51
— Merde ! S’exclame rageusement Raph, l’entendant vomir une seconde fois derrière la porte de la salle de bains.
A tergiverser pour savoir comment lui dire, elle l’a appris de la pire façon qui soit, entendu l’hypothèse la plus atroce. Une hypothèse que lui-même a du mal à admettre en dépit de sa logique.
Les secondes passent. Il s’adosse au mur, se redresse, longe le couloir et serre les dents, terrassé d’impuissance. Sarah, échevelée à trop repousser sa frange, se ronge nerveusement les ongles. Lorsqu’enfin l’eau cesse de couler derrière la porte, ils se postent tous deux devant le battant, prêts à tout encaisser, tout sauf que finalement, non. Ils ne sont pas prêts.
Cassie est livide. Des ombres cernent ses yeux affolés, ses pupilles dilatées pédalent dans le vide, cherchant un sens, une assise, deux ilots sombres perdus dans d’immenses lagons émeraude inondés. Ses paupières sont gonflées, ses joues striées de coulures de mascara.
— Cassie, murmure Raph, lui saisissant le bras. Ecoute, je ne sais pas ce que tu as entendu, mais…
Elle se dégage brusquement et recule d’un bon mètre avant de lui faire face, comme si sa simple proximité lui était pénible. Il enfonce les poings dans ses poches, mortifié.
— Tais-toi, siffle-t-elle d’une voix rauque, plantant ses iris chavirés dans les siens. Tu es complètement cinglé. Tu voudrais me faire croire que j’ai couché avec mon demi-frère ? Que je l’ai épousé ? Nom de dieu, Raph !! Hurle-t-elle. Tu voudrais me faire croire que j’ai épousé le meurtrier de mes parents ?!?
Elle a tout entendu. Raph lutte pour soutenir son regard, ne bougeant pas d’un pouce. A ses côtés, Sarah tend une main hésitante.
— Cassie, murmure-t-elle, tu devrais…
— C’est quoi ce boxon ? Tout va bien ?
Sylvain déboule dans le couloir et se fige net. Derrière lui, Julie et Magali s’immobilisent à leur tour. Raph les ignore, parce que son avenir, leur avenir, se joue maintenant.
— Cassie, supplie-t-il, il faut que tu m’écoutes. Je suis tellement désolé, mais il y a trop de...
— Je m’en fous ! Le coupe-t-elle. Je m’en fous, tu m’entends ? Je l’aurais su ! Je n’aurais jamais…
Sa voix se brise sur un hoquet. Raph tente un nouveau pas en avant, elle recule d’autant et porte une main à sa bouche, les yeux fermés.
— Ian n’aurait jamais fait ça, articule-t-elle. Il ne savait peut-être pas m’aimer, mais il n’y est pour rien. Et il est mort. Il ne m’aurait jamais fait ça. Je… je le connaissais. J’aurais su s’il me mentait. Sa couleur… j’aurais…
Raph est déchiqueté, écartelé, littéralement réduit en miettes par cette voix rauque, ce visage ravagé. Peut-être n’est-il pas responsable de ce qu’il a découvert. Mais il est responsable de la façon dont elle l’a appris, et il donnerait sans hésiter tout ce qu’il possède pour atténuer la douleur de ce corps vacillant.
— Cassie, insiste Sarah. Je crois que si tu…
— Non, l’interrompt Cassie d’une voix lasse. Pas toi. Pas maintenant. Passe-moi tes clés, j’ai besoin d’être seule.
Tandis que Sarah pêche son trousseau au fond de sa poche, Raph regarde son bel avenir se consumer devant ses yeux. C’est fini. Juste comme ça, et il ne peut rien y faire.
— Quant à toi, ne m’approche plus, lance-t-elle sans même le regarder. Jamais.
Il encaisse. Il saigne proprement, en silence. Epaules raides et démarche incertaine, Cassie passe devant lui, devant Sarah, dépasse Sylvain, Julie et Magali, atteint l’entrée et claque la porte derrière elle.
Cassie s’avance vers la porte de Sarah, juste en face. Elle ne peut plus penser, c’est physiquement impossible, question de survie, mécanisme de base, ne pas penser, respirer, poser un pied devant l’autre, encore et toujours. Ne jamais, jamais, penser. Qu’ils aillent tous se faire voir. Elle ravale une énième nausée et approche la clé de la serrure.
Lorsqu’un bras s’enroule autour de sa gorge, le bruit du trousseau s’échouant sur le sol résonne bruyamment dans son corps privé d’air. Elle cogne du pied, griffe, s’accroche de toutes ses forces déclinantes à cette manche qui lui compresse la trachée. Sa dernière pensée avant de sombrer est qu’elle se souvient, maintenant. Elle se souvient de l’odeur de Ian.
