49
Voilà qu’il lui refait le coup de la veille. Cassie pianote sur le volant. Depuis le début du trajet en voiture, Raph est dans son monde, front plissé, mutique et absent, l’observant à la dérobée sitôt qu’il la croit concentrée. Sauf que je te vois, idiot. Je te vois soupirer, te passer la main dans les cheveux, je te vois te frotter le nez et je vois que tu me caches quelque chose. Elle lui jette un nouveau coup d’œil de biais et double efficacement un camion trop lent
Elle a bravement refoulé son irritation en attendant qu’il se décide à parler, mais le temps passe. Ils sont presque arrivés et Raph n’a toujours rien dit. Pire, il ne l’a pas touchée depuis le début du trajet. Alors elle veut bien respecter son espace, mais depuis trente minutes qu’elle ressasse, elle est très énervée. C’est mauvais pour son karma.
— Raph ?
— Mmm ?
— Tu as quelque chose à me dire ?
— Hein ?
— As-tu quelque chose à me dire ? Répète-t-elle. Une envie, un problème, une vague pensée ?
— Non, non. Pourquoi ?
Elle lui coule un regard agacé. Tant pis pour son espace.
— Parce que tu es préoccupé, grince-t-elle. Et qu’aux dernières nouvelles, on était censés communiquer, toi et moi, non ? Alors que tu ne veuilles pas parler, c’est ton droit, mais ne me dis pas qu’il n’y a rien. D’autant que je ne t’ai pas obligé à dormir chez moi ! Si tu avais envie de solitude, tu n’avais qu’à… je peux savoir ce qui te fait rire ?
— C’est très narcissique, d’accord, mais j’adore ta réaction. C’est bon pour mon ego.
— Ton ego, je l’…
— D’accord, la coupe-t-il, d’accord. Désolé. C’est vrai, j’étais dans mes pensées. Mais pour rien au monde je ne resterais tout seul dans cette grande baraque alors que je peux partager ton lit. Je passerais mon temps à m’inquiéter. Pour ma sœur aussi, d’ailleurs. Il y a quelque chose de cavalier dans ce texto qu’elle m’a envoyé, ça ne lui ressemble pas…
Voilà qu’il tente de la noyer sous un flot de paroles. Ce qui n’est pas tellement le style de Raph, donc peu crédible. Cassie inspire longuement, les narines palpitantes, et s’agrippe au volant. Lui laisser le temps. D’accord.
— Je croyais qu’elle allait mieux ? Se force-t-elle à demander.
— Ouais. Moi aussi. Elle avait l’air, mais franchement, tant qu’elle refusera de voir un psy… ou alors j’ai tellement l’habitude de m’inquiéter pour elle que je ne sais plus faire autrement.
— Elle est où, exactement ?
Raph ouvre la bouche, plisse le front, la dévisage. Mais il ne la touche toujours pas, et c’est trop rare pour que Cassie ne s’en offusque pas.
— Faut vraiment que je commence à écouter quand elle parle boulot, marmonne-t-il. Je n’en ai pas la moindre idée.
— Tu as essayé de la rappeler, après le texto ?
— Répondeur. Je lui ai laissé un message vocal, mais…
— Mais tu ne peux pas faire plus pour l’instant.
Le silence s’installe. Raph la guette en douce, elle le voit bien, redoutant qu’elle ne relance le sujet. Deux tours de quartier sont nécessaires à Cassie pour dénicher une place libre, ce qui n’arrange pas son humeur.
— C’est tout ? Lâche-t-elle sèchement une fois le contact coupé, la main déjà sur la poignée.
— Quoi ?
— Je t’ai laissé le bénéfice du doute, conclut-elle en jaillissant sur le trottoir dans un claquement de portière. Tu me caches quelque chose. Alors on va passer une bonne soirée, et ensuite, tu décideras si tu veux me parler ou occuper la chambre d’amis.
Furieuse, elle verrouille la voiture et file au pas de course vers son immeuble, dépassant sans le voir un vieux break vert bouteille. Compose le code, pousse la porte vitrée.
— Cassie !
Il la rattrape dans l’ascenseur au moment où les portes se referment.
— Bon sang, Cassie… supplie-t-il. Laisse-moi du temps.
— Tu as découvert quelque chose, affirme-t-elle devant son regard fuyant.
— Oui, mais…
— Tu penses que je ne suis pas de taille à l’encaisser.
