52
Une sensation humide s’étend sur son visage, une main se promène sur son cou. Cassie fait un effort surhumain pour émerger, ignorant les élancements sous son crâne. Raph. C’est Raph. Elle sourit, puis grimace. Pourquoi se sent-elle aussi mal ? Et pourquoi est-elle incapable de retrouver la date ? Elle tente en vain de rassembler ses souvenirs vaseux. Elle a dû prendre une cuite monumentale, ce qui lui ressemble assez peu mais explique sa gorge sèche et douloureuse.
La main descend sur son cou, se fait plus intime, plus intrusive, et Cassie rassemble ses forces. Raph a bu. Cette fébrilité ne lui correspond pas. Elle monopolise toute son énergie dans le simple mouvement de paupières qui libère ses yeux, puis cligne plusieurs fois pour dissiper la brume y subsistant.
Bon sang, mais qu’est-ce-qu’elle a bu ? Les tâches floues dansent un moment, puis s’agglomèrent enfin. Le visage souriant de Ian apparait devant ses yeux.
Un rideau noir s’abat tout autour, les souvenirs les plus récents affluent et son estomac se soulève. Non. Non. Elle veut hurler, en est incapable. Se contente de maîtriser au mieux son estomac et reste immobile, les yeux dans ceux de son mari.
— Salut ma puce.
Un cauchemar. C’est forcément un cauchemar.
— I… Ian ?
Sa voix est rauque, basse. Si elle n’avait pas eu l’intention de prononcer ces mots, elle aurait douté qu’ils proviennent d’elle.
— Tu es mort… chuchote-t-elle.
— Oui ma chérie. Je suis mort, et je suis revenu. Juste pour toi.
Mais non, ce n’est pas Ian. Ses cheveux… ses cheveux sont roux et bouclés. Roux comme les siens. Ian avait les cheveux blonds et ras. Pourtant, ces yeux… elle les connait, ces yeux, elle leur a offert son cœur et sa vie.
— Tes cheveux… bafouille-t-elle.
— Ah, oui. Tu aimes ?
Le sourire se fait grimaçant. Cassie tressaille. Elle tente de tourner la tête, n’y parvient pas, tourne les yeux à la place. L’endroit est sombre. Elle est allongée, ne peut pas bouger, et Ian… Ian est à cheval sur elle. Ses cheveux. Les mêmes que les siens. Que sa mère. Raph… elle a insulté Raph. Raph et Sarah. Ils avaient raison ? Ian est… il est…
— Tu es… tu es… mes parents ?
Il éclate de rire et dans ce rire, Cassie entend son mari et son ennemi. Elle entend les promenades dans Londres et les récits cauchemardesques, les soirées main dans la main et le puits sans fond qui l’entraîne. Son cœur s’effrite un peu plus.
— Ma pauvre Cassandra. Tu rames, hein ? Oui, j’ai tué tes parents. Enfin, pas directement, je me suis contenté de faire passer le marchand de sable. Ces vieux hippies ne me sentaient pas, ce qui est tout de même le comble, pour ma propre mère.
Ils avaient raison. Elle a… elle a… un goût amer lui remonte dans la gorge. Non, Cassie ! Elle ferme les yeux et inspire profondément, le souffle court.
— Ma puce, siffle la voix dans son oreille, ne te mets pas dans cet état. Tu as couché avec ton demi-frère, tu ne l’as pas épousé. Ah, si. C’est moche.
Nom de dieu ! Elle n’est pas fermée, il est en elle. Ressaisis-toi, Cassie Willis ! Respire, ne pense pas. Vire-le de ta tête et verrouille-moi tout ça.
— Ne te ferme pas, Cassandra. Ça ne rendra les choses que plus difficiles.
Paupières closes, elle ignore la main lui empoignant un sein et se cadenasse soigneusement. Elle trie ses idées, remet son cœur au pas et son estomac en place, délestant peu à peu ses sens du brouillard opaque ne lui appartenant pas.
— Tant pis pour toi, soupire-t-il. Je finirai par te briser.
Cet homme n’est pas son mari. Est-ce-qu’un amour basé sur le mensonge ne reste pas de l’amour ? Elle a épousé un homme qui n’existait que dans sa tête à elle, ne l’a pas aimé pour les bonnes raisons, peut-être même pas vraiment aimé.
Et alors ? Plus tard, si plus tard il y a, elle cherchera comment vivre avec ça, avec ce qui reste d’elle-même. Dans l’immédiat, elle doit survivre. Son mari a vécu dans sa tête et y est mort, ce type à cheval sur elle est un inconnu. Elle devrait pouvoir gérer les minutes à venir avec cette idée.
Elle rouvre lentement les yeux. Gagner du temps, chercher des réponses et un moyen de se tirer de là. Mais pourquoi ne peut-elle pas bouger ?
— Tu m’as tellement manqué, halète-t-il dans son cou.
Il se frotte contre elle, son souffle s’accélère, une main s’insinue sous son pull. La seconde repose à gauche de sa tête, disparaissant presque entièrement sous un épais bandage jauni et visiblement douloureuse. Allez, Cassie, courage. Fais-le sortir de ses gonds ou laisse-le te violer.
— Pas… pas à moi, exhale-t-elle.
La main s’immobilise. Bizarre. Elle constate, elle ne sent pas. Ce qui ne rend pas la chose agréable.
— Cassandra, ne commence pas, gronde-t-il. Je sais que tu aimes me provoquer, mais ça finira mal. Je t’ai faite, je t’ai modelée, je t’ai possédée. Ouvre-toi. Aime-moi comme avant.
Elle hésite une fraction de seconde. Mais tant qu’elle le provoque, il ne la touche pas.
— Non, souffle-t-elle péniblement. J’ai cru t’aimer, je ne l’ai pas fait. Ton seul mérite était d’être là. Si mes parents avaient vécu, je ne t’aurais jamais épousé et tu le sais. C’est bien pour ça que tu les as tués, non ? Tu n’as rien fait, rien modelé, rien possédé. Tu as récupéré les restes.
La gifle la prend par surprise. Le goût métallique de son propre sang envahit sa bouche, sa tête bascule sur le côté et à sa grande surprise, elle est incapable de la redresser. Il la saisit rudement par les cheveux pour la replacer face à lui.
— Tu es à moi, crache-t-il, le visage à quelques centimètres du sien. Tout ce temps, tout ce que j’ai fait, c’était pour toi. Tout ce que tu as eu aurait dû être à moi. Tout ce que tu es est à moi.
Cassie est morcelée. Une petite facette d’elle-même est recroquevillée dans un coin, la tête entre les mains, attendant les coups. Une seconde erre dans le vide, curieusement détachée, tentant d’associer sa joue douloureuse à l’érection pressée contre son ventre.
Et la plus massive des facettes est furieuse. Enragée. Contre lui, contre elle-même, contre ses parents, elle veut frapper et insulter, quelles que soient les conséquences et quels que soient les moyens. Parce que pour survivre à ça, il faudra bien recracher le poison. Au moins le plus gros.
