de ses gémissements son front contre le sien. C’est sans doute aussi pénible pour lui que pour elle. Enfin, il lui passe la corde par-dessus la tête, embrasse sa lèvre fendue et remet ses boucles en place.
Elle s’emplit à fond les poumons, plusieurs fois. Elle pense vomir de douleur. La main de Raph se pose sur sa joue, les paillettes bleutées se répandant aussitôt sur tout son corps en un baume bienfaisant et pour la première fois, elle croise son regard. Il pleure.
— Ouais, je sais, marmonne-t-il. J’espère que tu fais partie de celles qui trouvent ça irrésistible.
Il s’essuie rageusement les yeux.
— Mais bon dieu, Cassie, je… j’ai… j’ai eu tellement peur ! Sans toi, je... je…
Bizarrement, sa phrase avortée suffit. Un drôle de sentiment la submerge. Elle se hâte de le canaliser, tente de l’empiler sur tous les autres de ces dernières heures, de ces derniers jours, de ces dernières années, ceux qu’elle a laissés de côté, dans un coin, parce qu’elle ne savait pas quoi en faire, et il y en a beaucoup. Beaucoup trop. Sans compter les relents que les ombres noires ont laissés. La pile s’écroule. Cassie plonge dans le cou de Raph, noue ses doigts sur sa nuque et éclate en sanglots convulsifs.
Le cœur de Raph frissonne, puis se met à ronronner. Il la serre un peu plus près, espérant ne rien écorcher de sa Cassie sans armure.
— C’est fini, ma belle, murmure-t-il en lui caressant les cheveux. C’est terminé. Plus personne ne te fera jamais de mal, parce que je ne te quitterai plus jamais. Je te suivrai sous la douche et dans les toilettes, au travail et dans ton lit. Tu seras mon plein temps.
Elle éclate de rire entre deux spasmes. Bon sang, qu’il aime la faire rire. Sa belle, sa douce, sa guerrière, sa Cassie, sa louve, son agneau, son amour. Il soupire lourdement, noyant sa peur dans la chaleur de son corps tremblant. Il est sérieux. Depuis la douche jusqu’aux toilettes.
Cassie tressaille à peine lorsque Raph appuie le pull qu’elle a lâché sur sa coupure à la gorge. Tout comme ses paillettes bleues, son odeur agit comme un calmant sur ses nerfs éprouvés, et si elle ne sait pas comment c’est possible, un truc pareil, elle ne peut que constater. De l’armure à la tourelle, du veto au verrou, aucune barrière n’arrête Raph.
Il recule légèrement, et Sylvain apparait un peu plus loin, penché sur ses chevilles toujours attachées.
— Ma vieille, bougonne-t-il, je sais que ce couillon a des passe-droits, mais sache que moi aussi, je vais te faire un gros câlin, que ça te plaise ou non. J’attends juste que tu sois rincée. Avec tout ce sang, tu vas me saloper mes baskets collector.
— Je te rendrai ton gros câlin, juré, ricane-t-elle faiblement. Sarah ? Où est…
— Montée appeler les renforts. Elle arrive.
— Tu es belle, murmure subitement Raph.
— Tu te fous de moi ?
Elle est en sang dans une cave, à moitié à poil, échevelée, couverte de sang et de larmes. Elle a échappé au viol et à la mort, lutté, provoqué, encaissé. Et pourtant, le regard de Raph est limpide de franchise. Elle porte la main à son cou douloureux, hésitant presque à minauder.
— Pas touche, ordonne Raph, lui immobilisant les doigts. Tu vas l’infecter. Et non, je…
— Evidemment qu’il se fout de ta gueule, lance soudain Sylvain depuis la cheville gauche sur laquelle il travaille toujours, ses gros doigts manipulant la corde comme une brodeuse son fil de soie. Tu ressembles à Rocky après un match et tu parles comme E.T paumé en plein Paris.
Cassie éclate de rire, puis se calme aussitôt. Mince. Ça fait mal. Elle reprend peu à peu conscience de son environnement, de la lumière jaune, de la poussière, des élancements dans ses plaies, de son mal de tête et du papier de verre lui tapissant la gorge. Ravale une nausée, bute sur une nouvelle vague de sanglots et enfouit le tout dans les yeux de Raph.
— Les flics et l’ambulance arrivent ! Claironne Sarah, atterrissant au bas de l’escalier. Oh, nom de dieu, ma poule, j’ai failli crever de trouille, ce soir ! Ça va ? Comment tu te sens ? Ou est-ce-que je peux te toucher sans provoquer d’hémorragie ? Le ventre, décide-t-elle. Ça a l’air d’aller, au niveau du ventre.