Raph flanque un coup de pied dans le mur et est heureux d’en ressentir la douleur. Furieux contre lui-même et le monde entier, contre Cassie même, contre les pulsations de son cœur à vif, contre le regard suspicieux de Sylvain sur lui.
— Ne me regarde pas comme ça, lui lance-t-il sèchement. Je me jetterais par la fenêtre dans la seconde si ça pouvait lui éviter ce qu’elle est en train de traverser, accorde-moi un peu de crédit, bon sang !
— Du calme, s’interpose Sarah. Raph, tu n’y es pour rien, elle n’aurait jamais accepté l’idée, quelle que soit la façon de lui présenter.
Il ne répond pas. Peut-être a-t-elle raison, mais quoi qu’elle en dise, Cassie n’aurait pas pu l’apprendre de pire façon, et il est le seul à blâmer. Il laisse Sarah entamer un récit succinct de ses conclusions et récupère son portable vibrant au fond de sa poche, priant pour que ce soit Cassie. Mais non. Le ciel ne fait pas ce genre de cadeaux.
— C’est ton père, interrompt-il Sarah avant d’enclencher le haut-parleur. Allo ?
— Raph ? C’est Philippe. J’ai…
— Je me suis planté dans mes théories, le coupe Raph. C’est pire que tout ce que j’avais imaginé.
— Je ne vois pas comment ça peut être pire.
— Son mari était son demi-frère.
Raph se dit qu’il y a quelque chose de plus terrifiant que des hurlements, des cris ou des gémissements. C’est ce temps suspendu par les souffles retenus, cette espèce d’aspiration de l’air par des bouches stupéfaites. L’horreur n’est pas projetée, mais avalée dans une bulle oppressante qui à ce moment précis, vide le couloir de sa substance.
— Mon dieu… souffle finalement Philippe.
Magali est blême, Julie ahurie, Sylvain lâche un chapelet de jurons. La bulle éclate et toute la laideur de la situation se déverse. Mais au moins, elle est dehors. Raph résume ses dernières découvertes. Il n’en peut déjà plus d’expliquer pareille abomination.
— Mon dieu, répète finalement Philippe. Ça se tient. C’est même plus crédible que ton hypothèse précédente. Mais tu avais raison, c’est pire. Mon dieu. Cassie est au courant ?
Raph soupire. La gorge brusquement nouée.
— J’ai… elle a…
— Oui, intervient Sarah, posant une main sur son épaule. Elle a surpris notre conversation et l’a très mal pris.
— Difficile de lui reprocher, marmonne Philippe. Il lui faut des preuves. Raph, tu n’as pas de photo du demi-frère ?
— Des photos en noir et blanc, scannées et imprimées, d’un adolescent de dix-sept ans. Et Cassie n’a pas une seule photo de son mari ici.
-- Seigneur... Dites-lui… dites-lui que je suis de tout cœur avec elle. Muriel aussi. S’il y a quoique ce soit… bon, tenez-nous au courant. En attendant, j’ai enfin reçu des résultats.
Raph se laisse glisser le long du mur pour s’assoir sur le parquet. Il ne pourra pas en encaisser plus sur ses pieds.
— J’ai réussi à accélérer au maximum l’analyse Adn, reprend Philippe. Pas de surprise, ce type n’est pas fiché en France et je ne peux pas accéder aux fichiers étrangers sans enquête. Mais si ton hypothèse est juste, Raph, il nous suffira de récupérer l’Adn de Cassie pour comparer. On saura au moins ça.
— Ça ne l’aidera pas à digérer, murmure Sarah.
— Non, mais pour digérer, elle doit d’abord affronter la vérité. Et le seul moyen, c’est une preuve. Raph, ça vaudrait le coup de demander à ton contact à Londres s’ils ont prélevé l’Adn du mari, à l’époque.
— Je poserai la question.
— Bon. J’ai aussi reçu les résultats des recherches d’empreintes. Pour la photo, rien. La surface de la cordelette est impossible à traiter, rien non plus.
Ben voyons. Raph presse les doigts sur ses paupières.
— Par contre, on en a une empreinte quasi-complète sur la poupée qu’on t’a déposée. Un énorme coup de chance, mais…
Raph relève la tête.
— Le complice ? Tu as identifié le complice ?
— Oui, soupire Philippe. Sauf que ce n’est pas « le », mais « la ». Et c’est ta sœur.
