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Elle peut respirer. La corde lui cisaille la peau, sa tête la lance de plus en plus, mais le nœud coulant est à peine serré sur sa gorge. Peu importe la douleur. L’air passe.
— Simple précaution, explique Ian, écartant délicatement les boucles rousses coincées dans la corde. Au cas où te viendrait l’idée stupide de te débattre. Le collier qui orne ton joli cou est accroché à une poutre, et il n’y a quasiment pas de jeu. Plus tu remueras, plus la boucle se serrera, plus la corde se tendra. A toi de voir. Je reviens très vite, je dois terminer mes préparatifs pour accueillir ton petit merdeux.
Il jette un coup d’œil à sa montre et sourit.
— S’il est moins idiot qu’il en a l’air, il devrait bientôt rejoindre la fête.
Se penchant sur elle, il embrasse ses lèvres serrées et s’éloigne en sifflotant. Une porte claque, des marches grincent. Ne reste bientôt plus que le son de sa propre respiration. Elle ferme les yeux et parce qu’il le faut bien, accorde une seconde à son désespoir. Ian. Ian lui inflige ça, Ian a tué ces femmes, Ian ne s’appelle pas vraiment Ian, Ian partage son sang. Elle rouvre les yeux et ravale le reste. La seconde est passée.
Elle tourne prudemment la tête de gauche et de droite, ignorant la brûlure de la corde sur son cou. Elle a récupéré sensations et maîtrise de sa nuque, constate-t-elle aussitôt. Elle soulève une épaule avec soulagement, puis une autre. Relève la tête des quelques centimètres possibles et détaille les tours de corde autour de ses poignets. Serrés, le salaud. Les parcelles de peau apparaissant entre les liens forment un mélange pittoresque de rouge et de bleu, d’élancements et de picotements à mesure que se réveillent les sensations.
Elle lève doucement une main, teste une rotation du poignet, satisfaite. Puis la tête toujours dressée, découvre une situation similaire à l’autre bout de la table. Il lui a ôté ses chaussures pour mieux serrer les liens, mais la peau est un minimum préservée par son pantalon et ses orteils obéissent aux ordres sans broncher. Ses chevilles également.
La mauvaise nouvelle vient du bassin : impossible de savoir si les muscles s’y contractent. De ses bras étendus le long de son corps, elle réussit à tirer des mouvements acceptables, et même à tâter les hanches en question. Ses doigts sentent ses hanches, mais ses hanches ignorent ses doigts. Elle est incapable de marcher, conclut-elle en reposant sa tête sur la table. Ce qui tombe bien, puisqu’elle est incapable de se libérer. Son salut ne viendra malheureusement pas d’elle-même.
— Emilie, murmure-t-elle.
Près de l’établi se devine la silhouette immobile d’Emilie. A côté, comble du sordide, de l’énorme figurine Predator de Raph. La cave, comprend-elle. Elle est à la cave. La cave fermée à clé la veille. Elle ferme les yeux, tétanisée à l’idée d’avoir travaillé au-dessus d’un gibet en cours d’installation. Puis se ressaisit et se concentre sur la coquille vide ornée d’un brushing et de talons aiguilles.
Tu as été à sa place, Cassie. Tu sais la dose de torture mentale qu’elle a dû endurer avant de confectionner un nœud coulant avec le sourire. Emilie s’est fait la malle dans son propre corps, tu ne pourras pas l’atteindre. Elle n’entend que Ian. Du moins, les pensées insufflées par Ian.
Cassie réfléchit quelques secondes, luttant contre l’impossible besoin d’éloigner la corde se son cou. Puis décide qu’elle n’a pas le temps de douter, ferme les yeux et s’ouvre. Le rideau noir l’envahit aussitôt. Epais, suffoquant, il lui tire un mouvement de recul instinctif. La pression de la corde s’accentue sur sa gorge. Respire, bon dieu, Cassie !
De longues minutes lui sont nécessaires pour se dégager de l’empreinte poisseuse saturant l’atmosphère, mais inlassablement, elle trie, rejette, écarte, se frayant un chemin dans la jungle à coups de machette jusqu’à débusquer Emilie. Et elle la trouve. Elle retient son souffle, accablée. Il l’a détruite. En lieu et place d’une marée jaune vacille une faible lueur vanillée, poussive et hésitante. Une enclave de jaune d’ores et déjà parsemée de cratères noirs, mais une enclave tout de même. Quoi qu’en dise Ian, quoi que paraisse Emilie, elle est toujours là, quelque part dans ce jaune. Reste à l’en faire sortir.
— Emilie ? Je sais que tu m’entends, je sais que tu souffres, mais il faut que tu m’aides. Pour Raph. Parce que si tu vas jusqu’au bout, tu le perdras, et lui ne s’en remettra jamais.
Bon sang, Cassie, mais réfléchis ! Tu n’as pas parlé dans la tête de Raph, tu y as introduit une pensée, une pensée suffisamment neutre pour qu’il l’interprète comme la sienne. Or contrairement à lui, les filtres d’Emilie sont hors service. Tu n’as plus qu’à penser pour elle. Elle se centre donc sur le jaune et choisit la tâche sombre la plus importante.
— Raph n’aimerait pas ce que je suis en train de faire. Je suis plus forte que ça.
Non ! Elle est triste, épuisée, noyée, pas forte. Tu l’as vécu, Cassie ! Tu sais ce qu’elle ressent. Mets-toi à sa place. Elle pense à Raph, revoit son sourire et ses yeux inquiets. Il avait raison. Sur toute la ligne. Afin d’atteindre Emilie, elle va bien devoir accepter ce contre quoi elle n’a pas réussi à lutter. Elle inspire profondément et se concentre.
La solitude. Elle n’oubliera sans doute jamais. Une solitude écrasante, oppressante, une solitude sans espace vacant, sans répit. Le corps vide, la tête pleine, trop pleine, assise sur le tapis bleu azur de sa salle de bains, suppliant le monde de lui accorder quelques minutes. Juste quelques minutes, même quelques secondes, pour oublier qu’elle est folle, oublier qu’elle est seule et à court de solutions.
— Je suis tellement fatiguée. Par pitié, laissez-moi respirer… Juste un peu, juste quelques minutes, dormir, oublier, faire semblant. Si quelqu’un, quelque chose m’entend… je vous en supplie, juste quelques minutes.
Ne te perds pas, Cassie. Tu parles à Emilie.
— Il n’y a jamais personne. Je suis vide, je suis seule et tout le monde s’en fout. Je ne manquerai à personne.
La voie est ouverte. La couleur d’Emilie tressaute comme si elle sanglotait, sorte de vibration chaotique, souffreteuse. Cassie s’oblige à ouvrir les yeux le temps de reprendre pied.
C’est Emilie qui souffre, pas toi. Tu t’en es sortie, c’est terminé, et tu aideras Emilie à s’en sortir parce qu’elle n’aurait jamais dû se retrouver ici, maintenant, dans cet état. En attendant, n’oublie pas que pour elle, tout est ta faute. Et qu’elle n’a pas totalement tort.
— Raph me manque. Peut-être qu’à lui, je manquerais un peu, quand même ? Mais pourquoi n’est-il pas là, si je compte ? C’est sa faute, cette Cassandra. Elle mérite de souffrir. Où es-tu, Raph ?
Doucement, Cassie. Laisse le temps aux pensées de faire leur chemin, voilà, jusqu’à ce que ton rose s’enrobe de jaune. C’est ça. Maintenant, le doute.
— Raph n’est pas d’accord, mais il se trompe. Cette fille le mène en bateau. Raph n’est pas idiot, mais… il ne comprend pas. Je crois. Je suis seule et il n’est pas là, il ne viendrait même pas si je l’appelais. Peut-être que je devrais l’appeler, d’ailleurs, pour voir. Juste pour être sûre.
Emilie ne semble pas fouiller ses poches à la recherche d’un téléphone. Dommage. Le doute ne suffira pas. Cassie ne voit qu’une solution : l’électrochoc.
— Il m’aime. Raph m’aime. Il va me manquer. Il ne comprendra pas, c’est ma tête, je n’arrive même pas à penser, il faut que ça s’arrête ! Juste quelques minutes. Mais est-ce-que mourir suffirait ?
Elle a sursauté ! La lueur jaune a clairement sursauté, des éclaboussures mêlées de rose en ont jailli, la véritable Emilie n’a pas la moindre envie de mourir. Cassie sent son cœur redémarrer. Puisque si elle l’avait vraiment voulu, dieu sait ce que ces pensées insufflées auraient pu déclencher.
— Raph s’en remettra. Il s’en remettra, non ? J’aurais peut-être dû lui en parler au cas où. Même avec cette fille, il m’aurait aidée, d’ailleurs c’est vrai qu’il a essayé, même quand elle lui a mis le grappin dessus. Oui, Raph m’aime, il le dit souvent.
— Il l’a même dit hier, c’est vrai, il m’a envoyé un texto simplement pour me le dire.
Cassie tressaille violemment. Elle vient de percevoir une pensée d’Emilie. Une autonome, une vraie de vraie, une réaction à ses idées. La tâche noire s’agite. Emilie doit souffrir, et Cassie ne sait que trop bien à quel point.