Sitôt dit, sitôt fait, elle presse sa joue contre le ventre de Cassie qui même émue, se sent tout de même un peu bête. Mais ils sont là. Ils sont tous là, ils sont venus, ils l’ont trouvée, c’est terminé.
Elle coule un œil hésitant au corps prostré dans la poussière. Ian. Son amant, son mari, son demi-frère et son cauchemar. Elle a vécu de néant, aimé un mirage, pleuré son bourreau. Pathétique. Elle détaille le visage familier en une vaine tentative pour concilier tout ça. Elle n’y parviendra pas de sitôt, mais elle y parviendra, elle en est sûre, parce qu’elle sait, maintenant. Elle sait qui, pourquoi, comment, elle sait qui elle est et qui elle était. Il ne lui manque qu’une conclusion.
Elle ne peut pas le tuer, se répète-t-elle à contrecœur. Elle refuse de vivre avec cette idée, mais le laisser en vie revient à se condamner. Il trouvera toujours un gardien fragile, un codétenu malheureux, il ne s’arrêtera jamais. Et même en prison, il pourra l’atteindre, si… si…
— Laissez-moi avec lui, chuchote-t-elle alors que Sylvain libère enfin sa cheville gauche.
— Hein ? Tu rigoles ? S’exclame Sarah.
— Hors de question, renchérit Raph. Plus jamais.
— T’as pété un plomb ? S’exclame Sylvain. Et pourquoi ?
— Parce qu’il le faut. S’il vous plait.
— Non, refuse Raph.
— Raph, j’ai besoin de voir son empreinte pendant qu’il est inconscient. Je ne peux pas le faire tant que vous êtes là. Et de toute façon, tu dois absolument sortir ta sœur d’ici avant que les flics débarquent.
— Emilie ? Pourquoi ? Elle est juste un peu groggy, Sarah l’a emmenée au-dessus.
— Justement, Raph, intervient Sarah, tu devrais aller la voir. Elle est…
— Elle ne supportera pas un interrogatoire, explique impatiemment Cassie. Raph, crois-moi, dans l’état où elle est, elle ne tiendra pas. Il l’a… disons qu’elle s’est retranchée en elle-même. Elle est là, mais pas en surface. Elle a besoin de s’éloigner, de se reposer, et je vais devoir… faire un peu de ménage dans sa tête.
— Elle ne m’a pas entendue, confirme Sarah. J’ai cru qu’elle était droguée, mais…
— Elle l’est. Aux pensées de quelqu’un d’autre. Raph, je suis désolée, je ne sais pas pourquoi elle a prononcé ton nom tout à l’heure. Soit il l’a conditionnée pour donner l’alarme, soit elle a eu un sursaut de conscience, mais tu n’en tireras rien de plus tant que je ne m’en serai pas occupée. Alors sors-la d’ici, emmène-la chez moi et donne-lui un somnifère. Ça ira, ajoute-t-elle doucement. Je ferai ce qu’il faut pour rattraper ça, je te le promets. En attendant, laisse-moi faire ce que j’ai à faire ici.
— Je t’interdis de culpabiliser, murmure-t-il, se penchant sur le côté indemne de sa lèvre. Si quelqu’un aurait dû se douter qu’il la prendrait pour cible, c’est moi, alors disons plutôt que personne n’y est pour rien puisque tout le monde est indemne. Quant à te laisser avec ce…
Il jette un coup d’œil au corps immobile au pied de la table.
— Très bien, cède-t-il. Je respecte ta décision. Mais seulement si Sylvain reste devant la porte, en haut.
— Ça me va, acquiesce-t-elle. Je te l’ai dit, je veux seulement son empreinte.
— C’est complètement con, comme idée, marmonne Sylvain. Mais je m’occupe d’elle, Raph. Va voir ta sœur.
— Ouais. Ouais. Cassie ? Tu as bien dit que tu avais besoin de lui inconscient ?
— Oui. Laissez-nous, tout ira bien.
Elle entend déjà les sirènes, au loin. Zut ! Elle a besoin de le faire. Sarah est déjà dans l’escalier, Sylvain s’y dirige, Raph…
— Raph ? Qu’est-ce-que tu fous ?
Penché sur Ian, Raph lui tapote les joues.