— Alors c’est ça ? Lâche-t-elle à mi-chemin entre rire et sanglot. Tu es jaloux ? Ma mère t’a abandonné, et tu n’as pas digéré ? C’était quoi, le problème avec tes parents à toi ? Parce que je ne crois pas que tu aies grandi dans la rue, ni dans des foyers, alors quoi ? Tu ne pouvais pas aller chez un psy, comme tout le monde ?
La seconde gifle la sonne sévèrement. Elle papillonne des cils un instant, profitant du flou pour rassembler toutes les bribes de la conversation surprise entre Raph et Sarah, jusqu’à ce que Ian replace sa tête encore une fois.
— Ne me parle pas de ce que j’avais, fulmine-t-il en approchant son visage du sien. Ces gens qui se prétendaient mes parents étaient faibles. Réfugiés derrière des concepts archaïques pour transcender leur Incapacité à concevoir. Prières, jeûne, lever à cinq heures, flagellation, confessions forcées et pénitence… tu l’envies, ça ? Tu crois toujours qu’on est sur un terrain d’égalité ?
Il lui tire les cheveux vers l’arrière et lui mord le menton. Serre les dents, Cassie.
— Je te laisse imaginer ce que ça donne quand tu lis leurs sentiments, ricane-t-il. J’ai survécu à cinq exorcismes, passé des semaines dans le noir sans manger, confessé tout ce qu’on me demandait, et tout ça pour quoi ? Ils m’ont menti. Je leur ai fait aveuglément confiance, et ils m’ont menti sur mes origines, sur leur prétendue pureté, sur tout. Ils ont mérité ce qui leur est arrivé. J’ai survécu à leur religion pour en tirer ce qu’il y a de meilleur. Je n’obéis qu’à un Dieu, moi-même.
Il essuie de l’index le sang perlant sur le menton de Cassie et le glisse dans sa propre bouche.
— Tu as l’air d’aimer ça, ajoute-t-il avec un sourire mauvais. On va s’amuser, tous les deux. A l’époque, j’étais obligé de me surveiller quand je te sautais. Plus maintenant.
Il lui empoigne brutalement l’entrejambe. Cassie hoquète.
— Je vais te montrer ce que c’est d’être prise par un homme. Un vrai. Tu sais, tu ferais vraiment mieux de t’ouvrir. Tu finirais par te rendre compte que c’est ce que tu veux, et ce serait beaucoup moins douloureux. Moins excitant, aussi. A toi de choisir.
Contre-attaque, Cassie. Maintenant.
— Un homme, un vrai, j’ai déjà ce qu’il me faut. Tu n’as jamais été capable de remplir cette case, de toute façon. Sans manipulation et sans violence, tu n’es rien de…
Il lui saisit les cheveux à deux mains et lui tord la tête en arrière. Bon dieu, que sa gorge lui fait mal… peu importe, Cassie. Ses mains sont sur ta tête, c’est toujours mieux qu’entre tes jambes.
— Tu as changé, lance-t-il avec fureur. Tu n’es plus qu’une pute arrogante. Libre à toi d’offrir ton cul au premier venu, mais ne vas pas m’en vouloir de le punir. Tu sais bien que ça doit arriver, pour avoir mis toutes ces idées idiotes dans ta tête. Oh, je ne m’en fais pas, glousse-t-il. Une fois ce petit merdeux hors service, tu redeviendras ma chose. Tu as trop besoin de moi. Je suis ton sang et ta chair, Cassandra, ne l’oublie pas.
Il la relâche brutalement pour l’embrasser. Sa respiration s’accélère à nouveau, son érection renait. Cassie ne peut que serrer les dents en attendant que ça passe.
— Non, siffle-t-il en se redressant, l’air agacé. Je veux que tu te débattes. Je n’aime pas les limaces.
D’un bond, il la libère. Elle cligne des yeux. Corps allégé. Horizon dégagé. Savoure, Cassie, savoure et réfléchis.
Impossible de remuer quoique ce soit, pas même une bribe de sensation. Il a dû lui injecter quelque chose. Elle se souvient être sortie de l’appartement, et… et personne ne sait qu’elle a disparu. Ou bien ? A-t-elle fait du bruit, s’est-elle débattue ? Raph cherchera-t-il à lui parler après ce qu’elle lui a dit ? Et depuis combien de temps est-elle ici ? Entre le couloir et la table, aucun souvenir. Il aurait pu s’écouler dix minutes comme dix jours.
Bon. Une table. Elle est allongée sur une table. Plafond sombre parcouru d’épaisses poutres, murs de pierre, mauvais éclairage. La lumière est faible, le sol couvert de poussière, une vague odeur de moisi. Un garage, une grotte, une cave ?
Elle détaille à nouveau la table, puis les alentours. Se fige. Tu tournes la tête, Cassie, ça y est, tu tournes la tête ! Elle se replace aussitôt, palpitante d’excitation. Dix centimètres de mobilité ne vont pas la libérer, mais s’il l’a droguée, pas la peine de le prévenir que l’effet se dissipe.
Coulant un œil prudent sur le côté, elle distingue des étagères, un vieil établi en bois appuyé contre un mur, des cartons empilés. Et la silhouette si familière de Ian, de dos à un mètre d’elle. L’angoisse reprend immédiatement possession de son estomac. L’espace d’un centième de seconde, elle a oublié qui il était, qui il n’était pas, qui il n’était plus.
— Je suis à toi dans une minute, ma puce, chantonne-t-il sans se retourner. Je dois m’occuper de ton petit merdeux.
Il pivote vers elle, un énorme couteau à cran d’arrêt dans la main. Raph, mon dieu, Raph… Raph est là ?
— Parfois, il faut en revenir aux bonnes vieilles méthodes. Quand j’en aurai fini avec vous, il devrait être à ma merci, mais comme on dit, mieux vaut prévenir que guérir.
Vous ? Il replie la lame et glisse le couteau dans sa poche arrière.
— Vous ? Répète-t-elle.
Trois pas lui suffisent pour se pencher sur son visage. Il lui enserre le cou de sa main valide. Respire, Cassie.
— Patience. J’ai quelques petits trucs à fignoler là-haut. Ton corps va se réveiller tranquillement mais pas la peine de te fatiguer, tu es solidement attachée. Tu te souviens, la dernière fois que je t’ai attachée ? Quand tu t’es réveillée ligotée sur ta chaise, je me suis agité au bout de ma corde et tu t’es mise à hurler. Ma pauvre chérie… murmure-t-il, glissant une main sur son front. J’avais une gaule d’enfer.
— Mais comment ? Articule-t-elle. Comment…
— J’étais psy, je te le rappelle. J’avais accès à tout un tas de drogues fabuleuses aux effets trompe-l’œil assez bluffants. Avec un petit harnais discret, quelques pattes intelligemment graissées, deux ou trois idées insufflées à temps... c’est quelque chose que tu n’as jamais su exploiter. Tant pis pour toi, tant mieux pour moi. Quand tu as accès à l’esprit de quelqu’un, tout est possible, pour un peu qu’il ait des faiblesses marquées… Les flics n’ont pas senti mon pouls, ils ont attendu le légiste et lui, je l’avais dans la poche. Un bon travail de préparation pour éviter les refus, un pot-de-vin et un suicide pour effacer les traces, il ne reste rien. Ça m’a pris un certain temps et un paquet de répétitions, mais ça en valait la peine.