— J’ai mal, j’ai mal, j’ai mal ! Ça fait moins mal quand j’arrête de penser. Mais peut-être que si je pensais à Raph, seulement à Raph… j’ai besoin de lui, il a besoin de moi, personne ne pourrait nous séparer, jamais.
— Papa l’a toujours dit, tant qu’on est ensemble, on ne risque rien.
Encore une. Entrelaçant plus étroitement sa couleur à la sienne, Cassie tente de se détendre.
— Peut-être que si j’en parlais à Raph, ça s’arrêterait ? Pourquoi je ne lui en ai pas parlé ? Je ne me souviens pas. Je devais être trop fatiguée. Je suis moins fatiguée quand je pense à Raph. Où est-il ? Peut-être à la maison. Je me demande s’il aimerait mes cheveux.
Ça y est. Cassie retient une exclamation de joie lorsque derrière ses paupières closes et le flou de couleurs, elle perçoit Emilie lissant son brushing au rythme précis où le cratère noir se teinte d’un rose jauni. Emilie enrobe les pensées de Cassie, les passant par son filtre défaillant, et restaure ainsi une partie d’elle-même.
-- Ma tête… je m’entends à peine. Mais si je me concentre sur ma voix, rien que sur ma voix, je m’entends quand même, et c’est moins douloureux. C’est moi. Et quand c’est moi, ça fait moins mal. Si Raph me parlait, je pourrais peut-être me concentrer sur sa voix ? Il faut que je le voie. Je ne suis pas seule au monde. Si je meurs, Raph ne s’en remettra pas. Je l’abandonnerais comme nos parents l’ont fait.
— Raph !
Le jaune s’épaissit très légèrement, Emilie gémit. Cassie se garde bien de bouger, se contentant de rouvrir les yeux pour la regarder cligner des paupières, comme hébétée.
— Qu’est-ce-que… je…
Même faible, sa voix conserve des accents autoritaires. Cette femme est bien plus que ce que Ian a vu en elle. Emilie soupire, portant les deux mains à ses tempes avec un sanglot. Sans les cordes, Cassie ferait volontiers de même.
— Raph, attends !
Raph est prêt à hurler depuis le perron quand Sarah lui empoigne fermement le bras.
— Ne crie pas, murmure-t-elle. S’il est là, autant être discret.
Il serre les dents. Elle a raison, et il aurait dû y penser. Ressaisis-toi, De Forest ! Paniqué, tu n’aides personne.
— On se sépare, souffle-t-il. Julie et toi, faites le rez-de-chaussée. Magali et Sylvain mon étage, moi je prends celui d’Emilie. Et pas d’héroïsme.
— Ça vaut aussi pour toi, réplique Sarah. Pas d’héroïsme.
Il se contente de hocher la tête et s’engage dans les escaliers, aux aguets. Pas un bruit. Il laisse Sylvain et Magali continuer vers l’étage supérieur puis s’avance jusqu’à coller son oreille à la porte de la chambre d’amis, avant d’en tourner doucement la poignée.
— Emilie ? Lance doucement Cassie.
Emilie sursaute. Puis s’approche lentement, scrutant les alentours d’un œil hagard, la démarche chancelante, et Cassie croise les doigts. L’équilibre est plus que précaire, le temps compté et l’issue incertaine.
— Emilie, je t’en supplie, souffle-t-elle alors que les yeux gris se troublent, reste avec moi. Je sais que tu as mal, mais tu dois lutter. Pour Raph.
— Je… je ne vois pas… qu’est-ce-que vous…
— Quelqu’un veut nous faire du mal. Il faut que tu me détaches.
Emilie coule un regard halluciné aux poignets et aux chevilles de Cassie, à son cou entravé. Puis fronce les sourcils.
— Mais qu’est-ce-que…
— Je t’expliquerai, c’est promis, tu te sentiras mieux. Raph va arriver, et lui aussi, il t’expliquera. Tu ne seras plus jamais seule, je peux te le garantir. Quant aux balles rebondissantes dans ta tête, je peux les faire partir.
Emilie se rapproche d’un nouveau pas.
— Qui vous a parlé de…
— Je l’ai vécu.
— Je ne vous fais pas confiance, lâche Emilie sans conviction.
— Je sais, assure Cassie, refreinant son impatience. Mais tu as confiance en Raph, non ?
— Evidemment.
Cassie réprime un sourire. La morgue est de retour, et une fois n’est pas coutume, elle en est ravie.
— Alors dis-toi que s’il me fait confiance, tu peux le faire aussi. C’est le seul moyen. Il faut qu’on sorte d’ici.
— Qui vous a attaché.
Pas de point d’interrogation, Cassie estime que ça aussi, c’est bon signe. Mais l’horloge tourne. Et la mémoire d’Emilie ayant manifestement tout occulté depuis le moment où elle s’est retranchée dans un coin d’elle-même, impossible de lui expliquer qu’elle fréquente le défunt mari psychopathe de sa décoratrice honnie.
— Un fou, se contente-t-elle de murmurer.
— Mais pourquoi…
— Emilie, il faut que tu me détaches !
Cassie se mord les lèvres et tousse fortement, mais en dépit de son sursaut, le regard d’Emilie conserve sa clarté. Elle semble tergiverser encore un instant. Puis se penche sur le poignet droit, tire, joue des ongles, plisse le front. Les mâchoires crispées sous l’effort, Cassie ferme les yeux. Chaque frottement de la corde sur sa peau à vif résonne jusqu’au plus profond de sa chair. Emilie abandonne finalement les liens pour se détourner.
— Emilie ?
Ne me lâche pas, supplie-t-elle intérieurement. S’il te plaît. Elle compte en silence, se jurant d’attendre cinq pour l’apostropher. Au moindre pas de travers, elle perdra sa seule alliée, bien qu’alliée soit un terme extrême pour la femme agissant machinalement, guidée par des bribes de conscience moribonde.
Et c’est tout ce qu’elle a, conclut-t-elle à trois alors qu’Emilie, le dos tourné, balaye la pièce du regard. Elle est déjà chanceuse. La sœur de Raph possède une conscience à laquelle, spontanément, une femme ligotée sur une table ne semble pas normal.
A quatre, Emilie se baisse, puis se redresse presque aussitôt. Dans sa main, l’un de ses escarpins, pointe acérée en évidence.
D’insoutenables images d’Emilie au bout d’une corde affleurent à la lisière de sa conscience, terrifiantes, inimaginables. Raph pousse le battant et souffle longuement. La chambre d’amis est vide.
Il inspecte rapidement la salle de bains voisine puis se dirige vers celle d’Emilie, de l’autre côté du couloir. Tout est en place. Pas une valise abandonnée, pas un produit déplacé, pas une goutte dans la baignoire. Si elle est revenue, elle n’a rien touché.
Tournant machinalement la poignée de la porte de communication, il constate avec surprise qu’elle est verrouillée de l’intérieur. Depuis la chambre d’Emilie. Un frisson le parcourt, l’électrifie, s’évanouit. Elle est passée par là.
Il traverse la salle de bains, ressort dans le couloir et se dirige à grands pas vers la porte de la chambre. Au moment même où il tend la main, un semi-remorque le percute de plein fouet.
Ne pas virer à la paranoïa. Elle ne va pas lui planter dans le ventre. Cassie risque un coup d’œil au visage d’Emilie, et reste stupéfaite devant la lueur amusée dans les iris gris. Sans l’ombre de sourire l’accompagnant, elle refuserait d’y croire, mais bon sang, cette femme a de la ressource.
Respect nouveau mais n’atténuant en rien son soulagement –ou sa douleur– lorsqu’Emilie glisse le talon de l’escarpin sous la corde. Sans s’émouvoir de la brève plainte de Cassie, elle s’en sert comme d’un levier pour desserrer le nœud, poussant la chaussure d’une main, tirant la corde de l’autre. Le nœud rend l’âme. La pression disparait, remplacée par d’infernales pulsations, et Cassie soulève la main avec une grimace. Mince. Ça fait mal.
En seulement quelques minutes, Emilie libère son second poignet et sa cheville droite. On y est presque, Cassie. Maintenant, quoi ? Sitôt sa seconde cheville libérée, elle pourra reculer suffisamment pour enlever cette satanée corde de son cou. Ensuite… ensuite quoi ? Ni ses jambes ni son bassin ne répondent correctement. Les sensations reviennent, mais les muscles restent inopérants, seuls ses orteils exécutent les ordres sans broncher.
Alors ramper. Se cacher. Crier. Non, trouver un téléphone. Son sac ? Non, plus de sac. Emilie, oui, Emilie doit avoir son portable quelque part, si…
Trop tard. Emilie s’escrime toujours sur la seconde cheville lorsque l’estomac de Cassie fait un tour complet sur lui-même. Les ténèbres s’épaississent, la couleur d’Emilie palpite moins vite, et elle se verrouille à la hâte.
— Emilie ! Ecoute-moi bien. Il arrive. Va t’assoir là-bas, sur la chaise, et ne bouge surtout pas. Quand tu le verras, quand il te parlera, ne réagis pas.