— Raph, j’ai dit inconscient, pas…
Un gémissement s’échappe des lèvres de Ian. Son œil indemne papillonne un instant, et l’estomac de Cassie se contracte aussitôt. Ian est réveillé. Ses yeux restent fermés, mais sa couleur palpite avec fureur derrière ses verrous, cherchant une cible. Mauvaise idée, songe-elle lorsque la flaque noire s’élance sur l’onde bleue. Elle ne connait pas homme plus en paix avec ses failles que Raph.
Sans doute, d’ailleurs, n’a-t-il même pas l’occasion de s’en rendre compte. Avec toute la force de sa terreur, Raph lui écrase son poing sur la tempe. Ian ne produit pas un son. Il dégouline sur le sol.
— Voilà, bougonne Raph en se redressant. Inconscient. Je voulais être sûr qu’il ne se réveille pas trop vite. Et peut-être, aussi, que j’en avais besoin. Tu devrais essayer.
— Je lui ai déjà broyé les valseuses. Je ne veux plus jamais le toucher.
Raph s’immobilise devant elle.
— C’était ça, le hurlement ?
— J’ai cogné tellement fort que je risque d’avoir un bleu.
— Aïe, grimace-t-il.
— Raph, crie Sarah depuis l’étage supérieur. J’ai mis ta sœur dans la voiture mais dépêche-toi, les flics seront là dans deux minutes !
— File, murmure-t-elle.
— Je t’aime, souffle Raph contre son front.
Elle le laisse s’éloigner sans rien dire et sitôt que la porte claque, ouvre tous ses verrous. Ian n’a pas eu le temps de se fermer, son empreinte est bien là, exposée, sans défense. Cassie ne réfléchit pas. Elle se déploie.
Huit ans et plus, même, de souffrances indicibles, culpabilité, perte, isolement, désespoir, vide abyssal. Huit ans d’accumulation jamais déchargée, de sentiments enfouis, entassés, mal digérés. Huit ans de torture mentale, de force brute et d’émotions acérées qui se déversent dans un rugissement, envahissant la couleur de Ian sans aucune pitié.
On verra s’il en réchappe. On verra combien son esprit, habitué à distribuer les coups, peut en encaisser. On verra si dans le rôle inverse, il aurait survécu. Il gémit, se débattant dans la poussière, les yeux fermés, pieds et poings liés. Cassie ne le quitte pas des yeux. Toutes vannes ouvertes, elle laisse s’écouler des recoins de sa couleur jusqu’à la dernière salissure infligée par son ex-mari.
Lorsqu’il ne reste plus rien à vider, lorsque sa couleur étincèle d’un violine plus pur que jamais, lorsqu’une étrange sensation de légèreté remonte de la pointe de ses orteils douloureux à la racine de ses boucles emmêlées, elle se rejette en arrière et s’allonge sur la table, refermant ses verrous à l’instant où la couleur des ambulanciers envahit l’escalier. Dans la poussière, Ian ne bouge plus.
Il descend les marches avec précaution, au bord de la tétanie. S’il pensait une seconde obtenir un quelconque succès, il demanderait à son cœur de battre moins fort de peur qu’il ne le trahisse.
Saleté d’escalier, peste-t-il avec une grimace au premier grincement. Il s’immobilise et tend l’oreille, le souffle court. Tout en bas, une faible lueur lui parvient. Mais surtout une voix. Basse, furieuse, essoufflée. Il jette un coup d’œil derrière lui, rassuré de voir Sarah en dernier, et de la voir avancer lentement. La chute est inenvisageable.
Reprenant sa progression, il prie pour que Cassie aille bien, que le hurlement ne soit pas le sien, qu’Emilie soit en vie et que l’escalier ne les trahisse pas. Autant dire beaucoup d’inconnues pour une seule équation.
Cassie détaille le couteau avec angoisse. Ian le promène sur son ventre, sur ses seins, sur sa braguette qu’il a descendue, et elle ne voit que cette lame étincelante. Ma vieille, si tu veux te mettre à croire en dieu, c’est le moment.
Elle inspire ce qu’elle peut. Baisse à nouveau les yeux sur la lame, et… et… que… quoi ? Elle en oublie presque de respirer. Clignant furieusement des yeux pour évacuer ses larmes, elle se concentre sur les minuscules ondes bleutées sinuant à la périphérie de son champ de vision. Mais elle est fermée, pourtant, elle…
Raph. Raph ! Mon dieu, Raph. Raph est là, quelque part. Ce drôle d’échange développé à leur insu ne lui fera pas gagner plus de quelques secondes, et s’il approche encore, Ian ne tardera pas à le repérer.