Une mise en scène. Le pire moment de sa vie était un mirage. Cassie inspire longuement. Tant mieux, peut-être. La main sur sa gorge se serre un peu plus et Ian poursuit son monologue, manifestement très content de lui-même.
— Brillant, non ? Bon, je ne m’attendais pas à ne plus pouvoir t’atteindre, j’avoue. Ma seule erreur. J’ai sous-estimé ce que tu éprouvais pour moi et l’impact que ma mort aurait sur toi. Douce erreur, finalement, si elle ne m’avait pas obligé à te chercher pendant presque huit ans. Mais là aussi, tant pis pour toi. J’ai peur que tu sentes passer ma frustration, ajoute-t-il avec un sourire, laissant sa main descendre jusqu’à la ceinture du pantalon de Cassie.
Elle se félicite d’avoir choisi un pantalon, se félicite de s’en féliciter. Le second degré sera son filet de sécurité.
— Et maintenant quoi ? Lance-t-elle dans l’unique but de détourner son attention. Qu’est-ce-que tu attends ?
— Mais ton petit merdeux, ma chérie, bien sûr ! Je ne voudrais pas qu’il rate ça. J’ai quelques préparatifs à achever pour l’accueillir mais quand je reviendrai, toi et moi, on fera la fête. Longtemps.
— Il ne viendra pas, siffle-t-elle.
— Oh si, il viendra. Je le saignerai au moment précis où tu rendras ton dernier souffle. Ce sera la dernière image que tu emporteras.
— Tout un programme de réjouissances…
— Tu deviens raisonnable. C’est bien. Tu as mérité ta surprise.
Ian n’a jamais compris le second degré. Tant mieux, il la relâche enfin, lui saisit la tête à deux mains et la tourne vers le fond de la pièce.
— Tadaa ! Claironne-t-il subitement.
Le silence est lourd. Raph conduit vite, les doigts crispés sur le volant, sans aucune considération pour le magnifique coucher de soleil achevant de disparaître derrière une colline. Il ne veut même pas penser. Même pas imaginer. Emilie, Cassie, Cassie, Emilie, les deux femmes de sa vie, les deux centres de son univers. Et lui, il fait quoi ? Il va chez lui. Avec le stupide espoir qu’il les y trouvera, souriantes sur le cadavre fumant d’un homme qu’il ne connait pas, et le sombre pressentiment qu’il n’y va que parce qu’il ne sait pas où chercher.
Faux, Raph ! L’homme est peut-être totalement dément, mais même sa démence suit des règles. Il veut un spectateur, il veut que tu viennes à lui, sans quoi il n’aurait pas envoyé ce message. D’où le choix de la maison comme base d’opérations et la forte probabilité que les deux femmes soient toujours en vie. Et puis c’est ça, ou perdre tout espoir et attendre de trouver les corps sans vie de sa sœur et de la femme qu’il aime.
— Est-ce-qu’on ne devrait pas appeler la police, quand même ? Signaler la disparition de Cassie ?
Raph jette un coup d’œil dans le rétroviseur. Tassée sur la banquette arrière entre Sylvain et Julie, Magali triture nerveusement son col.
— Ils nous riraient au nez, lâche-t-il. Ça ne fait même pas deux heures.
— Il a raison, appuie Sarah. Même mon père ne peut rien faire. Mais au moindre signe suspect, il déclenche les grandes manœuvres. Il est prêt.
Magali hoche la tête, et le silence retombe. La tension est palpable. Même Sylvain reste muet, les yeux rivés au compteur de vitesse. Raph ne relève pas. Impossible d’aller plus vite sans les mettre en danger. Encore une dizaine de minutes, calcule-t-il, et ils y seront. Il faut qu’elles soient là.
D’ailleurs, si Ian a fait le même trajet, il n’a pas pu le faire plus vite, sans doute même pas aussi vite. Il n’aurait pas pris le risque de se faire arrêter, ce qui ne lui confère qu’une trentaine de minutes d’avance. Conduis, Raph. Conduis.
— Emilie ?
Cassie tente de se relever, sans y parvenir. C’est impossible. Même sous emprise, Emilie n’aurait jamais… c’est pourtant bien Emilie qui sort de l’ombre, sans un mot, le regard rivé à celui de Ian. Mon dieu, non. La démarche mécanique, le visage vide, les cheveux roux. Cassie ravale une vague de nausée, écrasée de culpabilité.
Ian fixe Emilie, immobile, et elle sent sa noirceur pulser à la porte. Il lui parle, comprend-elle lorsqu’Emilie se fige à ses côtés sans broncher. Ou plutôt, il lui fait croire qu’elle pense.
Comment n’y a-t-elle pas pensé ? Sa souffrance, bon sang ! Elle aurait dû la reconnaitre, deviner, elle aurait pu éviter ça ! Elle étouffe un sanglot. Elle a toujours su que ces femmes mouraient par sa faute. En voir une aujourd’hui, prête à passer la tête dans une corde de son plein gré, est déjà suffisamment traumatisant. Y voir la sœur de Raph, amorphe et couverte de bleus, insurmontable.
— Mais qu’est-ce-que tu lui as fait ? Souffle-t-elle. Emilie ? Tu m’entends ?
Elle s’interrompt, réalisant qu’elle continue à parler anglais, et se demande comment Ian, qui baragouine à peine quelques mots de français, réussit à communiquer.
— Economise ta salive, ricane-t-il alors qu’Emilie s’éloigne vers l’établi. Elle ne t’entend pas. J’ai réussi un tour de force avec celle-là. Ceci dit, ça fait des mois que je la travaille au corps, sans mauvais jeu de mots.
— Tu l’as frappée, murmure Cassie. Mais pourquoi ?
Il s’approche de la table et tire l’une de ses boucles, les lèvres pincées.
— J’avoue que quand elle est venue pleurer sur mon épaule parce que son frère se tapait la décoratrice, ça m’a un peu agacé, sur le coup. Et puisque tu as continué… bref. Je m’attendais à un minimum de fidélité de ta part.
C’est nerveux. Cassie éclate de rire.
— Si tu savais le nombre d’amants que j’ai eu depuis toi, grince-t-elle, tu repasseras pour la fidélité. C’est que j’avais beaucoup à découvrir.
Cette fois, il ne la gifle pas, encore qu’elle aurait préféré. Il lui tire les cheveux en arrière et glisse la main entre ses jambes. Elle remercie le ciel de ne rien sentir.
— Ça, ma chérie, c’est parce que je me suis toujours retenu. « Doucement Ian », « Regarde-moi Ian », « Prends-moi dans tes bras », imite-t-il d’une voix geignarde. Sois patiente. Je vais t’offrir ce que tu mérites et tu en redemanderas. Tu as mis en doute mes capacités à bander, assène-t-il d’une voix dure. Tu t’es lourdement trompée.