— Non ! Non, ça n’a rien à voir. J’attends des confirmations, c’est trop tôt…
Face à face, tendus et malheureux. Cassie ressent la fêlure de la trahison jusque dans son estomac. Elle endosse résolument les quelques écailles d’armure qu’elle parvient à rassembler, glace son regard et fige son visage.
— Ça me concerne, Raph. Ce ne sera jamais trop tôt. Et je n’aurais jamais cru que toi, entre tous, tu puisses me faire ce coup-là. Je te laisse la nuit. Si tu ne m’as rien dit demain matin, ce ne sera pas la peine de revenir.
La porte de l’ascenseur coulisse. Cassie carre les épaules et se dirige vers son appartement.
T’es dans la mouise, mon vieux. Raph accepte une tranche de saucisson avec un sourire et répond à la boutade de Sylvain dans un éclat de rire. Il se découvre capable de prendre plaisir à la soirée, d’assurer son rôle de boute-en-train et de manger avec appétit, le tout en se morfondant.
Dommage qu’il n’ait pas réussi le même exploit avec Cassie. Assise en face de lui, rayonnante au milieu de ses amis, elle est engagée avec Magali dans une conversation passionnée sur les différents types de papier, une bière à la main, deux doigts dans ses boucles. Est-il le seul à remarquer les coups d’œil incendiaires qu’elle lui décoche ?
Elle a enfilé un pull couleur pêche sur son pantalon bleu poudré, et Raph se prend en pleine face un coucher de soleil flamboyant sur la mer arctique. Elle a aussi abandonné ses bottes pour des ballerines vernies à bout ouvert, surmontées de deux fraises roses. Il est presque certain qu’elle l’a fait pour le narguer. Mais bon sang, qu’est-il censé faire ? S’il a tort, il la perd. S’il a raison, il la détruit.
Il soupire, rebondissant à la pique que Sarah vient de lancer à un Sylvain manifestement décidé à tenter sa chance auprès de Magali. D’ailleurs, s’il a bien compris ses allusions très peu voilées, ce n’est pas la première fois.
— Merci pour le soutien, bougonne Sylvain, se penchant vers lui. Moi qui pensais qu’après ton siège auprès de la reine des glaces, tu apprécierais le courage d’un couillu qui se jette à l’eau...
Il adresse un sourire radieux à Magali. Qui sans interrompre sa discussion, laisse elle-même s’échapper un demi-sourire.
— Mon vieux, murmure Raph en enfournant une poignée de cacahuètes, j’apprécie, crois-moi. Et tu lui plais.
— Tu crois ? Souffle Sylvain, le regard débordant d’espoir. Eh, pas de vannes ! Cette fille, c’est mon graal. Ça doit expliquer pourquoi je continue à tenter ma chance alors qu’elle me renvoie à coups de pied dans les burnes.
— Patience et obstination, conseille Raph. En tous cas avec Cassie, y a que ça. Et même pas à tous les coups.
— De l’eau dans le gaz ?
— Si on veut.
— T’as pas l’intention de te défiler ?
— Quoi ?
Surpris, Raph se tourne vers Sylvain qui s’est rapproché dans l’attente de la réponse, sourcils froncés et pupille menaçante, un Curly délicatement fiché entre deux doigts.
— Je vérifie, c’est tout, précise-t-il férocement. Elle tient à toi. Si tu te défiles, je te pourris et je me tape ta frangine.
Cette fois, Raph éclate de rire.
— Qu’est-ce-qui te fait rire ? Intervient Sarah, revenant de la cuisine avec un bol d’olives.
— On compare la longueur de nos bites, affirme Sylvain. C’est nerveux, il est très intimidé.
Raph s’esclaffe de plus belle. Sarah dépose le bol d’olives sur la table et se laisse tomber sur Julie.
— Je t’ai déjà vu à poil, mon pote. Laisse tomber les superlatifs. Attends, Mag, j’ai raté le début ! Maryann est venue ramper ? Sérieusement ?
— Elle est plus que raisonnable, quand même, chuchote soudain Sylvain à l’oreille de Raph.
Qui choisit de ne pas commenter et hoche respectueusement la tête, la conversation d’en face l’intéressant plus que les mensurations de Sylvain.
— Elle est passée hier, explique Magali, secouant son carré chocolat. M’expliquer qu’on était adultes –heureusement qu’elle est là– et qu’en tant qu’adulte, on devrait pouvoir entretenir des relations professionnelles cordiales en dépit de petits désaccords amicaux. Je cite.