Elle rassemble ses idées en un quart de seconde et fait la seule chose qui lui vient à l’esprit. Elle s’ouvre. L’estomac dans la gorge, elle déploie sa couleur et l’entremêle profondément à celle de Ian.
Elle est en vie, réalise Raph. Il se concentre sur la voix chuintante lui parvenant dorénavant sans interférence et relègue sa cantate de victoire. Il comprend suffisamment l’anglais pour saisir qu’Isaac, ou Ian, abreuve Cassie d’injures et d’obscénités, passant d’un ton geignard à une rage mal maîtrisée, d’une froideur sadique à une excitation malsaine. Mais elle est en vie.
Il tente de rassembler ses souvenirs de la cave. Il ne s’y est pas aventuré souvent, pour être honnête, du moins depuis ses dix ans. Il ne sait même plus ce qu’elle contient. Il fait signe à Sylvain de s’arrêter et se plaque au mur. S’il en croit ses maigres réminiscences, elle n’est constituée que d’une grande pièce mal éclairée, sans doute emplie de cartons et de meubles oubliés. Ils vont déboucher directement dans l’arène.
Il croise les doigts pour que la faible luminosité lui permette de se nicher dans l’obscurité, au bas des marches. Oui. Juste, mais oui, s’ils restent collés au mur, ça devrait faire l’affaire. Il descend les derniers échelons avec une lenteur extrême, et enfin, bénéficie d’une vue d’ensemble.
Ian relève des yeux surpris. Cassie grimace. Ouais. Tu ne t’y attendais pas, à celle-là, pauvre fou. Savoure, parce que moi, ça me rend malade.
— Et bien, murmure-t-il. C’est le couteau qui te rend raisonnable ? Si tu espères me faire changer d’avis, tu rêves. Mais je ne cracherai pas sur ce petit plaisir.
L’empreinte poisseuse de Ian l’enveloppe toute entière. Il s’insinue dans les moindres recoins. Il viole sa couleur, il viole son esprit. Raph, si tu es là, dépêche-toi.
Raph se retient des deux mains au mur de pierre, jointures blanchies par l’effort qu’il fournit pour ne pas foncer dans le tas. Elle est en vie, mais en mauvaise posture, et chaque gémissement de louve blessée qu’elle laisse s’écouler le pénètre jusqu’à la moelle. Maîtrise-toi, Raph. Localise Emilie et trouve un moyen de les sortir de là.
Une grande table de bois sombre, râpée et décolorée, occupe le centre de l’espace. Leur ancienne table de cuisine. Il fait abstraction du sweat découpé de Cassie, des doigts qui pincent sa peau blanche, de l’homme roux à cheval sur elle. De ses poignets en sang, de ses chevilles lacérées, de sa lèvre fendue et de la corde rougie sur sa gorge lui tirant la tête vers l’arrière. Il se contente d’enregistrer le couteau, la poutre à laquelle est fixée la corde, la poulie en contrôlant la tension. La hauteur de la table, les liens maintenant Cassie, la corpulence de son opposant, le…
Emilie ? Il plisse les yeux. Emilie, assise tranquillement sur une chaise à côté du vieil établi de leur père ? Entourée de piles de cartons et de son Prédator, les mains sagement posées sur les genoux, les talons aiguilles couverts de poussière et le brushing cuivré, contemplant la scène avec détachement ?
Non. Non, impossible. Elle ne peut pas avoir conscience de ce qu’elle cautionne. Raph se penche légèrement pour observer ses articulations, son cou, la chaise. Malgré la pénombre, il se rend à l’évidence. Elle est libre. Elle va bien, c’est tout ce qui compte, se raisonne-t-il en pivotant vers ses acolytes. Il désigne Sarah et lui indique Emilie, pointe du doigt Sylvain puis lui-même, montre Cassie. Tous deux hochent la tête. Il avance d’un pas, calculant déjà son angle d’attaque.
— Raph ?
Emilie bondit sur ses pieds, Ian relève la tête, Raph recule précipitamment dans l’ombre. Ils ont le même regard, note-t-il malgré lui. Pas la même couleur, mais le même regard, sans parler des cheveux. Et les pommettes. Bon dieu, mais personne ne leur a jamais dit qu’ils se ressemblaient ?