Il lui prend brusquement la main et la plaque sur son propre pantalon. Là, elle sent.
— Pourquoi Emilie ? Demande-t-elle à la hâte.
Il continue à se caresser sur sa main en grognant, les yeux clos. Cassie serre les dents.
— La corde, suppose-t-elle. La poupée. Tu avais besoin d’elle pour t’introduire dans la maison. Mais comment l’as-tu rencontrée ? Comment m’as-tu trouvée ?
A son grand soulagement, il rouvre les yeux et repose sa main sur la table. Il prend également soin de resserrer la corde lui entravant le poignet, puis lui entrelace ses doigts aux siens dans une répugnante parodie amoureuse.
— Ah oui, au fait. Le type que tu as engagé pour liquider tes biens s’est suicidé. Notre agent immobilier aussi, d’ailleurs. Ton notaire est tombé dans les escaliers. Et pourtant, je n’ai rien pu tirer de ces incapables !
Digère, Cassie. Vite, digère, avance. Ce n’est pas ta faute.
— Un énorme coup de bol, finalement, ricane-t-il. Ou le destin. J’ai attrapé la crève. Sans la passion pour la France de ce cher docteur, sans ce magazine de déco dans la salle d’attente, je ne serais jamais tombé sur cet article avec ta photo. Le destin, je te dis. Je me suis renseigné sur tes chantiers à venir, j’ai suivi les cibles potentielles, sourit-il avec un regard à Emilie, et elle… Elle, c’était portes ouvertes. Et puis je suis un homme, j’ai des besoins, alors autant faire d’une pierre deux coups… fouiller sa tête ne suffisait pas, celle-là, j’avais besoin qu’elle me parle. Le rôle du petit ami était plus approprié, elle… ton alliance. Ton alliance ! Tu as enlevé ton alliance ! Sale traînée, tu es à moi !
Lorsqu’il relâche violemment ses doigts, Cassie se prépare à la gifle. Celle-ci ne vient pas. En lieu et place, Emilie rejoint Ian, une épaisse corde de chanvre en nœud coulant entre les mains.
— Mais… bredouille Cassie, les yeux rivés sur la corde. Comment… tu ne parles même pas français !
— Bienvenue au vingt-et-unième siècle, ma puce. Elle parle anglais.
— Mais elle aurait dû rejeter tes pensées ! Ça n’aurait pas de sens de…
Il prend la corde des mains d’Emilie avec une moue dédaigneuse.
— Tu n’as jamais pris la peine d’approfondir tes dons, persifle-t-il. Tu devrais savoir ça. Je ne lui parle pas dans une langue, mais directement en sensations, en émotions, en couleurs. Ça réduit les chances de rejet.
Il est derrière elle. Tentant de l’apercevoir, elle roule des yeux jusqu’à ce qu’il se penche.
— Avec elle, c’était presque trop facile, s’esclaffe-t-il, lui caressant la joue. Je lui ai tellement farci la tête qu’elle s’est mise à te détester sans se demander pourquoi. Mais si elle a lâché prise, c’est uniquement grâce à toi.
Blinde-toi, Cassie.
— Cette petite conne persistait à s’accrocher, à tel point qu’elle a ruiné mon planning. J’avais tellement espéré pouvoir t’offrir l’apothéose le soir de ton anniversaire… mais non, j’ai dû attendre, j’avais besoin d’elle pour t’isoler. Et tu sais quoi ? Ce n’est que quand tu as couché avec son frère qu’elle a cédé. Là, son esprit s’est transformé en gruyère. Quelques week-ends intensifs et enfin, hier, elle est allée chez le coiffeur. Etonnant, non ?
Pardon, Emilie, pardon.
— Ça a toujours été le point faible de ma technique, soupire-t-il. Je suis obligé d’attendre le signal. Mais une fois qu’elles ont franchi le cap, elles sont à moi, et avec celle-là j’ai battu mon record ! Même moi, elle ne m’entend plus, depuis qu’elle s’est teint les cheveux. Court-circuit. Elle n’est réceptive qu’aux idées que je lui souffle. Un vrai petit chien.
Il se redresse et lui soulève la nuque. Non, mon dieu, non, prie Cassie, tentant de se raidir pour l’empêcher de la manipuler. Pas ça, pas la corde.
— Chhh, laisse-toi aller. Voilà.
La corde lui écorche le visage et se pose sur son cou. Son cœur accélère sa course. Ses orteils s’éveillent.
— Qu’est-ce-que tu penses de ses cheveux, au fait ? Pas terrible, hein ? J’ai bien fait les choses, pourtant, je lui ai même fourni une de tes mèches. Mais non, il a fallu qu’elle foire la couleur, et elle n’a même pas réclamé de boucles !
Respire, Cassie. Si Emilie n’a pas suivi l’intégralité des ordres, tout n’est pas perdu.
— Ma boucle ? Siffle-t-elle. Tu m’as coupé une boucle juste pour…
— Oui, enfin, pour le plaisir, aussi. Mais tu croyais vraiment que je me tripoterais sur une mèche de cheveux alors que j’allais t’avoir toute à moi ? Cette fille n’était qu’un piètre substitut. Elle m’a été utile, c’est sûr. Elle me racontait tout. J’ai même réussi à la persuader que la cordelette, les nœuds, la poupée étaient des amulettes pour t’empêcher de faire du mal à son frère. Elle était censée t’attirer à l’extérieur, demain. Et puis au moment où je monte accrocher une petite cordelette sur ta porte, histoire de préparer le terrain, qui je vois débouler toute seule dans le couloir ?
Il caresse du bout des doigts la corde épaisse lui meurtrissant la peau, un sourire radieux sur ses lèvres étroites.
— Le destin, ma chérie. Le destin. J’ai avancé mon planning de vingt-quatre heures pour saisir l’occasion. Et du coup, à cause de toi, Miss brushing va mourir avec vingt-quatre heures d’avance. J’ai cherché dans tes amis, ajoute-t-il, sortant de son champ de vision. Ça m’aurait plu, mais tu t’es bien entourée. Pas moyen de les atteindre. Vraiment dommage, la petite punkette me titillait pas mal. Il y avait bien ta copine dans sa galerie, mais elle était moche, et pitoyablement amoureuse de la punkette. C’est toujours plus difficile, quand ces cruches se croient amoureuses. Trop de pensées positives. Je me suis rabattu sur l’une de tes clientes, juste pour patienter. Mais ça n’a pas été à la hauteur.
Maryann ? Ian serait-il responsable de l’attitude de Maryann ? Bon sang, quand Sarah saura que leur histoire d’une nuit a probablement sauvé la vie de la galeriste, elle… Mais qu’est-ce-qu’il fabrique ? Cassie l’entend bouger, tirer, déplacer derrière elle, et ne pense qu’à une chose, cette corde sur son cou. La panique guette, tout près, à l’orée de sa conscience. Serre les dents, Cassie ! Ce n’est qu’une corde. Ian a toujours adoré parler de lui. Gagne du temps.
— Pourquoi ? Souffle-t-elle. Pourquoi cette fille ?