Même si elle doute fortement qu’une fois Ian dans la pièce, Emilie soit encore en état de dire ou de faire quoi que ce soit par elle-même. La sœur de Raph cligne des yeux, hébétée.
— Tu as ton téléphone ? Ajoute Cassie à la hâte.
— Hein ?
— Ton téléphone !
— Oui, j’ai un téléphone. Il est noir. Je suis fatiguée.
Bon sang ! Cassie la repousse d’un geste vif et le regard vitreux, Emilie se rassoit sagement sur sa chaise, mains à plat sur les genoux. Elle n’est déjà plus là. Lui l’est.
— Sylvain ? Mais qu’est-ce-que tu fous ?
Raph s’assoit prudemment, se frottant l’épaule avec une grimace. Pris en sandwich entre un gaillard de quatre-vingt dix kilos et un plancher en chêne. Ça laissera des traces.
— N’ouvre pas cette porte, ordonne Sylvain, courant vers l’escalier. Je reviens. N’ouvre pas !
— Mais qu’est-ce-que…
Il dévale les marches à toute allure. Raph hésite, puis se résigne avec un coup d’œil à la porte en question. Non, le risque n’en vaut pas la peine. D’en bas lui parviennent rapidement des murmures fébriles, et quelques secondes plus tard apparaissent Sarah et Julie, visiblement perplexes.
— Bon, Sylvain, tu… commence Raph.
— Mag ! L’interrompt Sarah.
Elle se précipite derrière lui, vers le canapé d’un noir velouté occupant un recoin du palier. Un canapé dans lequel repose le corps inanimé de Magali.
— Comment va ta gorge, ma beauté ?
Cassie se force à inspirer lentement, priant pour avoir correctement enroulé les cordes sur sa cheville et ses deux poignets libérés. Mais Ian a d’autres préoccupations. Un sourire fiévreux sur ses lèvres minces, il contourne la table pour se poster en face d’elle et déboucle sa ceinture. Elle ne baisse pas les yeux. Le sourire de Ian s’épanouit.
— Ah, lâche-t-il subitement, interrompant son geste. J’oubliais.
Le soulagement de Cassie ne dure pas. Ian se dirige vers Emilie et sans un mot, lui assène du revers de la main une gifle qui la jette au sol. Pas un gémissement. Du sang au coin des lèvres, Emilie se redresse et reprend place sur sa chaise.
— Mais tu es malade ? S’exclame Cassie avant d’avoir pu se retenir. Elle ne comprend même pas !
— Cette salope m’a pris en photo pendant que je dormais, siffle-t-il en tirant une liasse de sa poche. Et elle les laisse traîner dans sa chambre, en plein jour !
Il expédie les images dans un coin de la pièce. Cassie regarde les photos disparaître dans l’obscurité, ravalant un nouveau sanglot. Des photos. Dans la chambre d’Emilie. Si elle était entrée, la veille ? Les aurait-elle vues ? Aurait-elle pu comprendre ? Elle ne s’appesantit pas plus longtemps sur la question. Ian enjambe la table pour s’installer à califourchon sur elle. Elle a intérêt à gagner du temps, conclut-elle lorsqu’il lui empoigne un sein de sa main valide.
— Ian… articule-t-elle péniblement. Ian. J’ai besoin de réponses. Tu me dois au moins quelques explications.
— Deux minutes, soupire-t-il d’un air impatient sans cesser de lui malaxer le sein gauche. Dépêche-toi.
Remuant doucement sa cheville gauche toujours prisonnière, Cassie bondit sur la première idée vagabonde. Tout pour ne pas penser, ne pas sentir, ne pas craquer.
— Pourquoi… pourquoi je n’ai pas reconnu ta couleur ?
— Parce que je l’ai déguisée, comme ma voix, réplique-t-il avec dédain. Qu’est-ce-que tu crois ? Contrairement à toi, j’ai exploré mes possibilités dans les moindres détails.
— Tu as vraiment fait une tentative de suicide ?
Il se fige pour l’observer attentivement.
— Décidément, tu en sais un peu trop. C’est une bonne chose qu’on en finisse ce soir. Il est toujours difficile de s’affranchir de ses parents, et moi aussi, j’ai regretté de les avoir laissé partir. Contrecoup, faiblesse passagère, appelle ça comme tu veux. Ça n’a pas duré.
Laissés partir. L’euphémisme du siècle. Continue, Cassie ! Ta peau part avec la corde, mais le nœud se desserre.
— Et après ? Souffle-t-elle. La clinique ?
— Quoi, la clinique ? Toute une tripotée d’esprits faibles et geignards, rien d’autre. Une fois que j’ai provoqué mon premier suicide, moi, je me sentais beaucoup mieux, glousse-t-il, glissant la main sous son sweat-shirt. En fait, je l’ai juste aidé, cette fois-là. Il était très motivé. Il s’est coupé un poignet, il a dû trouver que ça faisait trop mal, alors il s’est pendu avec ses draps. Magique.
— Comment…
Cassie ferme les yeux, juste une fraction de seconde. Elle donnerait beaucoup pour ne pas sentir cette main fébrile. Mais elle ne peut rien risquer avec une cheville entravée, alors même que la tentation de lui planter les pouces dans les yeux atteint la limite du supportable.
— Comment m’as-tu trouvée ? Souffle-t-elle. La première fois.
Il soupire, enfouit le nez dans son cou et lui mord l’épaule.
— J’avais le dossier d’adoption. Il m’a fallu deux ans pour localiser notre mère. Celle qui m’a abandonné, crache-t-il. Et pourquoi ? Pourquoi ?
Il se redresse, le regard venimeux, et lui pince méchamment le sein.
— Tu n’en sais rien, hein ? Ne surtout pas perturber la gentille petite Cassie !
— Mais qu’est-ce-qui s’est passé ? S’exclame Raph en s’agenouillant devant Magali.
Il prend rapidement son pouls, soulagé de le sentir battre à un rythme normal.
— Elle s’est évanouie ?
— Endormie, je crois, soupire Sylvain, s’affalant sur le fauteuil voisin. Ce salaud a piégé la maison. Elle est entrée dans ta chambre, moi j’ai juste jeté un coup d’œil dans la salle de bains avant de la rejoindre. Un quart de seconde. Un cri, un choc, et je l’ai trouvée affalée au milieu de la pièce.
Il se frotte les yeux.
— Y avait un « pschhh », de la fumée… j’ai fait le calcul. J’ai foncé en apnée, ouvert la fenêtre, récupéré Mag et fermé la porte. C’est là que j’ai vu ce machin, et je me suis grouillé de descendre vous avertir. En bas, j’ai rien vu. Mais ici…
Il désigne un minuscule boîtier noir orné d’une diode lumineuse verte, calé dans l’angle supérieur de la porte. Si petit, songe Raph en s’approchant, qu’il ne l’a pas vu.
— Il y a quelque chose à l’intérieur ? Suppose Sarah.
— Tu veux dire, à part un capteur de mouvements relié à une bonbonne de gaz ou je sais pas quelle merde ? Nan.
— Ce n’est qu’un piège, murmure Raph. Il savait que je rappliquerais ventre à terre, il me veut pour punir Cassie. Il comptait venir me récupérer tranquillement une fois endormi. Donc d’une, il n’est pas loin, de deux, il a Cassie, de trois… qui sait ce qu’il lui fait pendant qu’on parle. Bon dieu, mais où il est ?
Il serre les poings et s’autorise un discret coup de pied dans la plinthe.
— Bon, résume-t-il à voix haute. Je pourrais faire ce qu’il veut et feindre le sommeil. Mais s’il ne vient que dans une heure, Cassie… non. Vous avez vu quelque chose, en bas ? Des traces de pas, une fenêtre ouverte, n’importe quoi ?
Julie, agenouillée près de Magali, secoue la tête d’un air navré.
— Non, confirme Sarah d’une voix lasse. Rien.
— La photo ! S’écrie brusquement Sylvain.
— Quoi ?
— La photo qu’il t’a envoyée. Elle était prise où ?
Plein d’espoir, Raph sort son portable de sa poche et affiche le sourire triomphant de sa sœur.
Ian agrippe les boucles de Cassie, approchant son visage du sien jusqu’à ce que son haleine lui brûle le menton. Elle ravale un gémissement et agite fébrilement sa cheville.
— Parce que notre mère était une pute. Une grande prêtresse offrant son corps à la ronde dans des cérémonies soi-disant débordantes d’énergie cosmique, une grand-messe d’amour libre, une orgie géante, oui ! Et ils ont été surpris ! Siffle-t-il en la relâchant. Ces abrutis ont été surpris le jour où elle est s’est retrouvée en cloque. J’ai cherché, figure-toi. J’en ai interrogé un paquet, de ces anciens hippies ramollis, et j’ai dû me faire à l’idée. Je ne saurai jamais qui était mon père, pour la simple raison qu’ils étaient quinze à lui passer dessus à chaque « cérémonie », et qu’ils n’en ont eux-mêmes pas la moindre idée !
Le souffle court, les joues enflammées, il la saisit par le menton.