Le cœur de Cassie tressaute, rendant sa respiration déjà laborieuse encore plus pénible. Au moins, elle peut se refermer, suppose-t-elle en se verrouillant au plus vite, prenant soin de purifier grossièrement sa couleur. La pointe du couteau s’appuie sur sa gorge, juste sous la corde.
— Espèce de salope ! Crache Ian. Une diversion ?
Il se dresse sur le tranchant de sa main bandée pour scruter la pénombre, sans éloigner la lame de sa gorge.
— Ça ne change rien, siffle-t-il. Peut-être pas comme ça, mais je voulais qu’il vienne. Alors tant mieux. Il va pouvoir assister à la fin. Sors de là ! Ordonne-t-il dans un très mauvais français.
Raph s’avance en pleine lumière, mains levées. Cassie manque craquer. Une fois de plus, elle écarte ses larmes, la respiration chuintante, constatant avec surprise la sensation du poids de Ian sur ses hanches. Son abruti de corps se décide enfin à se réveiller. Réfléchis, Cassie ! Entre le peu d’air qu’elle avale et les ombres épaisses infiltrées dans son esprit, son cerveau tourne au ralenti.
— Vraiment ma chérie, je ne comprends pas ce que tu lui trouves, ricane Ian, appuyant sa main bandée sur son sein.
Il le défie. Impuissant, exposé, Raph serre les dents. Oublie la main, concentre-toi sur le reste. Allez, laisse-la respirer, prie-t-il en silence, écarte ton couteau d’un millimètre… il jure en silence. Une perle rouge dégringole sur la peau blanche.
Cassie ne s’en rend même pas compte. Tout son cou est en feu, alors un peu plus ou un peu moins... mais du coin de l’œil, elle vient de capter un éclat de jaune derrière Raph, là-bas, par terre. Elle se concentre, roulant ses yeux au maximum, et perçoit une pointe de bleu au milieu du jaune.
Des baskets jaunes avec une bande bleue. Elle en pleurerait, tente d’en sourire, se contente d’une grimace. Les baskets vont de pair avec un vieux jean élimé, des jambes de plusieurs kilomètres, des épaules carrées, des bras musclés, des mains imposantes, une touffe frisée et un sourire grivois, elle le sait, Raph n’est pas venu seul.
L’éclair jaune remue, et Cassie sent l’urgence. La couleur de Raph doit occulter celle de Sylvain mais qu’il fasse un pas, et Ian le repérera aussitôt.
Diversion, encore. Et tant pis pour les conséquences. Incapable de réfléchir plus avant, elle se ramasse sur elle-même, bande ses muscles, ferme les yeux et projette de toutes ses forces déclinantes son bassin en avant.
Le choc n’est pas très violent, compte tenu du peu de recul qu’elle a. Pourtant, à cheval au-dessus d’elle, en équilibre précaire d’une main blessée sur sa poitrine, la seconde maintenant le couteau, Ian ne peut se rattraper à rien. La lame offre à Cassie une longue balafre sur la gorge, mais il bascule sur le côté.
Cassie aurait adoré s’en charger, Raph s’en estime responsable, Sylvain est le plus rapide. Avant que Ian ait pu se relever complètement, avant qu’il ait pu charger, avant même que son cri de rage ne soit éteint, le mètre quatre-vingt-quinze de Sylvain fond sur lui.
Le couteau rebondit sur le sol, abandonné par la main que tord violemment Sylvain. Le hurlement de Ian passe de la rage à la douleur, gagne en puissance lorsqu’un poing s’écrase sur son menton, un coude sur sa pommette. La main de Sylvain lui heurte la trachée dans un coup sec et Ian s’écroule en arrière, heurtant durement le rebord de la table avant de se recroqueviller dans la poussière.
Quoi, déjà ? Si vite ? Cassie le surveille attentivement, guettant un mouvement, un sursaut, un frémissement. Comme ça, c’est tout ? Elle ouvre un verrou, trempe un doigt prudent dans l’atmosphère. Mince alors. Soit il est inconscient, soit… elle lève les yeux sur Sylvain.
— Il est…
Déjà à genoux, il pose deux doigts sur le cou de Ian. Puis secoue la tête.
— Désolé. Pas cogné assez fort. Mais ce mec savait pas se battre.
— Il n’en a jamais eu besoin, grince Raph derrière elle.
D’un geste rapide, il tranche la corde, et enfin, la tête de Cassie retombe lourdement sur la table. Elle inspire l’air humide de la cave à pleins poumons, tousse, inspire encore, tousse plus fort, sans quitter des yeux la silhouette de Ian.