Le visage de Ian apparait subitement devant elle.
— Parce que sans toi, ça n’a rien de drôle, ma chérie. Et que tu avais décidé d’affirmer ton indépendance à ce moment-là.
Le visage disparait. La corde se resserre brusquement sur sa gorge endolorie.
La main descend sur son cou, se fait plus intime, plus intrusive, et Cassie rassemble ses forces. Raph a bu. Cette fébrilité ne lui correspond pas. Elle monopolise toute son énergie dans le simple mouvement de paupières qui libère ses yeux, puis cligne plusieurs fois pour dissiper la brume y subsistant.
Bon sang, mais qu’est-ce-qu’elle a bu ? Les tâches floues dansent un moment, puis s’agglomèrent enfin. Le visage souriant de Ian apparait devant ses yeux.
Un rideau noir s’abat tout autour, les souvenirs les plus récents affluent et son estomac se soulève. Non. Non. Elle veut hurler, en est incapable. Se contente de maîtriser au mieux son estomac et reste immobile, les yeux dans ceux de son mari.
— Salut ma puce.
Un cauchemar. C’est forcément un cauchemar.
— I… Ian ?
Sa voix est rauque, basse. Si elle n’avait pas eu l’intention de prononcer ces mots, elle aurait douté qu’ils proviennent d’elle.
— Tu es mort… chuchote-t-elle.
— Oui ma chérie. Je suis mort, et je suis revenu. Juste pour toi.
Mais non, ce n’est pas Ian. Ses cheveux… ses cheveux sont roux et bouclés. Roux comme les siens. Ian avait les cheveux blonds et ras. Pourtant, ces yeux… elle les connait, ces yeux, elle leur a offert son cœur et sa vie.
— Tes cheveux… bafouille-t-elle.
— Ah, oui. Tu aimes ?
Le sourire se fait grimaçant. Cassie tressaille. Elle tente de tourner la tête, n’y parvient pas, tourne les yeux à la place. L’endroit est sombre. Elle est allongée, ne peut pas bouger, et Ian… Ian est à cheval sur elle. Ses cheveux. Les mêmes que les siens. Que sa mère. Raph… elle a insulté Raph. Raph et Sarah. Ils avaient raison ? Ian est… il est…
— Tu es… tu es… mes parents ?
Il éclate de rire et dans ce rire, Cassie entend son mari et son ennemi. Elle entend les promenades dans Londres et les récits cauchemardesques, les soirées main dans la main et le puits sans fond qui l’entraîne. Son cœur s’effrite un peu plus.
— Ma pauvre Cassandra. Tu rames, hein ? Oui, j’ai tué tes parents. Enfin, pas directement, je me suis contenté de faire passer le marchand de sable. Ces vieux hippies ne me sentaient pas, ce qui est tout de même le comble, pour ma propre mère.
Ils avaient raison. Elle a… elle a… un goût amer lui remonte dans la gorge. Non, Cassie ! Elle ferme les yeux et inspire profondément, le souffle court.
— Ma puce, siffle la voix dans son oreille, ne te mets pas dans cet état. Tu as couché avec ton demi-frère, tu ne l’as pas épousé. Ah, si. C’est moche.
Nom de dieu ! Elle n’est pas fermée, il est en elle. Ressaisis-toi, Cassie Willis ! Respire, ne pense pas. Vire-le de ta tête et verrouille-moi tout ça.
— Ne te ferme pas, Cassandra. Ça ne rendra les choses que plus difficiles.
Paupières closes, elle ignore la main lui empoignant un sein et se cadenasse soigneusement. Elle trie ses idées, remet son cœur au pas et son estomac en place, délestant peu à peu ses sens du brouillard opaque ne lui appartenant pas.
— Tant pis pour toi, soupire-t-il. Je finirai par te briser.
Cet homme n’est pas son mari. Est-ce-qu’un amour basé sur le mensonge ne reste pas de l’amour ? Elle a épousé un homme qui n’existait que dans sa tête à elle, ne l’a pas aimé pour les bonnes raisons, peut-être même pas vraiment aimé.
Et alors ? Plus tard, si plus tard il y a, elle cherchera comment vivre avec ça, avec ce qui reste d’elle-même. Dans l’immédiat, elle doit survivre. Son mari a vécu dans sa tête et y est mort, ce type à cheval sur elle est un inconnu. Elle devrait pouvoir gérer les minutes à venir avec cette idée.
Elle rouvre lentement les yeux. Gagner du temps, chercher des réponses et un moyen de se tirer de là. Mais pourquoi ne peut-elle pas bouger ?
— Tu m’as tellement manqué, halète-t-il dans son cou.
Il se frotte contre elle, son souffle s’accélère, une main s’insinue sous son pull. La seconde repose à gauche de sa tête, disparaissant presque entièrement sous un épais bandage jauni et visiblement douloureuse. Allez, Cassie, courage. Fais-le sortir de ses gonds ou laisse-le te violer.
— Pas… pas à moi, exhale-t-elle.
La main s’immobilise. Bizarre. Elle constate, elle ne sent pas. Ce qui ne rend pas la chose agréable.
— Cassandra, ne commence pas, gronde-t-il. Je sais que tu aimes me provoquer, mais ça finira mal. Je t’ai faite, je t’ai modelée, je t’ai possédée. Ouvre-toi. Aime-moi comme avant.
Elle hésite une fraction de seconde. Mais tant qu’elle le provoque, il ne la touche pas.
— Non, souffle-t-elle péniblement. J’ai cru t’aimer, je ne l’ai pas fait. Ton seul mérite était d’être là. Si mes parents avaient vécu, je ne t’aurais jamais épousé et tu le sais. C’est bien pour ça que tu les as tués, non ? Tu n’as rien fait, rien modelé, rien possédé. Tu as récupéré les restes.
La gifle la prend par surprise. Le goût métallique de son propre sang envahit sa bouche, sa tête bascule sur le côté et à sa grande surprise, elle est incapable de la redresser. Il la saisit rudement par les cheveux pour la replacer face à lui.
— Tu es à moi, crache-t-il, le visage à quelques centimètres du sien. Tout ce temps, tout ce que j’ai fait, c’était pour toi. Tout ce que tu as eu aurait dû être à moi. Tout ce que tu es est à moi.
Cassie est morcelée. Une petite facette d’elle-même est recroquevillée dans un coin, la tête entre les mains, attendant les coups. Une seconde erre dans le vide, curieusement détachée, tentant d’associer sa joue douloureuse à l’érection pressée contre son ventre.
Et la plus massive des facettes est furieuse. Enragée. Contre lui, contre elle-même, contre ses parents, elle veut frapper et insulter, quelles que soient les conséquences et quels que soient les moyens. Parce que pour survivre à ça, il faudra bien recracher le poison. Au moins le plus gros.
— Alors c’est ça ? Lâche-t-elle à mi-chemin entre rire et sanglot. Tu es jaloux ? Ma mère t’a abandonné, et tu n’as pas digéré ? C’était quoi, le problème avec tes parents à toi ? Parce que je ne crois pas que tu aies grandi dans la rue, ni dans des foyers, alors quoi ? Tu ne pouvais pas aller chez un psy, comme tout le monde ?