— Oui, ta mère était une pute, répète-t-il. Comme toi. Une traînée. Qui, quand elle a compris qu’elle s’était faite engrosser, a pris ses jambes à son cou, abandonné son rejeton comme une voleuse pour démarrer une vie de bourgeoise respectable. Ta lavette de père a fait comme si de rien n’était. Quel homme accepte ça ? Ma femme ne couche avec personne d’autre que moi. Et puisque tu l’as fait, tu vas crever comme ta mère. Je t’ai laissé une chance, pourtant ! C’est ta faute si tu as tout gâché ! Ta faute !
Il la gifle une fois de plus, et la brûlure de la corde sur son cou dépasse de loin la douleur de la gifle elle-même.
— Je t’ai laissé du temps, renifle-t-il. Je t’ai observée de loin, je croyais que tu n’étais qu’une enfant innocente, victime autant que moi. Et puis tu as grandi, tu t’es infiltrée dans mes rêves, dans mon corps, et j’ai su que tu m’étais destinée. J’ai fait en sorte que ton dossier soit accepté dans mon université, je t’ai abordée doucement, je t’ai cernée. J’ai bien ri quand tu as fini par m’avouer ton horrible secret, tes histoires de couleur, comme si c’était une affaire d’état ! J’ai été patient, j’ai attendu que tu sois prête à m’accepter. Trois ans ! Hurle-t-il. Ne me dis pas que je ne t’ai pas choyée ! J’ai dû me taper toutes les rouquines du voisinage pour ne pas te sauter dessus !
Sa main se pose sur son sein. Encore. Cassie reprend les mouvements de cheville interrompus le temps que la nausée reflue et que sa gorge s’apaise, refusant catégoriquement d’analyser ce qu’elle apprend.
— Je me suis teint les cheveux, poursuit-il, je t’ai fait la cour, j’ai écouté tes platitudes d’adolescente. J’y étais presque. Et là, tes vieux ont failli s’interposer. Moi qui me réjouissait de leur parler enfin, ricane-t-il amèrement. J’ai bien vu, pendant ce dîner, leur façon de me regarder. Dès le lendemain, ils se seraient empressés de te farcir la tête de conseils. Après avoir gâché mon enfance, ils voulaient ruiner ma vie, interférer dans mon destin ! Les supprimer a été une décision dont je me félicite tous les jours.
N’analyse pas, Cassie. Pose, empile, pousse. Plus tard.
— Tu t’es suffisamment écroulée pour que je puisse prendre le contrôle, et là encore j’ai cru que ça me suffirait. Mais ton instinct a repris le dessus. Tu es une pute, c’est dans tes gênes. Tu as recommencé à vouloir travailler, à me contredire, à sortir, à fréquenter des gens indignes de la place à laquelle je t’avais élevée. C’est toi qui m’as forcé à agir.
Il éclate de rire et frotte son nez contre sa joue.
— Quoique, j’avoue, si j’avais su le pied que j’y prendrais, j’aurais fait ça beaucoup plus tôt. Tu n’étais plus qu’une petite chose effrayée relativement écœurante. Voir ces femmes se pendre d’elles-mêmes, le poignet dégoulinant sur le sol, et rentrer pour te sauter… t’agripper par les cheveux en t’imaginant me supplier, la corde au cou… tu sens l’effet que ça me fait ?
Ouais. Elle ravale la vague de sanglots ruant dans sa poitrine, repousse toute image autre que son poing s’écrasant sur ce visage désormais haï. Aurait-elle pu deviner ? Elle l’étudie quelques secondes, cherche une ressemblance. Les cheveux mis à part, pas vraiment. Peut-être quelque chose au niveau du nez, encore que. Non. Elle a été son jouet. Mais cette période est révolue, et s’il veut la violer, ce sera après sa mort. Sa cheville est presque libre.
— Assez bavardé, grogne-t-il, glissant une main entre eux. Passons aux choses sérieuses.
Lorsqu’il ouvre les boutons de son pantalon, elle constate que ses sensations reviennent. Lorsque les doigts s’insinuent sous l’élastique de sa culotte, elle constate qu’elle ne pourra pas le supporter, cheville attachée ou pas. Elle lance son genou libre en avant de toutes ses forces.
Raph zoome sur le fond, recadre, plisse les yeux, éloigne l’écran. Des carrés ? Un quadrillage beige en arrière-plan, un treillage, peut-être… ou un grillage ? Ou alors, il prend ses rêves pour la réalité et perd un temps précieux à détailler un morceau d’image déformé et pixellisé. Possible. Probable. Il passe le portable à la ronde. Un à un, les visages se ferment.
— Raph, murmure Sarah. Je crois qu’il est temps de prévenir les flics. Il faut qu’on sorte Mag d’ici et qu’on appelle mon père. S’il a piégé les portes, qui sait ce qu’il a pu faire d’autre.
— D’accord. Allez-y. Je finis d’explorer la maison et je...
— Même pas en rêve, le coupe-t-elle en se relevant. On reste groupés. On descend tous ensemble à la voiture, on y enferme Mag et ensuite si tu veux revenir, on revient.
— Elle a raison, renchérit Sylvain. Si t’es pas dans les vapes, c’est uniquement parce qu’on est venus à plusieurs. Et ça, il l’avait pas prévu.
Raph se passe une main dans les cheveux, puis hoche la tête. Ils ont raison. Mais chaque minute qui s’écoule fait vaciller un peu plus l’équilibre branlant de son self-control.
— Quelqu’un devrait rester avec Mag, chuchote Sylvain, s’engageant dans l’escalier son graal entre les bras. Etre là si elle se réveille, attendre les flics et leur expliquer. Et une ambulance, aussi.
— Je resterai, propose Julie. Et j’appelle la cavalerie.
— Répète à Philippe de ne pas mentionner les dons de Cassie, insiste Raph. Elle n’a pas besoin de ça.
Si elle s’en sort. Il ne le formule pas, mais certains mots n’ont pas besoin de son. Ils y pensent tous.
— Et au cas où on arriverait à menotter ce salopard, ajoute-t-il avec un rictus… demande-lui de ne pas nous envoyer de flic dépressif. Les menottes ne feraient pas long feu.
A peine posent-ils un pied au rez-de-chaussée qu’un hurlement étouffé s’échappe du sol. Un hurlement d’animal blessé. Raph s’immobilise, cœur battant, nerfs tendus à craquer.
— C’était un cri d’homme, non ? Murmure Sarah, tremblante. Non ?
— Si, confirme Sylvain. Si. Forcément. Putain de merde. Forcément. Mais d’où ?
— On aurait dit que ça venait d’en-dessous.
— La cave… bon dieu, la cave !
Raph croise les regards pleins d’espoirs de ses acolytes.
— La cave, répète-t-il. Mon Prédator.
Le hurlement est bien trop court. Quant à la jubilation salvatrice de sentir s’écraser sur son genou ces pauvres testicules si fragiles, elle ne dure malheureusement qu’une fraction de seconde. Cassie a cogné fort. Si fort qu’elle l’a propulsé en avant, vers sa tête à elle.
La malchance veut qu’en basculant par-dessus la table, il se raccroche à la corde reliée à sa gorge, resserrant brusquement le nœud sous son menton.
Mauvaise idée, songe-t-elle en se griffant le cou pour tenter de passer les doigts sous la corde. Elle peine à remplir ses poumons, les secondes s’écoulent et bon sang ! Elle va s’étouffer très lentement.
Elle se redresse pour donner du mou, mais le nœud lui-même lui compresse toujours la trachée, et sa cheville à moitié prisonnière la retient à l’autre bout de la table. Sa tête est tirée en arrière, sa gorge écrasée, sa jambe tordue par la tension entre la corde et le lien sur son pied. Malgré tout, elle croit vraiment y arriver. Ses doigts écorchés par le crin ont à peine réussi à gagner quelques millimètres que le visage de Ian envahit son champ de vision.
Bon sang, elle aurait pensé… il est fou de rage. Il la saisit par les chevilles et la rallonge sur la table, ignorant ses coups de poing. De ses mains, il lui plaque les poignets de chaque côté de la tête, l’immobilise de son corps et prend soin de bloquer ses jambes de tout son poids.
Une seconde plus tard, Emilie est à ses côtés, le regard vide, l’aidant à la maintenir pendant qu’il la rattache. Maigre consolation, il souffre très visiblement, la pâleur de sa peau et la pellicule de sueur sur son front en témoignent. Sans parler du bandage sur sa main blessée, à présent maculé de tâches rougeâtres.
Mais Cassie, elle, étouffe très lentement. Il a tendu la corde en la ramenant sur la table, ses membres sont immobilisés, plus de porte de sortie.
— Tu vas me payer ça, salope, siffle Ian en lui administrant une gifle monumentale.
Le goût du sang envahit à nouveau sa bouche, la corde s’incruste un peu plus dans sa peau. Doucement, Cassie. Ne t’affole pas, respire doucement, prends ton temps. Economise. Elle soutient son regard.
— Tu vas… avoir… du mal à bander, halète-t-elle.
La bouche de Ian se tord de colère. Il appuie d’une main la corde sur sa gorge.
— Et toi à respirer, rétorque-t-il avec une grimace.
Il glisse une main derrière lui, sort de son pantalon le couteau qu’il y a rangé un peu plus tôt et le déplie d’un geste.