— Je croyais… chuinte-t-elle tant bien que mal, je pensais que… je pensais que je pourrais le tuer. Mais… c’était mon mari, c’est… c’est ma famille, même avec… je voudrais pouvoir le tuer… j’étais sûre que je pourrais…
— Cassie, murmure Raph, s’attelant à lui délier les mains, si tu veux que ça s’arrête maintenant, qu’il ne sorte jamais d’ici, tu n’as qu’un mot à dire.
— Ça nous ferait même plaisir, grogne Sylvain. Tout le monde n’a pas tes scrupules.
Elle contemple encore un instant le corps échoué que Sylvain ligote impitoyablement avec les cordes de ses poignets libérés puis ferme les yeux, dépitée.
— Non, soupire-t-elle. Je ne peux pas… je ne pourrai pas vivre avec ça, je crois, même lui. Je… ôte-moi cette corde, je t’en supplie, enlève…
Incapable de se retenir plus longtemps, elle porte les mains à sa gorge.
— Attends, attends, intervient Raph, lui saisissant délicatement les mains. Laisse-moi faire. Tu vas te faire mal. Appuie plutôt ça sur l’entaille.
Il lui tend son pull. Elle obéit et le dévisage, perplexe, tandis qu’il desserre très doucement le nœud. Pourquoi fuit-il son regard ?
Lentement, tendrement, il la libère de son cauchemar, dégage les crins incrustés dans sa chair, déposant à chacun de ses gémissements son front contre le sien. C’est sans doute aussi pénible pour lui que pour elle. Enfin, il lui passe la corde par-dessus la tête, embrasse sa lèvre fendue et remet ses boucles en place.
Elle s’emplit à fond les poumons, plusieurs fois. Elle pense vomir de douleur. La main de Raph se pose sur sa joue, les paillettes bleutées se répandant aussitôt sur tout son corps en un baume bienfaisant et pour la première fois, elle croise son regard. Il pleure.
— Ouais, je sais, marmonne-t-il. J’espère que tu fais partie de celles qui trouvent ça irrésistible.
Il s’essuie rageusement les yeux.
— Mais bon dieu, Cassie, je… j’ai… j’ai eu tellement peur ! Sans toi, je... je…
Bizarrement, sa phrase avortée suffit. Un drôle de sentiment la submerge. Elle se hâte de le canaliser, tente de l’empiler sur tous les autres de ces dernières heures, de ces derniers jours, de ces dernières années, ceux qu’elle a laissés de côté, dans un coin, parce qu’elle ne savait pas quoi en faire, et il y en a beaucoup. Beaucoup trop. Sans compter les relents que les ombres noires ont laissés. La pile s’écroule. Cassie plonge dans le cou de Raph, noue ses doigts sur sa nuque et éclate en sanglots convulsifs.
Le cœur de Raph frissonne, puis se met à ronronner. Il la serre un peu plus près, espérant ne rien écorcher de sa Cassie sans armure.
— C’est fini, ma belle, murmure-t-il en lui caressant les cheveux. C’est terminé. Plus personne ne te fera jamais de mal, parce que je ne te quitterai plus jamais. Je te suivrai sous la douche et dans les toilettes, au travail et dans ton lit. Tu seras mon plein temps.
Elle éclate de rire entre deux spasmes. Bon sang, qu’il aime la faire rire. Sa belle, sa douce, sa guerrière, sa Cassie, sa louve, son agneau, son amour. Il soupire lourdement, noyant sa peur dans la chaleur de son corps tremblant. Il est sérieux. Depuis la douche jusqu’aux toilettes.
Cassie tressaille à peine lorsque Raph appuie le pull qu’elle a lâché sur sa coupure à la gorge. Tout comme ses paillettes bleues, son odeur agit comme un calmant sur ses nerfs éprouvés, et si elle ne sait pas comment c’est possible, un truc pareil, elle ne peut que constater. De l’armure à la tourelle, du veto au verrou, aucune barrière n’arrête Raph.
Il recule légèrement, et Sylvain apparait un peu plus loin, penché sur ses chevilles toujours attachées.
— Ma vieille, bougonne-t-il, je sais que ce couillon a des passe-droits, mais sache que moi aussi, je vais te faire un gros câlin, que ça te plaise ou non. J’attends juste que tu sois rincée. Avec tout ce sang, tu vas me saloper mes baskets collector.