— Quelle pouffe, grince Sarah. Sans tes clients et les nôtres, elle perd un tiers de son chiffre, elle le sait.
— Exactement. Si elle avait montré ne serait-ce qu’une ombre de remords, j’y aurais réfléchi à deux fois. Là, je lui ai dit qu’elle pouvait se carrer ses relations professionnelles cordiales où je pense.
Raph dévore Cassie des yeux, amusé. Elle lutte visiblement pour désapprouver, échoue encore plus visiblement et plonge donc dans son verre. Il est conquis. La réciproque n’est malheureusement pas valable, suppose-t-il en encaissant un nouveau regard glacial.
— Bien joué, commente-t-il, défiant sa rouquine du regard.
— Toi, siffle-t-elle, ne te…
— Cette bonne femme ne te mérite pas.
— Raph a raison, renchérit Sarah. Elle a tiré la première, je te le rappelle. Et je suis sûre que si Mag l’a envoyée bouler, c’est parce que ça lui a fait très plaisir.
— J’ai frôlé l’orgasme, confirme l’intéressée avec un sourire épanoui.
— Laisse-moi faire, glousse Sylvain, je te garantis que tu feras mieux que ça.
Raph compatit. Il n’est pas près de le toucher, son graal. Encore que Mag sourit et que vraiment, ce n’était pas gagné.
— Ignore le gros lourdaud et continue, intime Sarah.
— Elle s’est vexée, poursuit Magali, un grand sourire aux lèvres. En même temps, je la comprends. Elle m’a dit que ma boutique ne tiendrait jamais sans son aide ! Alors là, sans vous, d’accord, mais la sienne, tintin. J’ai failli lui faire bouffer ses boucles d’oreilles quand elle m’a pompeusement annoncé que le jour où je me rendrai compte de mon erreur, elle ne me fermerait pas sa porte.
Raph suit le récit sur le visage de Cassie qui secoue la tête, se mord les lèvres, hausse les épaules et lui décoche à intervalles réguliers des œillades de glace.
— J’ai craqué, confie une Mag radieuse. Je lui ai dit que le jour où elle se retrouverait seule face à ses croûtes encadrées, qu’elle le reste, parce que ma porte à moi serait fermée, et puis je l’ai foutue dehors.
Sarah hurle de rire, Sylvain applaudit, Cassie lève les yeux au ciel, la sonnerie de la porte retentit et le téléphone de Raph vibre au fond de sa poche. Tout ça, en même temps.
— Sushi ! Claironne Sylvain.
C’est un mail, constate Raph, sortant discrètement son portable de sa poche. Un qu’il doit lire. Immédiatement. Alors que Julie prend la porte en charge et que Sylvain débarrasse la table, il se dégage de sa chaise, marmonne une excuse pitoyable incluant les toilettes et s’éloigne vers l’intérieur, le regard de Cassie pesant sur sa nuque.
A la quatrième lecture, Raph a épuisé tous les jurons de son répertoire. Assis devant l’ordinateur de Sarah, dans le bureau, il se contente donc d’onomatopées, parcourant une fois de plus les documents joints. C’est… logique. Inconcevable. Bien au-delà de ce qu’il s’imaginait infliger à Cassie. Il se rejette en arrière, puis en avant, pose les coudes sur le bureau et se prend la tête entre les mains. Avec ça, il n’a toujours pas de preuves. Elle réagira vite et fort, la logique aura peu de poids. Elle ne le croira jamais.
— Raph ?
Il pivote brusquement. Puis se remet à respirer, avisant Sarah dans l’encadrement de la porte. Et.
— Tout va bien ? Interroge-t-elle. On va passer à table. Ça a l’air un peu… tendu, avec Cassie, et tu disparais comme ça... bon, Cassie est inquiète, mais elle refuse de venir voir elle-même. D’où j’en déduis que quelque chose ne va pas, mais comme elle ne veut pas s’expliquer clairement…
Raph la contemple un instant. Il peut lui faire confiance, il le sait. Mais ce qu’il s’apprête à décharger le paralyse.
— Cassie m’en veut parce qu’elle pense que j’ai découvert de nouveaux éléments de son histoire et que je refuse de lui en parler, finit-il par avouer.
Sarah referme doucement la porte et vient s’assoir face à lui.
— Et c’est vrai ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce que ça va la détruire.
— Raph, tu me fais flipper. Explique.