Cassie a mal. Elle essaye de bouger, veut porter une main à sa gorge douloureuse. N’y arrive pas. Pourquoi a-t-elle si mal ? Escalader un immeuble en flammes lui parait plus facile que de soulever ses paupières. Sa tête est lourde, si lourde… le sol vibre, gronde, tangue, amplifiant la douleur. Elle roule. Voiture. Pourquoi ?
Un gémissement lui échappe, ou peut-être ne l’entend-elle que dans sa tête. Une piqûre sur son bras. La sensation confuse qu’il ne faut surtout pas se rendormir, sa tête, sa gorge, le noir, puis elle replonge dans les ténèbres.
Raph ne comprend pas. Il voit bien Sarah ouvrir la bouche et écarquiller les yeux, entend l’exclamation de Julie, capte le regard perplexe échangé par Sylvain et Magali. Pourtant, les mots restent bloqués à l’entrée de son cerveau, incapables de passer le filtre.
— Je ne comprends pas, avoue-t-il. Ma sœur ? Emilie ?
— Oui, confirme Philippe. Ce qui explique l’absence d’effraction, d’alarme ou de traces étrangères.
Le cerveau de Raph fonctionne à toute allure, mais pas dans le bon sens, il le sent bien.
— Elle a dû la voir le matin avant que je me lève, bredouille-t-il. Elle a pu la toucher, comme elle ne savait pas ce que c’était, elle…
— Attends, Raph, hésite Sarah, agenouillée en face de lui. Tu veux dire… tu veux dire que tu n’as pas mis ta sœur au courant de ce qui se passait ?
— Je ne voulais pas l’effrayer. Elle ne l’aurait pas supporté, elle est encore trop fragile.
— Fragile ?
Le mot rebondit contre les parois du couloir. Raph contemple son téléphone un instant, cherchant ce que la note alarmée de Philippe peut bien signifier. Il trouve.
— Non, murmure-t-il. Je ne vois pas pourquoi… Emilie… Emilie et Cassie ne s’entendent pas. Elles n’ont pas de lien. Il ne pourrait pas atteindre Cassie avec Emilie…
Non. Ou bien si ?
— Appelle-la, intervient Sarah.
— Pas la peine, lance soudain Sylvain. On l’a croisée, avec Mag. Elle avait l’air d’aller très bien. La preuve, elle nous a ignorés.
Toutes les têtes pivotent vers lui, encore plus immense vu d’en-dessous, adossé au mur du couloir. Raph ferme les yeux, inspire profondément, puis les rouvre.
— Quand Sylvain est venu me chercher, explique doucement Magali, il m’a désigné une femme en me disant que c’était sa cliente. Moi, je ne l’avais jamais vue, mais…
— Mais qu’est-ce-qu’elle foutait là ? S’exclame Raph. Elle est dans le sud ou je ne sais plus quoi, elle est… elle est en congrès, elle ne rentre que demain…
— Je te jure que c’était bien elle, affirme Sylvain.
— Et je pense qu’elle allait chez le coiffeur, souffle Mag.
— Quoi ?
— Et comment tu sais ça ? Raille Sylvain. Elle avait un panneau dans le dos ?
— Elle se recoiffait dans toutes les vitrines et ses cheveux étaient sales. Elle a disparu dans une impasse où un coiffeur branché a pignon sur rue. Or à part le coiffeur, dans cette impasse, il n’y a qu’une mercerie et des habitations. Je suis désolée, je n’ai pas pensé une seconde…
Réunir les informations, les analyser, les traiter. Ne pas ressentir. Assis dans le couloir, Raph comprend enfin. Les mensonges. Le coquard, la cordelette, les absences et les pleurs, la souffrance et la haine de Cassie. Il n’a rien vu. Il n’a pas vu l’homme dans la tête de sa sœur, n’a pas su entendre sa douleur. Il aurait dû.
— Philippe, souffle-t-il en se levant, je te laisse. Je vais essayer de la joindre.
— Tiens-moi au courant. Je ne bouge pas.
Raph compose fébrilement le numéro d’Emilie. Les sonneries s’égrènent. Une, puis deux, puis quatre, répondeur. Son cerveau est vide. Un blanc énorme, réflexion bloquée pour mieux survivre. Il recommence une fois, deux fois, quatre regards anxieux sur le dos, parcourant le couloir de l’entrée de long en large. A la troisième, il tente le numéro de la maison, dialogue avec le vide puis se résigne.
Plus le choix. Il se remet à penser. Oui, Raph, tu lui as fait ça, elle se débattait sous ton nez et tu n’as rien vu n’as rien vu, maintenant si tu veux avoir une chance de t’excuser, réfléchis ! Ce type est sorti avec elle. Il a passé du temps avec elle, l’a déposée en voiture et emmenée en week-end. Il a joué le rôle du petit ami et ça, c’est nouveau. Pourquoi ?