La seconde gifle la sonne sévèrement. Elle papillonne des cils un instant, profitant du flou pour rassembler toutes les bribes de la conversation surprise entre Raph et Sarah, jusqu’à ce que Ian replace sa tête encore une fois.
— Ne me parle pas de ce que j’avais, fulmine-t-il en approchant son visage du sien. Ces gens qui se prétendaient mes parents étaient faibles. Réfugiés derrière des concepts archaïques pour transcender leur Incapacité à concevoir. Prières, jeûne, lever à cinq heures, flagellation, confessions forcées et pénitence… tu l’envies, ça ? Tu crois toujours qu’on est sur un terrain d’égalité ?
Il lui tire les cheveux vers l’arrière et lui mord le menton. Serre les dents, Cassie.
— Je te laisse imaginer ce que ça donne quand tu lis leurs sentiments, ricane-t-il. J’ai survécu à cinq exorcismes, passé des semaines dans le noir sans manger, confessé tout ce qu’on me demandait, et tout ça pour quoi ? Ils m’ont menti. Je leur ai fait aveuglément confiance, et ils m’ont menti sur mes origines, sur leur prétendue pureté, sur tout. Ils ont mérité ce qui leur est arrivé. J’ai survécu à leur religion pour en tirer ce qu’il y a de meilleur. Je n’obéis qu’à un Dieu, moi-même.
Il essuie de l’index le sang perlant sur le menton de Cassie et le glisse dans sa propre bouche.
— Tu as l’air d’aimer ça, ajoute-t-il avec un sourire mauvais. On va s’amuser, tous les deux. A l’époque, j’étais obligé de me surveiller quand je te sautais. Plus maintenant.
Il lui empoigne brutalement l’entrejambe. Cassie hoquète.
— Je vais te montrer ce que c’est d’être prise par un homme. Un vrai. Tu sais, tu ferais vraiment mieux de t’ouvrir. Tu finirais par te rendre compte que c’est ce que tu veux, et ce serait beaucoup moins douloureux. Moins excitant, aussi. A toi de choisir.
Contre-attaque, Cassie. Maintenant.
— Un homme, un vrai, j’ai déjà ce qu’il me faut. Tu n’as jamais été capable de remplir cette case, de toute façon. Sans manipulation et sans violence, tu n’es rien de…
Il lui saisit les cheveux à deux mains et lui tord la tête en arrière. Bon dieu, que sa gorge lui fait mal… peu importe, Cassie. Ses mains sont sur ta tête, c’est toujours mieux qu’entre tes jambes.
— Tu as changé, lance-t-il avec fureur. Tu n’es plus qu’une pute arrogante. Libre à toi d’offrir ton cul au premier venu, mais ne vas pas m’en vouloir de le punir. Tu sais bien que ça doit arriver, pour avoir mis toutes ces idées idiotes dans ta tête. Oh, je ne m’en fais pas, glousse-t-il. Une fois ce petit merdeux hors service, tu redeviendras ma chose. Tu as trop besoin de moi. Je suis ton sang et ta chair, Cassandra, ne l’oublie pas.
Il la relâche brutalement pour l’embrasser. Sa respiration s’accélère à nouveau, son érection renait. Cassie ne peut que serrer les dents en attendant que ça passe.
— Non, siffle-t-il en se redressant, l’air agacé. Je veux que tu te débattes. Je n’aime pas les limaces.
D’un bond, il la libère. Elle cligne des yeux. Corps allégé. Horizon dégagé. Savoure, Cassie, savoure et réfléchis.
Impossible de remuer quoique ce soit, pas même une bribe de sensation. Il a dû lui injecter quelque chose. Elle se souvient être sortie de l’appartement, et… et personne ne sait qu’elle a disparu. Ou bien ? A-t-elle fait du bruit, s’est-elle débattue ? Raph cherchera-t-il à lui parler après ce qu’elle lui a dit ? Et depuis combien de temps est-elle ici ? Entre le couloir et la table, aucun souvenir. Il aurait pu s’écouler dix minutes comme dix jours.
Bon. Une table. Elle est allongée sur une table. Plafond sombre parcouru d’épaisses poutres, murs de pierre, mauvais éclairage. La lumière est faible, le sol couvert de poussière, une vague odeur de moisi. Un garage, une grotte, une cave ?
Elle détaille à nouveau la table, puis les alentours. Se fige. Tu tournes la tête, Cassie, ça y est, tu tournes la tête ! Elle se replace aussitôt, palpitante d’excitation. Dix centimètres de mobilité ne vont pas la libérer, mais s’il l’a droguée, pas la peine de le prévenir que l’effet se dissipe.
Coulant un œil prudent sur le côté, elle distingue des étagères, un vieil établi en bois appuyé contre un mur, des cartons empilés. Et la silhouette si familière de Ian, de dos à un mètre d’elle. L’angoisse reprend immédiatement possession de son estomac. L’espace d’un centième de seconde, elle a oublié qui il était, qui il n’était pas, qui il n’était plus.
— Je suis à toi dans une minute, ma puce, chantonne-t-il sans se retourner. Je dois m’occuper de ton petit merdeux.
Il pivote vers elle, un énorme couteau à cran d’arrêt dans la main. Raph, mon dieu, Raph… Raph est là ?
— Parfois, il faut en revenir aux bonnes vieilles méthodes. Quand j’en aurai fini avec vous, il devrait être à ma merci, mais comme on dit, mieux vaut prévenir que guérir.
Vous ? Il replie la lame et glisse le couteau dans sa poche arrière.
— Vous ? Répète-t-elle.
Trois pas lui suffisent pour se pencher sur son visage. Il lui enserre le cou de sa main valide. Respire, Cassie.
— Patience. J’ai quelques petits trucs à fignoler là-haut. Ton corps va se réveiller tranquillement mais pas la peine de te fatiguer, tu es solidement attachée. Tu te souviens, la dernière fois que je t’ai attachée ? Quand tu t’es réveillée ligotée sur ta chaise, je me suis agité au bout de ma corde et tu t’es mise à hurler. Ma pauvre chérie… murmure-t-il, glissant une main sur son front. J’avais une gaule d’enfer.
— Mais comment ? Articule-t-elle. Comment…
— J’étais psy, je te le rappelle. J’avais accès à tout un tas de drogues fabuleuses aux effets trompe-l’œil assez bluffants. Avec un petit harnais discret, quelques pattes intelligemment graissées, deux ou trois idées insufflées à temps... c’est quelque chose que tu n’as jamais su exploiter. Tant pis pour toi, tant mieux pour moi. Quand tu as accès à l’esprit de quelqu’un, tout est possible, pour un peu qu’il ait des faiblesses marquées… Les flics n’ont pas senti mon pouls, ils ont attendu le légiste et lui, je l’avais dans la poche. Un bon travail de préparation pour éviter les refus, un pot-de-vin et un suicide pour effacer les traces, il ne reste rien. Ça m’a pris un certain temps et un paquet de répétitions, mais ça en valait la peine.