— Je vais devoir trouver un autre moyen de m’amuser.
— Simple précaution, explique Ian, écartant délicatement les boucles rousses coincées dans la corde. Au cas où te viendrait l’idée stupide de te débattre. Le collier qui orne ton joli cou est accroché à une poutre, et il n’y a quasiment pas de jeu. Plus tu remueras, plus la boucle se serrera, plus la corde se tendra. A toi de voir. Je reviens très vite, je dois terminer mes préparatifs pour accueillir ton petit merdeux.
Il jette un coup d’œil à sa montre et sourit.
— S’il est moins idiot qu’il en a l’air, il devrait bientôt rejoindre la fête.
Se penchant sur elle, il embrasse ses lèvres serrées et s’éloigne en sifflotant. Une porte claque, des marches grincent. Ne reste bientôt plus que le son de sa propre respiration. Elle ferme les yeux et parce qu’il le faut bien, accorde une seconde à son désespoir. Ian. Ian lui inflige ça, Ian a tué ces femmes, Ian ne s’appelle pas vraiment Ian, Ian partage son sang. Elle rouvre les yeux et ravale le reste. La seconde est passée.
Elle tourne prudemment la tête de gauche et de droite, ignorant la brûlure de la corde sur son cou. Elle a récupéré sensations et maîtrise de sa nuque, constate-t-elle aussitôt. Elle soulève une épaule avec soulagement, puis une autre. Relève la tête des quelques centimètres possibles et détaille les tours de corde autour de ses poignets. Serrés, le salaud. Les parcelles de peau apparaissant entre les liens forment un mélange pittoresque de rouge et de bleu, d’élancements et de picotements à mesure que se réveillent les sensations.
Elle lève doucement une main, teste une rotation du poignet, satisfaite. Puis la tête toujours dressée, découvre une situation similaire à l’autre bout de la table. Il lui a ôté ses chaussures pour mieux serrer les liens, mais la peau est un minimum préservée par son pantalon et ses orteils obéissent aux ordres sans broncher. Ses chevilles également.
La mauvaise nouvelle vient du bassin : impossible de savoir si les muscles s’y contractent. De ses bras étendus le long de son corps, elle réussit à tirer des mouvements acceptables, et même à tâter les hanches en question. Ses doigts sentent ses hanches, mais ses hanches ignorent ses doigts. Elle est incapable de marcher, conclut-elle en reposant sa tête sur la table. Ce qui tombe bien, puisqu’elle est incapable de se libérer. Son salut ne viendra malheureusement pas d’elle-même.
— Emilie, murmure-t-elle.
Près de l’établi se devine la silhouette immobile d’Emilie. A côté, comble du sordide, de l’énorme figurine Predator de Raph. La cave, comprend-elle. Elle est à la cave. La cave fermée à clé la veille. Elle ferme les yeux, tétanisée à l’idée d’avoir travaillé au-dessus d’un gibet en cours d’installation. Puis se ressaisit et se concentre sur la coquille vide ornée d’un brushing et de talons aiguilles.
Tu as été à sa place, Cassie. Tu sais la dose de torture mentale qu’elle a dû endurer avant de confectionner un nœud coulant avec le sourire. Emilie s’est fait la malle dans son propre corps, tu ne pourras pas l’atteindre. Elle n’entend que Ian. Du moins, les pensées insufflées par Ian.
Cassie réfléchit quelques secondes, luttant contre l’impossible besoin d’éloigner la corde se son cou. Puis décide qu’elle n’a pas le temps de douter, ferme les yeux et s’ouvre. Le rideau noir l’envahit aussitôt. Epais, suffoquant, il lui tire un mouvement de recul instinctif. La pression de la corde s’accentue sur sa gorge. Respire, bon dieu, Cassie !
De longues minutes lui sont nécessaires pour se dégager de l’empreinte poisseuse saturant l’atmosphère, mais inlassablement, elle trie, rejette, écarte, se frayant un chemin dans la jungle à coups de machette jusqu’à débusquer Emilie. Et elle la trouve. Elle retient son souffle, accablée. Il l’a détruite. En lieu et place d’une marée jaune vacille une faible lueur vanillée, poussive et hésitante. Une enclave de jaune d’ores et déjà parsemée de cratères noirs, mais une enclave tout de même. Quoi qu’en dise Ian, quoi que paraisse Emilie, elle est toujours là, quelque part dans ce jaune. Reste à l’en faire sortir.
— Emilie ? Je sais que tu m’entends, je sais que tu souffres, mais il faut que tu m’aides. Pour Raph. Parce que si tu vas jusqu’au bout, tu le perdras, et lui ne s’en remettra jamais.
Bon sang, Cassie, mais réfléchis ! Tu n’as pas parlé dans la tête de Raph, tu y as introduit une pensée, une pensée suffisamment neutre pour qu’il l’interprète comme la sienne. Or contrairement à lui, les filtres d’Emilie sont hors service. Tu n’as plus qu’à penser pour elle. Elle se centre donc sur le jaune et choisit la tâche sombre la plus importante.
— Raph n’aimerait pas ce que je suis en train de faire. Je suis plus forte que ça.
Non ! Elle est triste, épuisée, noyée, pas forte. Tu l’as vécu, Cassie ! Tu sais ce qu’elle ressent. Mets-toi à sa place. Elle pense à Raph, revoit son sourire et ses yeux inquiets. Il avait raison. Sur toute la ligne. Afin d’atteindre Emilie, elle va bien devoir accepter ce contre quoi elle n’a pas réussi à lutter. Elle inspire profondément et se concentre.
La solitude. Elle n’oubliera sans doute jamais. Une solitude écrasante, oppressante, une solitude sans espace vacant, sans répit. Le corps vide, la tête pleine, trop pleine, assise sur le tapis bleu azur de sa salle de bains, suppliant le monde de lui accorder quelques minutes. Juste quelques minutes, même quelques secondes, pour oublier qu’elle est folle, oublier qu’elle est seule et à court de solutions.
— Je suis tellement fatiguée. Par pitié, laissez-moi respirer… Juste un peu, juste quelques minutes, dormir, oublier, faire semblant. Si quelqu’un, quelque chose m’entend… je vous en supplie, juste quelques minutes.
Ne te perds pas, Cassie. Tu parles à Emilie.
— Il n’y a jamais personne. Je suis vide, je suis seule et tout le monde s’en fout. Je ne manquerai à personne.
La voie est ouverte. La couleur d’Emilie tressaute comme si elle sanglotait, sorte de vibration chaotique, souffreteuse. Cassie s’oblige à ouvrir les yeux le temps de reprendre pied.
C’est Emilie qui souffre, pas toi. Tu t’en es sortie, c’est terminé, et tu aideras Emilie à s’en sortir parce qu’elle n’aurait jamais dû se retrouver ici, maintenant, dans cet état. En attendant, n’oublie pas que pour elle, tout est ta faute. Et qu’elle n’a pas totalement tort.
— Raph me manque. Peut-être qu’à lui, je manquerais un peu, quand même ? Mais pourquoi n’est-il pas là, si je compte ? C’est sa faute, cette Cassandra. Elle mérite de souffrir. Où es-tu, Raph ?
Doucement, Cassie. Laisse le temps aux pensées de faire leur chemin, voilà, jusqu’à ce que ton rose s’enrobe de jaune. C’est ça. Maintenant, le doute.
— Raph n’est pas d’accord, mais il se trompe. Cette fille le mène en bateau. Raph n’est pas idiot, mais… il ne comprend pas. Je crois. Je suis seule et il n’est pas là, il ne viendrait même pas si je l’appelais. Peut-être que je devrais l’appeler, d’ailleurs, pour voir. Juste pour être sûre.
Emilie ne semble pas fouiller ses poches à la recherche d’un téléphone. Dommage. Le doute ne suffira pas. Cassie ne voit qu’une solution : l’électrochoc.
— Il m’aime. Raph m’aime. Il va me manquer. Il ne comprendra pas, c’est ma tête, je n’arrive même pas à penser, il faut que ça s’arrête ! Juste quelques minutes. Mais est-ce-que mourir suffirait ?
Elle a sursauté ! La lueur jaune a clairement sursauté, des éclaboussures mêlées de rose en ont jailli, la véritable Emilie n’a pas la moindre envie de mourir. Cassie sent son cœur redémarrer. Puisque si elle l’avait vraiment voulu, dieu sait ce que ces pensées insufflées auraient pu déclencher.
— Raph s’en remettra. Il s’en remettra, non ? J’aurais peut-être dû lui en parler au cas où. Même avec cette fille, il m’aurait aidée, d’ailleurs c’est vrai qu’il a essayé, même quand elle lui a mis le grappin dessus. Oui, Raph m’aime, il le dit souvent.
— Il l’a même dit hier, c’est vrai, il m’a envoyé un texto simplement pour me le dire.
Cassie tressaille violemment. Elle vient de percevoir une pensée d’Emilie. Une autonome, une vraie de vraie, une réaction à ses idées. La tâche noire s’agite. Emilie doit souffrir, et Cassie ne sait que trop bien à quel point.