— Depuis hier, soupire-t-il, se passant une main dans les cheveux, je cherche comment formuler ça. Je n’ai rien trouvé, et je me suis dit que le moment venu, je saurais, sauf que non. Je n’en sais rien. Alors je te balance comme ça vient. D’abord, son mari.
— Ian ?
— Oui. Je pense qu’il est responsable de la mort des parents de Cassie.
Sarah tressaille, ouvrant la bouche pour ne rien dire. Son expression parle pour elle.
Cassie martèle le carrelage du bout de la ballerine. Elle aurait dû y aller elle-même. Le confronter, le forcer à cracher ce qu’il lui cache, quitte à le ligoter jusqu’à ce qu’il parle. Ça aurait même pu lui plaire, songe-t-elle avec un sourire.
Bon dieu, il va la rendre folle ! Son sourire s’efface tandis qu’elle se passe une main sur les yeux. Pourquoi lui faire ça, à elle ? Lui cacher des éléments alors qu’il a juré de ne jamais, jamais rien en faire, alors qu’elle commence à lui faire vraiment confiance, qu’elle lutte pour s’ouvrir à lui ?
Elle jette un coup d’œil à Mag et Sylvain, en pleine parade de séduction. Ces deux-là ne remarqueront même pas qu’elle n’est plus là, et Julie déballe les sushis dans la cuisine. Elle se lève doucement, glissant qu’elle va chercher des bières fraîches mais c’est à peine s’ils l’entendent, avant de se diriger résolument vers le couloir.
— Il avait le mobile, explique Raph, les moyens. Cassie ne l’aurait jamais épousé si elle n’avait pas été fragilisée par la mort de ses parents. Ils se sont disputés, pendant le dernier dîner. Ils ne se sont pas entendus. Peut-être la mère de Cassie a-t-elle perçu quelque chose en lui. Mais je suppose que s’ils avaient vécu, ils auraient essayé de la mettre en garde. Il l’a compris.
Une fois lancé, Raph ne s’arrête plus. Il enchaîne sur l’enfant illégitime, ses déboires, sa disparition, puis sa théorie sur la mort des parents de Cassie agissant comme déclencheur. Sarah se tait, une main plaquée sur la bouche.
— Plusieurs trucs me chiffonnaient, poursuit-il. Le caractère sexuel de ses dernières interventions, inexistant à l’époque. Ou les lieux des meurtres, par exemple. Cassie m’a appris que le trajet sur lequel ils sont disséminés correspond au trajet entre chez elle et le bureau de son mari. Elle en a déduit qu’il les suivait tous les deux.
— Pas toi ?
— Pour quoi faire ? S’exclame Raph. Le tueur pouvait entrer dans la tête de Cassie, il n’avait pas besoin de la suivre. D’ailleurs s’il l’avait fait, il ne l’aurait pas perdue ce jour où elle est allée à l’hôtel plutôt que de rentrer chez elle.
— Mais alors quoi ?
— Attends. J’étais aussi ennuyé par le meurtre de Ian. Ni faible, ni fragile, pas du genre à se faire manipuler sans se rebeller. Du coup, j’ai envoyé un mail à celle qui m’a fourni les dossiers, parce qu’il me manquait le rapport d’autopsie. Je voulais savoir s’il y avait des traces de lutte, s’il avait été drogué, assommé…
Il s’interrompt pour se frotter les yeux.
— Et ? Insiste Sarah.
— Et il n’y a pas de rapport d’autopsie.
— Il a disparu ?
Raph contemple le mail qu’il vient de recevoir d’un œil absent, sidéré par l’énormité de ce qu’il va dire.
— Non. Il n’existe pas. Elle me dit que ça l’a intriguée, qu’il aurait dû y avoir autopsie puisqu’il y avait suicide, donc elle a creusé. A priori, une erreur à la morgue. Le corps aurait été incinéré dès son arrivée.
— Ah.
— Elle a fouillé encore. Elle a cherché le nom du responsable de la bourde, l’a trouvé, avec son certificat de décès.
— Et alors ?
— Et alors, celui qui a fait disparaître le corps de Ian s’est suicidé le lendemain.
— Je ne vois pas…
— Il était dépressif, et la police a supposé qu’il n’avait pas supporté la responsabilité de son erreur. C’est possible. Sauf qu’il s’est pendu. Et il y a encore autre chose.
Sans laisser à Sarah le temps de respirer, il affiche sur l’écran de l’ordinateur la photo reçue par Cassie. Celle de son mari mort.