Une mise en scène. Le pire moment de sa vie était un mirage. Cassie inspire longuement. Tant mieux, peut-être. La main sur sa gorge se serre un peu plus et Ian poursuit son monologue, manifestement très content de lui-même.
— Brillant, non ? Bon, je ne m’attendais pas à ne plus pouvoir t’atteindre, j’avoue. Ma seule erreur. J’ai sous-estimé ce que tu éprouvais pour moi et l’impact que ma mort aurait sur toi. Douce erreur, finalement, si elle ne m’avait pas obligé à te chercher pendant presque huit ans. Mais là aussi, tant pis pour toi. J’ai peur que tu sentes passer ma frustration, ajoute-t-il avec un sourire, laissant sa main descendre jusqu’à la ceinture du pantalon de Cassie.
Elle se félicite d’avoir choisi un pantalon, se félicite de s’en féliciter. Le second degré sera son filet de sécurité.
— Et maintenant quoi ? Lance-t-elle dans l’unique but de détourner son attention. Qu’est-ce-que tu attends ?
— Mais ton petit merdeux, ma chérie, bien sûr ! Je ne voudrais pas qu’il rate ça. J’ai quelques préparatifs à achever pour l’accueillir mais quand je reviendrai, toi et moi, on fera la fête. Longtemps.
— Il ne viendra pas, siffle-t-elle.
— Oh si, il viendra. Je le saignerai au moment précis où tu rendras ton dernier souffle. Ce sera la dernière image que tu emporteras.
— Tout un programme de réjouissances…
— Tu deviens raisonnable. C’est bien. Tu as mérité ta surprise.
Ian n’a jamais compris le second degré. Tant mieux, il la relâche enfin, lui saisit la tête à deux mains et la tourne vers le fond de la pièce.
— Tadaa ! Claironne-t-il subitement.
Le silence est lourd. Raph conduit vite, les doigts crispés sur le volant, sans aucune considération pour le magnifique coucher de soleil achevant de disparaître derrière une colline. Il ne veut même pas penser. Même pas imaginer. Emilie, Cassie, Cassie, Emilie, les deux femmes de sa vie, les deux centres de son univers. Et lui, il fait quoi ? Il va chez lui. Avec le stupide espoir qu’il les y trouvera, souriantes sur le cadavre fumant d’un homme qu’il ne connait pas, et le sombre pressentiment qu’il n’y va que parce qu’il ne sait pas où chercher.
Faux, Raph ! L’homme est peut-être totalement dément, mais même sa démence suit des règles. Il veut un spectateur, il veut que tu viennes à lui, sans quoi il n’aurait pas envoyé ce message. D’où le choix de la maison comme base d’opérations et la forte probabilité que les deux femmes soient toujours en vie. Et puis c’est ça, ou perdre tout espoir et attendre de trouver les corps sans vie de sa sœur et de la femme qu’il aime.
— Est-ce-qu’on ne devrait pas appeler la police, quand même ? Signaler la disparition de Cassie ?
Raph jette un coup d’œil dans le rétroviseur. Tassée sur la banquette arrière entre Sylvain et Julie, Magali triture nerveusement son col.
— Ils nous riraient au nez, lâche-t-il. Ça ne fait même pas deux heures.
— Il a raison, appuie Sarah. Même mon père ne peut rien faire. Mais au moindre signe suspect, il déclenche les grandes manœuvres. Il est prêt.
Magali hoche la tête, et le silence retombe. La tension est palpable. Même Sylvain reste muet, les yeux rivés au compteur de vitesse. Raph ne relève pas. Impossible d’aller plus vite sans les mettre en danger. Encore une dizaine de minutes, calcule-t-il, et ils y seront. Il faut qu’elles soient là.
D’ailleurs, si Ian a fait le même trajet, il n’a pas pu le faire plus vite, sans doute même pas aussi vite. Il n’aurait pas pris le risque de se faire arrêter, ce qui ne lui confère qu’une trentaine de minutes d’avance. Conduis, Raph. Conduis.
— Emilie ?
Cassie tente de se relever, sans y parvenir. C’est impossible. Même sous emprise, Emilie n’aurait jamais… c’est pourtant bien Emilie qui sort de l’ombre, sans un mot, le regard rivé à celui de Ian. Mon dieu, non. La démarche mécanique, le visage vide, les cheveux roux. Cassie ravale une vague de nausée, écrasée de culpabilité.
Ian fixe Emilie, immobile, et elle sent sa noirceur pulser à la porte. Il lui parle, comprend-elle lorsqu’Emilie se fige à ses côtés sans broncher. Ou plutôt, il lui fait croire qu’elle pense.
Comment n’y a-t-elle pas pensé ? Sa souffrance, bon sang ! Elle aurait dû la reconnaitre, deviner, elle aurait pu éviter ça ! Elle étouffe un sanglot. Elle a toujours su que ces femmes mouraient par sa faute. En voir une aujourd’hui, prête à passer la tête dans une corde de son plein gré, est déjà suffisamment traumatisant. Y voir la sœur de Raph, amorphe et couverte de bleus, insurmontable.
— Mais qu’est-ce-que tu lui as fait ? Souffle-t-elle. Emilie ? Tu m’entends ?
Elle s’interrompt, réalisant qu’elle continue à parler anglais, et se demande comment Ian, qui baragouine à peine quelques mots de français, réussit à communiquer.
— Economise ta salive, ricane-t-il alors qu’Emilie s’éloigne vers l’établi. Elle ne t’entend pas. J’ai réussi un tour de force avec celle-là. Ceci dit, ça fait des mois que je la travaille au corps, sans mauvais jeu de mots.
— Tu l’as frappée, murmure Cassie. Mais pourquoi ?
Il s’approche de la table et tire l’une de ses boucles, les lèvres pincées.
— J’avoue que quand elle est venue pleurer sur mon épaule parce que son frère se tapait la décoratrice, ça m’a un peu agacé, sur le coup. Et puisque tu as continué… bref. Je m’attendais à un minimum de fidélité de ta part.
C’est nerveux. Cassie éclate de rire.
— Si tu savais le nombre d’amants que j’ai eu depuis toi, grince-t-elle, tu repasseras pour la fidélité. C’est que j’avais beaucoup à découvrir.
Cette fois, il ne la gifle pas, encore qu’elle aurait préféré. Il lui tire les cheveux en arrière et glisse la main entre ses jambes. Elle remercie le ciel de ne rien sentir.
— Ça, ma chérie, c’est parce que je me suis toujours retenu. « Doucement Ian », « Regarde-moi Ian », « Prends-moi dans tes bras », imite-t-il d’une voix geignarde. Sois patiente. Je vais t’offrir ce que tu mérites et tu en redemanderas. Tu as mis en doute mes capacités à bander, assène-t-il d’une voix dure. Tu t’es lourdement trompée.
Il lui prend brusquement la main et la plaque sur son propre pantalon. Là, elle sent.
— Pourquoi Emilie ? Demande-t-elle à la hâte.
Il continue à se caresser sur sa main en grognant, les yeux clos. Cassie serre les dents.