Allez, Raph ! Parce qu’il sort de son schéma, qu’il n’est pas sur son terrain, qu’il se fout de laisser des traces dans la mesure où les flics ne le cherchent pas. Oui. Quoi d’autre ? Parce qu’il a besoin d’Emilie pour s’approcher de Cassie. Tant qu’il n’a pas Cassie, il a besoin d’Emilie. Elle va bien.
Puis, soudain, le portable qu’il a toujours en main se met à vibrer. Le cœur de Raph trébuche. Emilie. En deux dixièmes de secondes, le temps qu’il faut pour lire le nom de l’expéditeur puis cliquer pour afficher le texto, Raph passe du zénith aux abysses. Il se laisse lourdement tomber sur la banquette de l’entrée et se penche en avant.
— Raph ?
Le slim vert de Sarah s’affiche juste devant son nez, puis elle s’accroupit pour lui faire face, une main sur son épaule. Raph continue à fouiller l’image à la recherche d’un mauvais détourage, d’un fond mal coupé, d’une quelconque preuve de montage. Sans succès.
— Raph ? Insiste Sylvain, s’approchant à son tour.
Sans un mot, Raph leur tend son portable où s’étale, en gros plan, une Emilie souriante. Réjouie, un peu trop probablement, sous son brushing d’un roux flamboyant.
— Oh, merde, murmure Sarah.
— Elle a changé de couleur de cheveux, lance timidement Julie derrière Sarah. Mais elle n’a pas demandé de boucles ni d’extensions.
— Et ? Grince Raph.
— Et, poursuit Sarah, ça veut dire qu’elle est toujours là, quelque part au fond.
Raph cligne des yeux, tentant de s’accrocher à leurs mots. Mais oui, peut-être que ça a du sens. Et tant qu’il n’a pas Cassie, ce type a besoin d’Emilie. Elle va bien.
— En tous cas, il veut que tu le sache, marmonne Sylvain. Quel enfoiré.
— Quoi ?
— Le texto. S’il commande les pensées de ta frangine, je ne vois pas pourquoi il t’enverrait sa photo, sachant parfaitement que tu comprendras ce que ça signifie.
Raph se redresse lentement. Une enclume lui pèse sur l’estomac, son cœur est compressé dans un centimètre carré d’espace, sa respiration peine à revenir au trot, mais il est debout et Emilie en vie.
— Sylvain, tu es un génie, souffle-t-il.
— Je sais, mais pourquoi ?
— Il me provoque. Il veut que je sache, il ne se cachera pas, cette fois. D’autant qu’il a toujours attaqué ses victimes chez elles. Je file chez moi, décrète-t-il en ramassant sa veste.
— On vient avec toi, affirme Sylvain, laçant ses baskets.
— Et ne te fatigue pas à dire non, prévient Sarah. Je te rappelle que tu n’as pas ta voiture. Je vais chercher Cassie, hors de question de la laisser seule.
Elle envoie son pull à Julie, tend son sac à Magali, décroche les clefs de la voiture et traverse résolument le palier pour frapper contre le battant de sa porte. Le cœur de Raph regagne quelques millimètres sur la terreur qui le ronge. Sarah, tourne la poignée. Perplexe. Cogne à nouveau.
— Cassie ! C’est moi, ouvre ! On a un problème !
Raph la rejoint sur le palier. Cette fois, sa sœur passera d’abord. S’il doit laisser Cassie chez Sarah, il le fera. Il fait un pas de côté, résigné. Un choc, un son métallique, sa chaussure envoie valser un objet abandonné sur le sol. Il se penche. Et cale, imprimant une nouvelle virgule dans sa chair. Non. Mon dieu, non.
— Cassie, bon sang ! Ouvre cette porte !
— Sarah…
— Cassie !
— Sarah !
Lorsqu’elle aperçoit son trousseau de clefs entre les mains de Raph, Sarah blêmit. Puis blasphème. Raph a déjà redémarré, composant le numéro de Cassie sur son portable.
— Elle est peut-être allée faire un tour… murmure Mag.
— Et elle aurait balancé les clés par terre ? Rétorque Sylvain, collant son poing sur le mur. Putain !
— Elles ont pu tomber, objecte Julie.
A la première sonnerie, Raph croit entendre un écho. Il éloigne son portable de son oreille et rejoint Sarah qui dévale déjà l’escalier. A la seconde sonnerie, il inspecte le palier de l’étage inférieur. Le portable de Cassie y vibre, échoué sur le lino entre son sac renversé et le Mini Shocker qu’il lui a acheté.