— J’ai mal, j’ai mal, j’ai mal ! Ça fait moins mal quand j’arrête de penser. Mais peut-être que si je pensais à Raph, seulement à Raph… j’ai besoin de lui, il a besoin de moi, personne ne pourrait nous séparer, jamais.
— Papa l’a toujours dit, tant qu’on est ensemble, on ne risque rien.
Encore une. Entrelaçant plus étroitement sa couleur à la sienne, Cassie tente de se détendre.
— Peut-être que si j’en parlais à Raph, ça s’arrêterait ? Pourquoi je ne lui en ai pas parlé ? Je ne me souviens pas. Je devais être trop fatiguée. Je suis moins fatiguée quand je pense à Raph. Où est-il ? Peut-être à la maison. Je me demande s’il aimerait mes cheveux.
Ça y est. Cassie retient une exclamation de joie lorsque derrière ses paupières closes et le flou de couleurs, elle perçoit Emilie lissant son brushing au rythme précis où le cratère noir se teinte d’un rose jauni. Emilie enrobe les pensées de Cassie, les passant par son filtre défaillant, et restaure ainsi une partie d’elle-même.
-- Ma tête… je m’entends à peine. Mais si je me concentre sur ma voix, rien que sur ma voix, je m’entends quand même, et c’est moins douloureux. C’est moi. Et quand c’est moi, ça fait moins mal. Si Raph me parlait, je pourrais peut-être me concentrer sur sa voix ? Il faut que je le voie. Je ne suis pas seule au monde. Si je meurs, Raph ne s’en remettra pas. Je l’abandonnerais comme nos parents l’ont fait.
— Raph !
Le jaune s’épaissit très légèrement, Emilie gémit. Cassie se garde bien de bouger, se contentant de rouvrir les yeux pour la regarder cligner des paupières, comme hébétée.
— Qu’est-ce-que… je…
Même faible, sa voix conserve des accents autoritaires. Cette femme est bien plus que ce que Ian a vu en elle. Emilie soupire, portant les deux mains à ses tempes avec un sanglot. Sans les cordes, Cassie ferait volontiers de même.
— Raph, attends !
Raph est prêt à hurler depuis le perron quand Sarah lui empoigne fermement le bras.
— Ne crie pas, murmure-t-elle. S’il est là, autant être discret.
Il serre les dents. Elle a raison, et il aurait dû y penser. Ressaisis-toi, De Forest ! Paniqué, tu n’aides personne.
— On se sépare, souffle-t-il. Julie et toi, faites le rez-de-chaussée. Magali et Sylvain mon étage, moi je prends celui d’Emilie. Et pas d’héroïsme.
— Ça vaut aussi pour toi, réplique Sarah. Pas d’héroïsme.
Il se contente de hocher la tête et s’engage dans les escaliers, aux aguets. Pas un bruit. Il laisse Sylvain et Magali continuer vers l’étage supérieur puis s’avance jusqu’à coller son oreille à la porte de la chambre d’amis, avant d’en tourner doucement la poignée.
— Emilie ? Lance doucement Cassie.
Emilie sursaute. Puis s’approche lentement, scrutant les alentours d’un œil hagard, la démarche chancelante, et Cassie croise les doigts. L’équilibre est plus que précaire, le temps compté et l’issue incertaine.
— Emilie, je t’en supplie, souffle-t-elle alors que les yeux gris se troublent, reste avec moi. Je sais que tu as mal, mais tu dois lutter. Pour Raph.
— Je… je ne vois pas… qu’est-ce-que vous…
— Quelqu’un veut nous faire du mal. Il faut que tu me détaches.
Emilie coule un regard halluciné aux poignets et aux chevilles de Cassie, à son cou entravé. Puis fronce les sourcils.
— Mais qu’est-ce-que…
— Je t’expliquerai, c’est promis, tu te sentiras mieux. Raph va arriver, et lui aussi, il t’expliquera. Tu ne seras plus jamais seule, je peux te le garantir. Quant aux balles rebondissantes dans ta tête, je peux les faire partir.
Emilie se rapproche d’un nouveau pas.
— Qui vous a parlé de…
— Je l’ai vécu.
— Je ne vous fais pas confiance, lâche Emilie sans conviction.
— Je sais, assure Cassie, refreinant son impatience. Mais tu as confiance en Raph, non ?
— Evidemment.
Cassie réprime un sourire. La morgue est de retour, et une fois n’est pas coutume, elle en est ravie.
— Alors dis-toi que s’il me fait confiance, tu peux le faire aussi. C’est le seul moyen. Il faut qu’on sorte d’ici.
— Qui vous a attaché.
Pas de point d’interrogation, Cassie estime que ça aussi, c’est bon signe. Mais l’horloge tourne. Et la mémoire d’Emilie ayant manifestement tout occulté depuis le moment où elle s’est retranchée dans un coin d’elle-même, impossible de lui expliquer qu’elle fréquente le défunt mari psychopathe de sa décoratrice honnie.
— Un fou, se contente-t-elle de murmurer.
— Mais pourquoi…
— Emilie, il faut que tu me détaches !
Cassie se mord les lèvres et tousse fortement, mais en dépit de son sursaut, le regard d’Emilie conserve sa clarté. Elle semble tergiverser encore un instant. Puis se penche sur le poignet droit, tire, joue des ongles, plisse le front. Les mâchoires crispées sous l’effort, Cassie ferme les yeux. Chaque frottement de la corde sur sa peau à vif résonne jusqu’au plus profond de sa chair. Emilie abandonne finalement les liens pour se détourner.
— Emilie ?
Ne me lâche pas, supplie-t-elle intérieurement. S’il te plaît. Elle compte en silence, se jurant d’attendre cinq pour l’apostropher. Au moindre pas de travers, elle perdra sa seule alliée, bien qu’alliée soit un terme extrême pour la femme agissant machinalement, guidée par des bribes de conscience moribonde.
Et c’est tout ce qu’elle a, conclut-t-elle à trois alors qu’Emilie, le dos tourné, balaye la pièce du regard. Elle est déjà chanceuse. La sœur de Raph possède une conscience à laquelle, spontanément, une femme ligotée sur une table ne semble pas normal.
A quatre, Emilie se baisse, puis se redresse presque aussitôt. Dans sa main, l’un de ses escarpins, pointe acérée en évidence.
D’insoutenables images d’Emilie au bout d’une corde affleurent à la lisière de sa conscience, terrifiantes, inimaginables. Raph pousse le battant et souffle longuement. La chambre d’amis est vide.
Il inspecte rapidement la salle de bains voisine puis se dirige vers celle d’Emilie, de l’autre côté du couloir. Tout est en place. Pas une valise abandonnée, pas un produit déplacé, pas une goutte dans la baignoire. Si elle est revenue, elle n’a rien touché.
Tournant machinalement la poignée de la porte de communication, il constate avec surprise qu’elle est verrouillée de l’intérieur. Depuis la chambre d’Emilie. Un frisson le parcourt, l’électrifie, s’évanouit. Elle est passée par là.
Il traverse la salle de bains, ressort dans le couloir et se dirige à grands pas vers la porte de la chambre. Au moment même où il tend la main, un semi-remorque le percute de plein fouet.
Ne pas virer à la paranoïa. Elle ne va pas lui planter dans le ventre. Cassie risque un coup d’œil au visage d’Emilie, et reste stupéfaite devant la lueur amusée dans les iris gris. Sans l’ombre de sourire l’accompagnant, elle refuserait d’y croire, mais bon sang, cette femme a de la ressource.
Respect nouveau mais n’atténuant en rien son soulagement –ou sa douleur– lorsqu’Emilie glisse le talon de l’escarpin sous la corde. Sans s’émouvoir de la brève plainte de Cassie, elle s’en sert comme d’un levier pour desserrer le nœud, poussant la chaussure d’une main, tirant la corde de l’autre. Le nœud rend l’âme. La pression disparait, remplacée par d’infernales pulsations, et Cassie soulève la main avec une grimace. Mince. Ça fait mal.
En seulement quelques minutes, Emilie libère son second poignet et sa cheville droite. On y est presque, Cassie. Maintenant, quoi ? Sitôt sa seconde cheville libérée, elle pourra reculer suffisamment pour enlever cette satanée corde de son cou. Ensuite… ensuite quoi ? Ni ses jambes ni son bassin ne répondent correctement. Les sensations reviennent, mais les muscles restent inopérants, seuls ses orteils exécutent les ordres sans broncher.
Alors ramper. Se cacher. Crier. Non, trouver un téléphone. Son sac ? Non, plus de sac. Emilie, oui, Emilie doit avoir son portable quelque part, si…
Trop tard. Emilie s’escrime toujours sur la seconde cheville lorsque l’estomac de Cassie fait un tour complet sur lui-même. Les ténèbres s’épaississent, la couleur d’Emilie palpite moins vite, et elle se verrouille à la hâte.
— Emilie ! Ecoute-moi bien. Il arrive. Va t’assoir là-bas, sur la chaise, et ne bouge surtout pas. Quand tu le verras, quand il te parlera, ne réagis pas.
Même si elle doute fortement qu’une fois Ian dans la pièce, Emilie soit encore en état de dire ou de faire quoi que ce soit par elle-même. La sœur de Raph cligne des yeux, hébétée.