— Je te rendrai ton gros câlin, juré, ricane-t-elle faiblement. Sarah ? Où est…
— Montée appeler les renforts. Elle arrive.
— Tu es belle, murmure subitement Raph.
— Tu te fous de moi ?
Elle est en sang dans une cave, à moitié à poil, échevelée, couverte de sang et de larmes. Elle a échappé au viol et à la mort, lutté, provoqué, encaissé. Et pourtant, le regard de Raph est limpide de franchise. Elle porte la main à son cou douloureux, hésitant presque à minauder.
— Pas touche, ordonne Raph, lui immobilisant les doigts. Tu vas l’infecter. Et non, je…
— Evidemment qu’il se fout de ta gueule, lance soudain Sylvain depuis la cheville gauche sur laquelle il travaille toujours, ses gros doigts manipulant la corde comme une brodeuse son fil de soie. Tu ressembles à Rocky après un match et tu parles comme E.T paumé en plein Paris.
Cassie éclate de rire, puis se calme aussitôt. Mince. Ça fait mal. Elle reprend peu à peu conscience de son environnement, de la lumière jaune, de la poussière, des élancements dans ses plaies, de son mal de tête et du papier de verre lui tapissant la gorge. Ravale une nausée, bute sur une nouvelle vague de sanglots et enfouit le tout dans les yeux de Raph.
— Les flics et l’ambulance arrivent ! Claironne Sarah, atterrissant au bas de l’escalier. Oh, nom de dieu, ma poule, j’ai failli crever de trouille, ce soir ! Ça va ? Comment tu te sens ? Ou est-ce-que je peux te toucher sans provoquer d’hémorragie ? Le ventre, décide-t-elle. Ça a l’air d’aller, au niveau du ventre.
Sitôt dit, sitôt fait, elle presse sa joue contre le ventre de Cassie qui même émue, se sent tout de même un peu bête. Mais ils sont là. Ils sont tous là, ils sont venus, ils l’ont trouvée, c’est terminé.
Elle coule un œil hésitant au corps prostré dans la poussière. Ian. Son amant, son mari, son demi-frère et son cauchemar. Elle a vécu de néant, aimé un mirage, pleuré son bourreau. Pathétique. Elle détaille le visage familier en une vaine tentative pour concilier tout ça. Elle n’y parviendra pas de sitôt, mais elle y parviendra, elle en est sûre, parce qu’elle sait, maintenant. Elle sait qui, pourquoi, comment, elle sait qui elle est et qui elle était. Il ne lui manque qu’une conclusion.
Elle ne peut pas le tuer, se répète-t-elle à contrecœur. Elle refuse de vivre avec cette idée, mais le laisser en vie revient à se condamner. Il trouvera toujours un gardien fragile, un codétenu malheureux, il ne s’arrêtera jamais. Et même en prison, il pourra l’atteindre, si… si…
— Laissez-moi avec lui, chuchote-t-elle alors que Sylvain libère enfin sa cheville gauche.
— Hein ? Tu rigoles ? S’exclame Sarah.
— Hors de question, renchérit Raph. Plus jamais.
— T’as pété un plomb ? S’exclame Sylvain. Et pourquoi ?
— Parce qu’il le faut. S’il vous plait.
— Non, refuse Raph.
— Raph, j’ai besoin de voir son empreinte pendant qu’il est inconscient. Je ne peux pas le faire tant que vous êtes là. Et de toute façon, tu dois absolument sortir ta sœur d’ici avant que les flics débarquent.
— Emilie ? Pourquoi ? Elle est juste un peu groggy, Sarah l’a emmenée au-dessus.
— Justement, Raph, intervient Sarah, tu devrais aller la voir. Elle est…
— Elle ne supportera pas un interrogatoire, explique impatiemment Cassie. Raph, crois-moi, dans l’état où elle est, elle ne tiendra pas. Il l’a… disons qu’elle s’est retranchée en elle-même. Elle est là, mais pas en surface. Elle a besoin de s’éloigner, de se reposer, et je vais devoir… faire un peu de ménage dans sa tête.
— Elle ne m’a pas entendue, confirme Sarah. J’ai cru qu’elle était droguée, mais…
— Elle l’est. Aux pensées de quelqu’un d’autre. Raph, je suis désolée, je ne sais pas pourquoi elle a prononcé ton nom tout à l’heure. Soit il l’a conditionnée pour donner l’alarme, soit elle a eu un sursaut de conscience, mais tu n’en tireras rien de plus tant que je ne m’en serai pas occupée. Alors sors-la d’ici, emmène-la chez moi et donne-lui un somnifère. Ça ira, ajoute-t-elle doucement. Je ferai ce qu’il faut pour rattraper ça, je te le promets. En attendant, laisse-moi faire ce que j’ai à faire ici.