A tergiverser pour savoir comment lui dire, elle l’a appris de la pire façon qui soit, entendu l’hypothèse la plus atroce. Une hypothèse que lui-même a du mal à admettre en dépit de sa logique.
Les secondes passent. Il s’adosse au mur, se redresse, longe le couloir et serre les dents, terrassé d’impuissance. Sarah, échevelée à trop repousser sa frange, se ronge nerveusement les ongles. Lorsqu’enfin l’eau cesse de couler derrière la porte, ils se postent tous deux devant le battant, prêts à tout encaisser, tout sauf que finalement, non. Ils ne sont pas prêts.
Cassie est livide. Des ombres cernent ses yeux affolés, ses pupilles dilatées pédalent dans le vide, cherchant un sens, une assise, deux ilots sombres perdus dans d’immenses lagons émeraude inondés. Ses paupières sont gonflées, ses joues striées de coulures de mascara.
— Cassie, murmure Raph, lui saisissant le bras. Ecoute, je ne sais pas ce que tu as entendu, mais…
Elle se dégage brusquement et recule d’un bon mètre avant de lui faire face, comme si sa simple proximité lui était pénible. Il enfonce les poings dans ses poches, mortifié.
— Tais-toi, siffle-t-elle d’une voix rauque, plantant ses iris chavirés dans les siens. Tu es complètement cinglé. Tu voudrais me faire croire que j’ai couché avec mon demi-frère ? Que je l’ai épousé ? Nom de dieu, Raph !! Hurle-t-elle. Tu voudrais me faire croire que j’ai épousé le meurtrier de mes parents ?!?
Elle a tout entendu. Raph lutte pour soutenir son regard, ne bougeant pas d’un pouce. A ses côtés, Sarah tend une main hésitante.
— Cassie, murmure-t-elle, tu devrais…
— C’est quoi ce boxon ? Tout va bien ?
Sylvain déboule dans le couloir et se fige net. Derrière lui, Julie et Magali s’immobilisent à leur tour. Raph les ignore, parce que son avenir, leur avenir, se joue maintenant.
— Cassie, supplie-t-il, il faut que tu m’écoutes. Je suis tellement désolé, mais il y a trop de...
— Je m’en fous ! Le coupe-t-elle. Je m’en fous, tu m’entends ? Je l’aurais su ! Je n’aurais jamais…
Sa voix se brise sur un hoquet. Raph tente un nouveau pas en avant, elle recule d’autant et porte une main à sa bouche, les yeux fermés.
— Ian n’aurait jamais fait ça, articule-t-elle. Il ne savait peut-être pas m’aimer, mais il n’y est pour rien. Et il est mort. Il ne m’aurait jamais fait ça. Je… je le connaissais. J’aurais su s’il me mentait. Sa couleur… j’aurais…
Raph est déchiqueté, écartelé, littéralement réduit en miettes par cette voix rauque, ce visage ravagé. Peut-être n’est-il pas responsable de ce qu’il a découvert. Mais il est responsable de la façon dont elle l’a appris, et il donnerait sans hésiter tout ce qu’il possède pour atténuer la douleur de ce corps vacillant.
— Cassie, insiste Sarah. Je crois que si tu…
— Non, l’interrompt Cassie d’une voix lasse. Pas toi. Pas maintenant. Passe-moi tes clés, j’ai besoin d’être seule.
Tandis que Sarah pêche son trousseau au fond de sa poche, Raph regarde son bel avenir se consumer devant ses yeux. C’est fini. Juste comme ça, et il ne peut rien y faire.
— Quant à toi, ne m’approche plus, lance-t-elle sans même le regarder. Jamais.
Il encaisse. Il saigne proprement, en silence. Epaules raides et démarche incertaine, Cassie passe devant lui, devant Sarah, dépasse Sylvain, Julie et Magali, atteint l’entrée et claque la porte derrière elle.
Cassie s’avance vers la porte de Sarah, juste en face. Elle ne peut plus penser, c’est physiquement impossible, question de survie, mécanisme de base, ne pas penser, respirer, poser un pied devant l’autre, encore et toujours. Ne jamais, jamais, penser. Qu’ils aillent tous se faire voir. Elle ravale une énième nausée et approche la clé de la serrure.
Lorsqu’un bras s’enroule autour de sa gorge, le bruit du trousseau s’échouant sur le sol résonne bruyamment dans son corps privé d’air. Elle cogne du pied, griffe, s’accroche de toutes ses forces déclinantes à cette manche qui lui compresse la trachée. Sa dernière pensée avant de sombrer est qu’elle se souvient, maintenant. Elle se souvient de l’odeur de Ian.