— Tu as ton téléphone ? Ajoute Cassie à la hâte.
— Hein ?
— Ton téléphone !
— Oui, j’ai un téléphone. Il est noir. Je suis fatiguée.
Bon sang ! Cassie la repousse d’un geste vif et le regard vitreux, Emilie se rassoit sagement sur sa chaise, mains à plat sur les genoux. Elle n’est déjà plus là. Lui l’est.
— Sylvain ? Mais qu’est-ce-que tu fous ?
Raph s’assoit prudemment, se frottant l’épaule avec une grimace. Pris en sandwich entre un gaillard de quatre-vingt dix kilos et un plancher en chêne. Ça laissera des traces.
— N’ouvre pas cette porte, ordonne Sylvain, courant vers l’escalier. Je reviens. N’ouvre pas !
— Mais qu’est-ce-que…
Il dévale les marches à toute allure. Raph hésite, puis se résigne avec un coup d’œil à la porte en question. Non, le risque n’en vaut pas la peine. D’en bas lui parviennent rapidement des murmures fébriles, et quelques secondes plus tard apparaissent Sarah et Julie, visiblement perplexes.
— Bon, Sylvain, tu… commence Raph.
— Mag ! L’interrompt Sarah.
Elle se précipite derrière lui, vers le canapé d’un noir velouté occupant un recoin du palier. Un canapé dans lequel repose le corps inanimé de Magali.
— Comment va ta gorge, ma beauté ?
Cassie se force à inspirer lentement, priant pour avoir correctement enroulé les cordes sur sa cheville et ses deux poignets libérés. Mais Ian a d’autres préoccupations. Un sourire fiévreux sur ses lèvres minces, il contourne la table pour se poster en face d’elle et déboucle sa ceinture. Elle ne baisse pas les yeux. Le sourire de Ian s’épanouit.
— Ah, lâche-t-il subitement, interrompant son geste. J’oubliais.
Le soulagement de Cassie ne dure pas. Ian se dirige vers Emilie et sans un mot, lui assène du revers de la main une gifle qui la jette au sol. Pas un gémissement. Du sang au coin des lèvres, Emilie se redresse et reprend place sur sa chaise.
— Mais tu es malade ? S’exclame Cassie avant d’avoir pu se retenir. Elle ne comprend même pas !
— Cette salope m’a pris en photo pendant que je dormais, siffle-t-il en tirant une liasse de sa poche. Et elle les laisse traîner dans sa chambre, en plein jour !
Il expédie les images dans un coin de la pièce. Cassie regarde les photos disparaître dans l’obscurité, ravalant un nouveau sanglot. Des photos. Dans la chambre d’Emilie. Si elle était entrée, la veille ? Les aurait-elle vues ? Aurait-elle pu comprendre ? Elle ne s’appesantit pas plus longtemps sur la question. Ian enjambe la table pour s’installer à califourchon sur elle. Elle a intérêt à gagner du temps, conclut-elle lorsqu’il lui empoigne un sein de sa main valide.
— Ian… articule-t-elle péniblement. Ian. J’ai besoin de réponses. Tu me dois au moins quelques explications.
— Deux minutes, soupire-t-il d’un air impatient sans cesser de lui malaxer le sein gauche. Dépêche-toi.
Remuant doucement sa cheville gauche toujours prisonnière, Cassie bondit sur la première idée vagabonde. Tout pour ne pas penser, ne pas sentir, ne pas craquer.
— Pourquoi… pourquoi je n’ai pas reconnu ta couleur ?
— Parce que je l’ai déguisée, comme ma voix, réplique-t-il avec dédain. Qu’est-ce-que tu crois ? Contrairement à toi, j’ai exploré mes possibilités dans les moindres détails.
— Tu as vraiment fait une tentative de suicide ?
Il se fige pour l’observer attentivement.
— Décidément, tu en sais un peu trop. C’est une bonne chose qu’on en finisse ce soir. Il est toujours difficile de s’affranchir de ses parents, et moi aussi, j’ai regretté de les avoir laissé partir. Contrecoup, faiblesse passagère, appelle ça comme tu veux. Ça n’a pas duré.
Laissés partir. L’euphémisme du siècle. Continue, Cassie ! Ta peau part avec la corde, mais le nœud se desserre.
— Et après ? Souffle-t-elle. La clinique ?
— Quoi, la clinique ? Toute une tripotée d’esprits faibles et geignards, rien d’autre. Une fois que j’ai provoqué mon premier suicide, moi, je me sentais beaucoup mieux, glousse-t-il, glissant la main sous son sweat-shirt. En fait, je l’ai juste aidé, cette fois-là. Il était très motivé. Il s’est coupé un poignet, il a dû trouver que ça faisait trop mal, alors il s’est pendu avec ses draps. Magique.
— Comment…
Cassie ferme les yeux, juste une fraction de seconde. Elle donnerait beaucoup pour ne pas sentir cette main fébrile. Mais elle ne peut rien risquer avec une cheville entravée, alors même que la tentation de lui planter les pouces dans les yeux atteint la limite du supportable.
— Comment m’as-tu trouvée ? Souffle-t-elle. La première fois.
Il soupire, enfouit le nez dans son cou et lui mord l’épaule.
— J’avais le dossier d’adoption. Il m’a fallu deux ans pour localiser notre mère. Celle qui m’a abandonné, crache-t-il. Et pourquoi ? Pourquoi ?
Il se redresse, le regard venimeux, et lui pince méchamment le sein.
— Tu n’en sais rien, hein ? Ne surtout pas perturber la gentille petite Cassie !
— Mais qu’est-ce-qui s’est passé ? S’exclame Raph en s’agenouillant devant Magali.
Il prend rapidement son pouls, soulagé de le sentir battre à un rythme normal.
— Elle s’est évanouie ?
— Endormie, je crois, soupire Sylvain, s’affalant sur le fauteuil voisin. Ce salaud a piégé la maison. Elle est entrée dans ta chambre, moi j’ai juste jeté un coup d’œil dans la salle de bains avant de la rejoindre. Un quart de seconde. Un cri, un choc, et je l’ai trouvée affalée au milieu de la pièce.
Il se frotte les yeux.
— Y avait un « pschhh », de la fumée… j’ai fait le calcul. J’ai foncé en apnée, ouvert la fenêtre, récupéré Mag et fermé la porte. C’est là que j’ai vu ce machin, et je me suis grouillé de descendre vous avertir. En bas, j’ai rien vu. Mais ici…
Il désigne un minuscule boîtier noir orné d’une diode lumineuse verte, calé dans l’angle supérieur de la porte. Si petit, songe Raph en s’approchant, qu’il ne l’a pas vu.
— Il y a quelque chose à l’intérieur ? Suppose Sarah.
— Tu veux dire, à part un capteur de mouvements relié à une bonbonne de gaz ou je sais pas quelle merde ? Nan.
— Ce n’est qu’un piège, murmure Raph. Il savait que je rappliquerais ventre à terre, il me veut pour punir Cassie. Il comptait venir me récupérer tranquillement une fois endormi. Donc d’une, il n’est pas loin, de deux, il a Cassie, de trois… qui sait ce qu’il lui fait pendant qu’on parle. Bon dieu, mais où il est ?
Il serre les poings et s’autorise un discret coup de pied dans la plinthe.
— Bon, résume-t-il à voix haute. Je pourrais faire ce qu’il veut et feindre le sommeil. Mais s’il ne vient que dans une heure, Cassie… non. Vous avez vu quelque chose, en bas ? Des traces de pas, une fenêtre ouverte, n’importe quoi ?
Julie, agenouillée près de Magali, secoue la tête d’un air navré.
— Non, confirme Sarah d’une voix lasse. Rien.
— La photo ! S’écrie brusquement Sylvain.
— Quoi ?
— La photo qu’il t’a envoyée. Elle était prise où ?
Plein d’espoir, Raph sort son portable de sa poche et affiche le sourire triomphant de sa sœur.
Ian agrippe les boucles de Cassie, approchant son visage du sien jusqu’à ce que son haleine lui brûle le menton. Elle ravale un gémissement et agite fébrilement sa cheville.
— Parce que notre mère était une pute. Une grande prêtresse offrant son corps à la ronde dans des cérémonies soi-disant débordantes d’énergie cosmique, une grand-messe d’amour libre, une orgie géante, oui ! Et ils ont été surpris ! Siffle-t-il en la relâchant. Ces abrutis ont été surpris le jour où elle est s’est retrouvée en cloque. J’ai cherché, figure-toi. J’en ai interrogé un paquet, de ces anciens hippies ramollis, et j’ai dû me faire à l’idée. Je ne saurai jamais qui était mon père, pour la simple raison qu’ils étaient quinze à lui passer dessus à chaque « cérémonie », et qu’ils n’en ont eux-mêmes pas la moindre idée !
Le souffle court, les joues enflammées, il la saisit par le menton.