— Je t’interdis de culpabiliser, murmure-t-il, se penchant sur le côté indemne de sa lèvre. Si quelqu’un aurait dû se douter qu’il la prendrait pour cible, c’est moi, alors disons plutôt que personne n’y est pour rien puisque tout le monde est indemne. Quant à te laisser avec ce…
Il jette un coup d’œil au corps immobile au pied de la table.
— Très bien, cède-t-il. Je respecte ta décision. Mais seulement si Sylvain reste devant la porte, en haut.
— Ça me va, acquiesce-t-elle. Je te l’ai dit, je veux seulement son empreinte.
— C’est complètement con, comme idée, marmonne Sylvain. Mais je m’occupe d’elle, Raph. Va voir ta sœur.
— Ouais. Ouais. Cassie ? Tu as bien dit que tu avais besoin de lui inconscient ?
— Oui. Laissez-nous, tout ira bien.
Elle entend déjà les sirènes, au loin. Zut ! Elle a besoin de le faire. Sarah est déjà dans l’escalier, Sylvain s’y dirige, Raph…
— Raph ? Qu’est-ce-que tu fous ?
Penché sur Ian, Raph lui tapote les joues.
— Raph, j’ai dit inconscient, pas…
Un gémissement s’échappe des lèvres de Ian. Son œil indemne papillonne un instant, et l’estomac de Cassie se contracte aussitôt. Ian est réveillé. Ses yeux restent fermés, mais sa couleur palpite avec fureur derrière ses verrous, cherchant une cible. Mauvaise idée, songe-elle lorsque la flaque noire s’élance sur l’onde bleue. Elle ne connait pas homme plus en paix avec ses failles que Raph.
Sans doute, d’ailleurs, n’a-t-il même pas l’occasion de s’en rendre compte. Avec toute la force de sa terreur, Raph lui écrase son poing sur la tempe. Ian ne produit pas un son. Il dégouline sur le sol.
— Voilà, bougonne Raph en se redressant. Inconscient. Je voulais être sûr qu’il ne se réveille pas trop vite. Et peut-être, aussi, que j’en avais besoin. Tu devrais essayer.
— Je lui ai déjà broyé les valseuses. Je ne veux plus jamais le toucher.
Raph s’immobilise devant elle.
— C’était ça, le hurlement ?
— J’ai cogné tellement fort que je risque d’avoir un bleu.
— Aïe, grimace-t-il.
— Raph, crie Sarah depuis l’étage supérieur. J’ai mis ta sœur dans la voiture mais dépêche-toi, les flics seront là dans deux minutes !
— File, murmure-t-elle.
— Je t’aime, souffle Raph contre son front.
Elle le laisse s’éloigner sans rien dire et sitôt que la porte claque, ouvre tous ses verrous. Ian n’a pas eu le temps de se fermer, son empreinte est bien là, exposée, sans défense. Cassie ne réfléchit pas. Elle se déploie.
Huit ans et plus, même, de souffrances indicibles, culpabilité, perte, isolement, désespoir, vide abyssal. Huit ans d’accumulation jamais déchargée, de sentiments enfouis, entassés, mal digérés. Huit ans de torture mentale, de force brute et d’émotions acérées qui se déversent dans un rugissement, envahissant la couleur de Ian sans aucune pitié.
On verra s’il en réchappe. On verra combien son esprit, habitué à distribuer les coups, peut en encaisser. On verra si dans le rôle inverse, il aurait survécu. Il gémit, se débattant dans la poussière, les yeux fermés, pieds et poings liés. Cassie ne le quitte pas des yeux. Toutes vannes ouvertes, elle laisse s’écouler des recoins de sa couleur jusqu’à la dernière salissure infligée par son ex-mari.
Lorsqu’il ne reste plus rien à vider, lorsque sa couleur étincèle d’un violine plus pur que jamais, lorsqu’une étrange sensation de légèreté remonte de la pointe de ses orteils douloureux à la racine de ses boucles emmêlées, elle se rejette en arrière et s’allonge sur la table, refermant ses verrous à l’instant où la couleur des ambulanciers envahit l’escalier. Dans la poussière, Ian ne bouge plus.