Raph flanque un coup de pied dans le mur et est heureux d’en ressentir la douleur. Furieux contre lui-même et le monde entier, contre Cassie même, contre les pulsations de son cœur à vif, contre le regard suspicieux de Sylvain sur lui.
— Ne me regarde pas comme ça, lui lance-t-il sèchement. Je me jetterais par la fenêtre dans la seconde si ça pouvait lui éviter ce qu’elle est en train de traverser, accorde-moi un peu de crédit, bon sang !
— Du calme, s’interpose Sarah. Raph, tu n’y es pour rien, elle n’aurait jamais accepté l’idée, quelle que soit la façon de lui présenter.
Il ne répond pas. Peut-être a-t-elle raison, mais quoi qu’elle en dise, Cassie n’aurait pas pu l’apprendre de pire façon, et il est le seul à blâmer. Il laisse Sarah entamer un récit succinct de ses conclusions et récupère son portable vibrant au fond de sa poche, priant pour que ce soit Cassie. Mais non. Le ciel ne fait pas ce genre de cadeaux.
— C’est ton père, interrompt-il Sarah avant d’enclencher le haut-parleur. Allo ?
— Raph ? C’est Philippe. J’ai…
— Je me suis planté dans mes théories, le coupe Raph. C’est pire que tout ce que j’avais imaginé.
— Je ne vois pas comment ça peut être pire.
— Son mari était son demi-frère.
Raph se dit qu’il y a quelque chose de plus terrifiant que des hurlements, des cris ou des gémissements. C’est ce temps suspendu par les souffles retenus, cette espèce d’aspiration de l’air par des bouches stupéfaites. L’horreur n’est pas projetée, mais avalée dans une bulle oppressante qui à ce moment précis, vide le couloir de sa substance.
— Mon dieu… souffle finalement Philippe.
Magali est blême, Julie ahurie, Sylvain lâche un chapelet de jurons. La bulle éclate et toute la laideur de la situation se déverse. Mais au moins, elle est dehors. Raph résume ses dernières découvertes. Il n’en peut déjà plus d’expliquer pareille abomination.
— Mon dieu, répète finalement Philippe. Ça se tient. C’est même plus crédible que ton hypothèse précédente. Mais tu avais raison, c’est pire. Mon dieu. Cassie est au courant ?
Raph soupire. La gorge brusquement nouée.
— J’ai… elle a…
— Oui, intervient Sarah, posant une main sur son épaule. Elle a surpris notre conversation et l’a très mal pris.
— Difficile de lui reprocher, marmonne Philippe. Il lui faut des preuves. Raph, tu n’as pas de photo du demi-frère ?
— Des photos en noir et blanc, scannées et imprimées, d’un adolescent de dix-sept ans. Et Cassie n’a pas une seule photo de son mari ici.
-- Seigneur... Dites-lui… dites-lui que je suis de tout cœur avec elle. Muriel aussi. S’il y a quoique ce soit… bon, tenez-nous au courant. En attendant, j’ai enfin reçu des résultats.
Raph se laisse glisser le long du mur pour s’assoir sur le parquet. Il ne pourra pas en encaisser plus sur ses pieds.
— J’ai réussi à accélérer au maximum l’analyse Adn, reprend Philippe. Pas de surprise, ce type n’est pas fiché en France et je ne peux pas accéder aux fichiers étrangers sans enquête. Mais si ton hypothèse est juste, Raph, il nous suffira de récupérer l’Adn de Cassie pour comparer. On saura au moins ça.
— Ça ne l’aidera pas à digérer, murmure Sarah.
— Non, mais pour digérer, elle doit d’abord affronter la vérité. Et le seul moyen, c’est une preuve. Raph, ça vaudrait le coup de demander à ton contact à Londres s’ils ont prélevé l’Adn du mari, à l’époque.
— Je poserai la question.
— Bon. J’ai aussi reçu les résultats des recherches d’empreintes. Pour la photo, rien. La surface de la cordelette est impossible à traiter, rien non plus.
Ben voyons. Raph presse les doigts sur ses paupières.
— Par contre, on en a une empreinte quasi-complète sur la poupée qu’on t’a déposée. Un énorme coup de chance, mais…
Raph relève la tête.
— Le complice ? Tu as identifié le complice ?
— Oui, soupire Philippe. Sauf que ce n’est pas « le », mais « la ». Et c’est ta sœur.