— La corde, suppose-t-elle. La poupée. Tu avais besoin d’elle pour t’introduire dans la maison. Mais comment l’as-tu rencontrée ? Comment m’as-tu trouvée ?
A son grand soulagement, il rouvre les yeux et repose sa main sur la table. Il prend également soin de resserrer la corde lui entravant le poignet, puis lui entrelace ses doigts aux siens dans une répugnante parodie amoureuse.
— Ah oui, au fait. Le type que tu as engagé pour liquider tes biens s’est suicidé. Notre agent immobilier aussi, d’ailleurs. Ton notaire est tombé dans les escaliers. Et pourtant, je n’ai rien pu tirer de ces incapables !
Digère, Cassie. Vite, digère, avance. Ce n’est pas ta faute.
— Un énorme coup de bol, finalement, ricane-t-il. Ou le destin. J’ai attrapé la crève. Sans la passion pour la France de ce cher docteur, sans ce magazine de déco dans la salle d’attente, je ne serais jamais tombé sur cet article avec ta photo. Le destin, je te dis. Je me suis renseigné sur tes chantiers à venir, j’ai suivi les cibles potentielles, sourit-il avec un regard à Emilie, et elle… Elle, c’était portes ouvertes. Et puis je suis un homme, j’ai des besoins, alors autant faire d’une pierre deux coups… fouiller sa tête ne suffisait pas, celle-là, j’avais besoin qu’elle me parle. Le rôle du petit ami était plus approprié, elle… ton alliance. Ton alliance ! Tu as enlevé ton alliance ! Sale traînée, tu es à moi !
Lorsqu’il relâche violemment ses doigts, Cassie se prépare à la gifle. Celle-ci ne vient pas. En lieu et place, Emilie rejoint Ian, une épaisse corde de chanvre en nœud coulant entre les mains.
— Mais… bredouille Cassie, les yeux rivés sur la corde. Comment… tu ne parles même pas français !
— Bienvenue au vingt-et-unième siècle, ma puce. Elle parle anglais.
— Mais elle aurait dû rejeter tes pensées ! Ça n’aurait pas de sens de…
Il prend la corde des mains d’Emilie avec une moue dédaigneuse.
— Tu n’as jamais pris la peine d’approfondir tes dons, persifle-t-il. Tu devrais savoir ça. Je ne lui parle pas dans une langue, mais directement en sensations, en émotions, en couleurs. Ça réduit les chances de rejet.
Il est derrière elle. Tentant de l’apercevoir, elle roule des yeux jusqu’à ce qu’il se penche.
— Avec elle, c’était presque trop facile, s’esclaffe-t-il, lui caressant la joue. Je lui ai tellement farci la tête qu’elle s’est mise à te détester sans se demander pourquoi. Mais si elle a lâché prise, c’est uniquement grâce à toi.
Blinde-toi, Cassie.
— Cette petite conne persistait à s’accrocher, à tel point qu’elle a ruiné mon planning. J’avais tellement espéré pouvoir t’offrir l’apothéose le soir de ton anniversaire… mais non, j’ai dû attendre, j’avais besoin d’elle pour t’isoler. Et tu sais quoi ? Ce n’est que quand tu as couché avec son frère qu’elle a cédé. Là, son esprit s’est transformé en gruyère. Quelques week-ends intensifs et enfin, hier, elle est allée chez le coiffeur. Etonnant, non ?
Pardon, Emilie, pardon.
— Ça a toujours été le point faible de ma technique, soupire-t-il. Je suis obligé d’attendre le signal. Mais une fois qu’elles ont franchi le cap, elles sont à moi, et avec celle-là j’ai battu mon record ! Même moi, elle ne m’entend plus, depuis qu’elle s’est teint les cheveux. Court-circuit. Elle n’est réceptive qu’aux idées que je lui souffle. Un vrai petit chien.
Il se redresse et lui soulève la nuque. Non, mon dieu, non, prie Cassie, tentant de se raidir pour l’empêcher de la manipuler. Pas ça, pas la corde.
— Chhh, laisse-toi aller. Voilà.
La corde lui écorche le visage et se pose sur son cou. Son cœur accélère sa course. Ses orteils s’éveillent.
— Qu’est-ce-que tu penses de ses cheveux, au fait ? Pas terrible, hein ? J’ai bien fait les choses, pourtant, je lui ai même fourni une de tes mèches. Mais non, il a fallu qu’elle foire la couleur, et elle n’a même pas réclamé de boucles !
Respire, Cassie. Si Emilie n’a pas suivi l’intégralité des ordres, tout n’est pas perdu.
— Ma boucle ? Siffle-t-elle. Tu m’as coupé une boucle juste pour…
— Oui, enfin, pour le plaisir, aussi. Mais tu croyais vraiment que je me tripoterais sur une mèche de cheveux alors que j’allais t’avoir toute à moi ? Cette fille n’était qu’un piètre substitut. Elle m’a été utile, c’est sûr. Elle me racontait tout. J’ai même réussi à la persuader que la cordelette, les nœuds, la poupée étaient des amulettes pour t’empêcher de faire du mal à son frère. Elle était censée t’attirer à l’extérieur, demain. Et puis au moment où je monte accrocher une petite cordelette sur ta porte, histoire de préparer le terrain, qui je vois débouler toute seule dans le couloir ?
Il caresse du bout des doigts la corde épaisse lui meurtrissant la peau, un sourire radieux sur ses lèvres étroites.
— Le destin, ma chérie. Le destin. J’ai avancé mon planning de vingt-quatre heures pour saisir l’occasion. Et du coup, à cause de toi, Miss brushing va mourir avec vingt-quatre heures d’avance. J’ai cherché dans tes amis, ajoute-t-il, sortant de son champ de vision. Ça m’aurait plu, mais tu t’es bien entourée. Pas moyen de les atteindre. Vraiment dommage, la petite punkette me titillait pas mal. Il y avait bien ta copine dans sa galerie, mais elle était moche, et pitoyablement amoureuse de la punkette. C’est toujours plus difficile, quand ces cruches se croient amoureuses. Trop de pensées positives. Je me suis rabattu sur l’une de tes clientes, juste pour patienter. Mais ça n’a pas été à la hauteur.
Maryann ? Ian serait-il responsable de l’attitude de Maryann ? Bon sang, quand Sarah saura que leur histoire d’une nuit a probablement sauvé la vie de la galeriste, elle… Mais qu’est-ce-qu’il fabrique ? Cassie l’entend bouger, tirer, déplacer derrière elle, et ne pense qu’à une chose, cette corde sur son cou. La panique guette, tout près, à l’orée de sa conscience. Serre les dents, Cassie ! Ce n’est qu’une corde. Ian a toujours adoré parler de lui. Gagne du temps.
— Pourquoi ? Souffle-t-elle. Pourquoi cette fille ?
Le visage de Ian apparait subitement devant elle.
— Parce que sans toi, ça n’a rien de drôle, ma chérie. Et que tu avais décidé d’affirmer ton indépendance à ce moment-là.
Le visage disparait. La corde se resserre brusquement sur sa gorge endolorie.