— Oui, ta mère était une pute, répète-t-il. Comme toi. Une traînée. Qui, quand elle a compris qu’elle s’était faite engrosser, a pris ses jambes à son cou, abandonné son rejeton comme une voleuse pour démarrer une vie de bourgeoise respectable. Ta lavette de père a fait comme si de rien n’était. Quel homme accepte ça ? Ma femme ne couche avec personne d’autre que moi. Et puisque tu l’as fait, tu vas crever comme ta mère. Je t’ai laissé une chance, pourtant ! C’est ta faute si tu as tout gâché ! Ta faute !
Il la gifle une fois de plus, et la brûlure de la corde sur son cou dépasse de loin la douleur de la gifle elle-même.
— Je t’ai laissé du temps, renifle-t-il. Je t’ai observée de loin, je croyais que tu n’étais qu’une enfant innocente, victime autant que moi. Et puis tu as grandi, tu t’es infiltrée dans mes rêves, dans mon corps, et j’ai su que tu m’étais destinée. J’ai fait en sorte que ton dossier soit accepté dans mon université, je t’ai abordée doucement, je t’ai cernée. J’ai bien ri quand tu as fini par m’avouer ton horrible secret, tes histoires de couleur, comme si c’était une affaire d’état ! J’ai été patient, j’ai attendu que tu sois prête à m’accepter. Trois ans ! Hurle-t-il. Ne me dis pas que je ne t’ai pas choyée ! J’ai dû me taper toutes les rouquines du voisinage pour ne pas te sauter dessus !
Sa main se pose sur son sein. Encore. Cassie reprend les mouvements de cheville interrompus le temps que la nausée reflue et que sa gorge s’apaise, refusant catégoriquement d’analyser ce qu’elle apprend.
— Je me suis teint les cheveux, poursuit-il, je t’ai fait la cour, j’ai écouté tes platitudes d’adolescente. J’y étais presque. Et là, tes vieux ont failli s’interposer. Moi qui me réjouissait de leur parler enfin, ricane-t-il amèrement. J’ai bien vu, pendant ce dîner, leur façon de me regarder. Dès le lendemain, ils se seraient empressés de te farcir la tête de conseils. Après avoir gâché mon enfance, ils voulaient ruiner ma vie, interférer dans mon destin ! Les supprimer a été une décision dont je me félicite tous les jours.
N’analyse pas, Cassie. Pose, empile, pousse. Plus tard.
— Tu t’es suffisamment écroulée pour que je puisse prendre le contrôle, et là encore j’ai cru que ça me suffirait. Mais ton instinct a repris le dessus. Tu es une pute, c’est dans tes gênes. Tu as recommencé à vouloir travailler, à me contredire, à sortir, à fréquenter des gens indignes de la place à laquelle je t’avais élevée. C’est toi qui m’as forcé à agir.
Il éclate de rire et frotte son nez contre sa joue.
— Quoique, j’avoue, si j’avais su le pied que j’y prendrais, j’aurais fait ça beaucoup plus tôt. Tu n’étais plus qu’une petite chose effrayée relativement écœurante. Voir ces femmes se pendre d’elles-mêmes, le poignet dégoulinant sur le sol, et rentrer pour te sauter… t’agripper par les cheveux en t’imaginant me supplier, la corde au cou… tu sens l’effet que ça me fait ?
Ouais. Elle ravale la vague de sanglots ruant dans sa poitrine, repousse toute image autre que son poing s’écrasant sur ce visage désormais haï. Aurait-elle pu deviner ? Elle l’étudie quelques secondes, cherche une ressemblance. Les cheveux mis à part, pas vraiment. Peut-être quelque chose au niveau du nez, encore que. Non. Elle a été son jouet. Mais cette période est révolue, et s’il veut la violer, ce sera après sa mort. Sa cheville est presque libre.
— Assez bavardé, grogne-t-il, glissant une main entre eux. Passons aux choses sérieuses.
Lorsqu’il ouvre les boutons de son pantalon, elle constate que ses sensations reviennent. Lorsque les doigts s’insinuent sous l’élastique de sa culotte, elle constate qu’elle ne pourra pas le supporter, cheville attachée ou pas. Elle lance son genou libre en avant de toutes ses forces.
Raph zoome sur le fond, recadre, plisse les yeux, éloigne l’écran. Des carrés ? Un quadrillage beige en arrière-plan, un treillage, peut-être… ou un grillage ? Ou alors, il prend ses rêves pour la réalité et perd un temps précieux à détailler un morceau d’image déformé et pixellisé. Possible. Probable. Il passe le portable à la ronde. Un à un, les visages se ferment.
— Raph, murmure Sarah. Je crois qu’il est temps de prévenir les flics. Il faut qu’on sorte Mag d’ici et qu’on appelle mon père. S’il a piégé les portes, qui sait ce qu’il a pu faire d’autre.
— D’accord. Allez-y. Je finis d’explorer la maison et je...
— Même pas en rêve, le coupe-t-elle en se relevant. On reste groupés. On descend tous ensemble à la voiture, on y enferme Mag et ensuite si tu veux revenir, on revient.
— Elle a raison, renchérit Sylvain. Si t’es pas dans les vapes, c’est uniquement parce qu’on est venus à plusieurs. Et ça, il l’avait pas prévu.
Raph se passe une main dans les cheveux, puis hoche la tête. Ils ont raison. Mais chaque minute qui s’écoule fait vaciller un peu plus l’équilibre branlant de son self-control.
— Quelqu’un devrait rester avec Mag, chuchote Sylvain, s’engageant dans l’escalier son graal entre les bras. Etre là si elle se réveille, attendre les flics et leur expliquer. Et une ambulance, aussi.
— Je resterai, propose Julie. Et j’appelle la cavalerie.
— Répète à Philippe de ne pas mentionner les dons de Cassie, insiste Raph. Elle n’a pas besoin de ça.
Si elle s’en sort. Il ne le formule pas, mais certains mots n’ont pas besoin de son. Ils y pensent tous.
— Et au cas où on arriverait à menotter ce salopard, ajoute-t-il avec un rictus… demande-lui de ne pas nous envoyer de flic dépressif. Les menottes ne feraient pas long feu.
A peine posent-ils un pied au rez-de-chaussée qu’un hurlement étouffé s’échappe du sol. Un hurlement d’animal blessé. Raph s’immobilise, cœur battant, nerfs tendus à craquer.
— C’était un cri d’homme, non ? Murmure Sarah, tremblante. Non ?
— Si, confirme Sylvain. Si. Forcément. Putain de merde. Forcément. Mais d’où ?
— On aurait dit que ça venait d’en-dessous.
— La cave… bon dieu, la cave !
Raph croise les regards pleins d’espoirs de ses acolytes.
— La cave, répète-t-il. Mon Prédator.
Le hurlement est bien trop court. Quant à la jubilation salvatrice de sentir s’écraser sur son genou ces pauvres testicules si fragiles, elle ne dure malheureusement qu’une fraction de seconde. Cassie a cogné fort. Si fort qu’elle l’a propulsé en avant, vers sa tête à elle.
La malchance veut qu’en basculant par-dessus la table, il se raccroche à la corde reliée à sa gorge, resserrant brusquement le nœud sous son menton.
Mauvaise idée, songe-t-elle en se griffant le cou pour tenter de passer les doigts sous la corde. Elle peine à remplir ses poumons, les secondes s’écoulent et bon sang ! Elle va s’étouffer très lentement.
Elle se redresse pour donner du mou, mais le nœud lui-même lui compresse toujours la trachée, et sa cheville à moitié prisonnière la retient à l’autre bout de la table. Sa tête est tirée en arrière, sa gorge écrasée, sa jambe tordue par la tension entre la corde et le lien sur son pied. Malgré tout, elle croit vraiment y arriver. Ses doigts écorchés par le crin ont à peine réussi à gagner quelques millimètres que le visage de Ian envahit son champ de vision.
Bon sang, elle aurait pensé… il est fou de rage. Il la saisit par les chevilles et la rallonge sur la table, ignorant ses coups de poing. De ses mains, il lui plaque les poignets de chaque côté de la tête, l’immobilise de son corps et prend soin de bloquer ses jambes de tout son poids.
Une seconde plus tard, Emilie est à ses côtés, le regard vide, l’aidant à la maintenir pendant qu’il la rattache. Maigre consolation, il souffre très visiblement, la pâleur de sa peau et la pellicule de sueur sur son front en témoignent. Sans parler du bandage sur sa main blessée, à présent maculé de tâches rougeâtres.
Mais Cassie, elle, étouffe très lentement. Il a tendu la corde en la ramenant sur la table, ses membres sont immobilisés, plus de porte de sortie.
— Tu vas me payer ça, salope, siffle Ian en lui administrant une gifle monumentale.
Le goût du sang envahit à nouveau sa bouche, la corde s’incruste un peu plus dans sa peau. Doucement, Cassie. Ne t’affole pas, respire doucement, prends ton temps. Economise. Elle soutient son regard.
— Tu vas… avoir… du mal à bander, halète-t-elle.
La bouche de Ian se tord de colère. Il appuie d’une main la corde sur sa gorge.
— Et toi à respirer, rétorque-t-il avec une grimace.
Il glisse une main derrière lui, sort de son pantalon le couteau qu’il y a rangé un peu plus tôt et le déplie d’un geste.
— Je vais devoir trouver un autre moyen de m’amuser.