Cassie a mal. Elle essaye de bouger, veut porter une main à sa gorge douloureuse. N’y arrive pas. Pourquoi a-t-elle si mal ? Escalader un immeuble en flammes lui parait plus facile que de soulever ses paupières. Sa tête est lourde, si lourde… le sol vibre, gronde, tangue, amplifiant la douleur. Elle roule. Voiture. Pourquoi ?
Un gémissement lui échappe, ou peut-être ne l’entend-elle que dans sa tête. Une piqûre sur son bras. La sensation confuse qu’il ne faut surtout pas se rendormir, sa tête, sa gorge, le noir, puis elle replonge dans les ténèbres.
Raph ne comprend pas. Il voit bien Sarah ouvrir la bouche et écarquiller les yeux, entend l’exclamation de Julie, capte le regard perplexe échangé par Sylvain et Magali. Pourtant, les mots restent bloqués à l’entrée de son cerveau, incapables de passer le filtre.
— Je ne comprends pas, avoue-t-il. Ma sœur ? Emilie ?
— Oui, confirme Philippe. Ce qui explique l’absence d’effraction, d’alarme ou de traces étrangères.
Le cerveau de Raph fonctionne à toute allure, mais pas dans le bon sens, il le sent bien.
— Elle a dû la voir le matin avant que je me lève, bredouille-t-il. Elle a pu la toucher, comme elle ne savait pas ce que c’était, elle…
— Attends, Raph, hésite Sarah, agenouillée en face de lui. Tu veux dire… tu veux dire que tu n’as pas mis ta sœur au courant de ce qui se passait ?
— Je ne voulais pas l’effrayer. Elle ne l’aurait pas supporté, elle est encore trop fragile.
— Fragile ?
Le mot rebondit contre les parois du couloir. Raph contemple son téléphone un instant, cherchant ce que la note alarmée de Philippe peut bien signifier. Il trouve.
— Non, murmure-t-il. Je ne vois pas pourquoi… Emilie… Emilie et Cassie ne s’entendent pas. Elles n’ont pas de lien. Il ne pourrait pas atteindre Cassie avec Emilie…
Non. Ou bien si ?
— Appelle-la, intervient Sarah.
— Pas la peine, lance soudain Sylvain. On l’a croisée, avec Mag. Elle avait l’air d’aller très bien. La preuve, elle nous a ignorés.
Toutes les têtes pivotent vers lui, encore plus immense vu d’en-dessous, adossé au mur du couloir. Raph ferme les yeux, inspire profondément, puis les rouvre.
— Quand Sylvain est venu me chercher, explique doucement Magali, il m’a désigné une femme en me disant que c’était sa cliente. Moi, je ne l’avais jamais vue, mais…
— Mais qu’est-ce-qu’elle foutait là ? S’exclame Raph. Elle est dans le sud ou je ne sais plus quoi, elle est… elle est en congrès, elle ne rentre que demain…
— Je te jure que c’était bien elle, affirme Sylvain.
— Et je pense qu’elle allait chez le coiffeur, souffle Mag.
— Quoi ?
— Et comment tu sais ça ? Raille Sylvain. Elle avait un panneau dans le dos ?
— Elle se recoiffait dans toutes les vitrines et ses cheveux étaient sales. Elle a disparu dans une impasse où un coiffeur branché a pignon sur rue. Or à part le coiffeur, dans cette impasse, il n’y a qu’une mercerie et des habitations. Je suis désolée, je n’ai pas pensé une seconde…
Réunir les informations, les analyser, les traiter. Ne pas ressentir. Assis dans le couloir, Raph comprend enfin. Les mensonges. Le coquard, la cordelette, les absences et les pleurs, la souffrance et la haine de Cassie. Il n’a rien vu. Il n’a pas vu l’homme dans la tête de sa sœur, n’a pas su entendre sa douleur. Il aurait dû.
— Philippe, souffle-t-il en se levant, je te laisse. Je vais essayer de la joindre.
— Tiens-moi au courant. Je ne bouge pas.
Raph compose fébrilement le numéro d’Emilie. Les sonneries s’égrènent. Une, puis deux, puis quatre, répondeur. Son cerveau est vide. Un blanc énorme, réflexion bloquée pour mieux survivre. Il recommence une fois, deux fois, quatre regards anxieux sur le dos, parcourant le couloir de l’entrée de long en large. A la troisième, il tente le numéro de la maison, dialogue avec le vide puis se résigne.
Plus le choix. Il se remet à penser. Oui, Raph, tu lui as fait ça, elle se débattait sous ton nez et tu n’as rien vu n’as rien vu, maintenant si tu veux avoir une chance de t’excuser, réfléchis ! Ce type est sorti avec elle. Il a passé du temps avec elle, l’a déposée en voiture et emmenée en week-end. Il a joué le rôle du petit ami et ça, c’est nouveau. Pourquoi ?
Allez, Raph ! Parce qu’il sort de son schéma, qu’il n’est pas sur son terrain, qu’il se fout de laisser des traces dans la mesure où les flics ne le cherchent pas. Oui. Quoi d’autre ? Parce qu’il a besoin d’Emilie pour s’approcher de Cassie. Tant qu’il n’a pas Cassie, il a besoin d’Emilie. Elle va bien.
Puis, soudain, le portable qu’il a toujours en main se met à vibrer. Le cœur de Raph trébuche. Emilie. En deux dixièmes de secondes, le temps qu’il faut pour lire le nom de l’expéditeur puis cliquer pour afficher le texto, Raph passe du zénith aux abysses. Il se laisse lourdement tomber sur la banquette de l’entrée et se penche en avant.
— Raph ?
Le slim vert de Sarah s’affiche juste devant son nez, puis elle s’accroupit pour lui faire face, une main sur son épaule. Raph continue à fouiller l’image à la recherche d’un mauvais détourage, d’un fond mal coupé, d’une quelconque preuve de montage. Sans succès.
— Raph ? Insiste Sylvain, s’approchant à son tour.
Sans un mot, Raph leur tend son portable où s’étale, en gros plan, une Emilie souriante. Réjouie, un peu trop probablement, sous son brushing d’un roux flamboyant.
— Oh, merde, murmure Sarah.
— Elle a changé de couleur de cheveux, lance timidement Julie derrière Sarah. Mais elle n’a pas demandé de boucles ni d’extensions.
— Et ? Grince Raph.
— Et, poursuit Sarah, ça veut dire qu’elle est toujours là, quelque part au fond.
Raph cligne des yeux, tentant de s’accrocher à leurs mots. Mais oui, peut-être que ça a du sens. Et tant qu’il n’a pas Cassie, ce type a besoin d’Emilie. Elle va bien.
— En tous cas, il veut que tu le sache, marmonne Sylvain. Quel enfoiré.
— Quoi ?
— Le texto. S’il commande les pensées de ta frangine, je ne vois pas pourquoi il t’enverrait sa photo, sachant parfaitement que tu comprendras ce que ça signifie.
Raph se redresse lentement. Une enclume lui pèse sur l’estomac, son cœur est compressé dans un centimètre carré d’espace, sa respiration peine à revenir au trot, mais il est debout et Emilie en vie.
— Sylvain, tu es un génie, souffle-t-il.
— Je sais, mais pourquoi ?
— Il me provoque. Il veut que je sache, il ne se cachera pas, cette fois. D’autant qu’il a toujours attaqué ses victimes chez elles. Je file chez moi, décrète-t-il en ramassant sa veste.
— On vient avec toi, affirme Sylvain, laçant ses baskets.
— Et ne te fatigue pas à dire non, prévient Sarah. Je te rappelle que tu n’as pas ta voiture. Je vais chercher Cassie, hors de question de la laisser seule.
Elle envoie son pull à Julie, tend son sac à Magali, décroche les clefs de la voiture et traverse résolument le palier pour frapper contre le battant de sa porte. Le cœur de Raph regagne quelques millimètres sur la terreur qui le ronge. Sarah, tourne la poignée. Perplexe. Cogne à nouveau.
— Cassie ! C’est moi, ouvre ! On a un problème !
Raph la rejoint sur le palier. Cette fois, sa sœur passera d’abord. S’il doit laisser Cassie chez Sarah, il le fera. Il fait un pas de côté, résigné. Un choc, un son métallique, sa chaussure envoie valser un objet abandonné sur le sol. Il se penche. Et cale, imprimant une nouvelle virgule dans sa chair. Non. Mon dieu, non.
— Cassie, bon sang ! Ouvre cette porte !
— Sarah…
— Cassie !
— Sarah !
Lorsqu’elle aperçoit son trousseau de clefs entre les mains de Raph, Sarah blêmit. Puis blasphème. Raph a déjà redémarré, composant le numéro de Cassie sur son portable.
— Elle est peut-être allée faire un tour… murmure Mag.
— Et elle aurait balancé les clés par terre ? Rétorque Sylvain, collant son poing sur le mur. Putain !
— Elles ont pu tomber, objecte Julie.
A la première sonnerie, Raph croit entendre un écho. Il éloigne son portable de son oreille et rejoint Sarah qui dévale déjà l’escalier. A la seconde sonnerie, il inspecte le palier de l’étage inférieur. Le portable de Cassie y vibre, échoué sur le lino entre son sac renversé et le Mini Shocker qu’il lui a acheté.