— Quand Cassie m’a raconté son histoire, elle m’a dit que les flics avaient cru leurs appareils déréglés à cause de l’orage. Qu’il faisait noir. Les rapports de police le confirment, d’ailleurs, mais je n’ai fait le rapprochement que ce soir. Tu trouves qu’il fait noir, là-dessus ?
Sarah se penche sur l’écran, les yeux écarquillés. Détaillant sans comprendre le corps de Ian inondé d’un flot de lumière.
Cassie a du mal à suivre. Elle entend les mots, l’oreille collée à la porte du bureau. Son cerveau semble pourtant incapable de les traiter. Elle ne comprend pas où veut en venir Raph, avec ses idées dans tous les sens, et son corps se rebelle déjà sans qu’elle en perçoive la raison.
Elle inspire longuement et tente de se concentrer, l’estomac dans la gorge.
On y est. Raph se passe une nouvelle fois la main dans les cheveux puis déglutit péniblement.
— Tu ne trouves pas que ça commence à faire beaucoup de pendus ? Insiste-t-il. Beaucoup de suicides ? Beaucoup de coïncidences ? Beaucoup de détails qui ne collent pas ?
— Tu pourrais formuler ce que j’ai peur de comprendre que tu sous-entends ?
Sarah a l’air assommée. Elle a besoin de l’entendre, et sans doute a-t-il lui-même besoin de le dire. Mais mon dieu, que c’est dur.
— Je sais à quel point c’est énorme, admet-il. Mais tout s’explique. Il ne parlait pas de la… toucher, à l’époque, parce qu’il le faisait déjà. Elle était sa femme, il se contentait de jouer avec elle. Probablement qu’après un meurtre, il lui sautait dessus. Bordel ! S’écrie-t-il en abattant la main sur le bureau. Ça me rend malade.
Il inspire profondément et se force à poursuivre.
— Les meurtres, les victimes, tous sont situés sur le chemin que Ian empruntait tous les jours pour aller travailler. A pied, j’ai vérifié.
— Mais comment ? S’exclame Sarah. Il a bien été déclaré mort, non ? On vérifie, avant de dire ça, quand même ! Et il était au bout d’une corde ! Et puis tu n’as pas dit qu’il avait un alibi pour plusieurs meurtres ?
— Si c’est bien lui, je suppose que s’introduire dans l’esprit d’une collègue ou d’une secrétaire pour leur faire croire qu’elles l’avaient vu n’était pas un problème.
Raph hausse les épaules.
— Je n’ai pas toutes les réponses. Mais ce que je sais, ajoute–il en pointant la photo sur l’écran, c’est que ce truc est une mise en scène. Vu l’emplacement de l’appareil au moment de la prise de vue, on devrait y voir Cassie, sans même parler de la luminosité. Ce salopard a répété sa mort ! Un harnais, une drogue qui ralentit les battements de cœur au maximum… Il a pu soudoyer le légiste ou le manipuler comme le type de la morgue… Je dois encore chercher, mais tout s’emboîte trop bien, Sarah ! Ça explique comment il savait qu’elle, entre tous, pourrait l’entendre, pourquoi il mettait tant de temps à rentrer à chaque épisode, pourquoi il était si souvent absent… son métier colle au profil, son comportement aussi.
— Raph, tu es en train de me dire que le mari de Cassie a tué ses parents, puis neuf femmes innocentes, l’a persécutée pendant des mois avant de simuler sa propre mort sous ses yeux ? Et que maintenant, il est revenu et que… Mais pourquoi ? Et cette histoire de demi-frère, alors ? Ça me paraissait tout de même plus…
Elle se tait, détaille Raph et pâlit brusquement.
— Oh mon dieu, lâche-t-elle. Non.
Il ne dit rien. Il ne peut que partager son horreur.
— Tu penses que Ian est le demi-frère de Cassie, articule-t-elle d’une voix blanche.
— Ian a huit ans de plus que Cassie, Isaac neuf, se contente-t-il d’expliquer. Facile de supprimer un an quand on change d’identité. Le meurtrier n’a pas volé la chevalière, il l’a gardée. Elle lui venait de son père. Ian Andrews, Isaac Ackerley, IA. Le père d’Isaac s’appelait Igor. IA.
Un choc retentit soudain derrière la porte, des pas précipités, un claquement. Raph et Sarah se dévisagent une fraction de seconde avant de s’élancer dans le couloir d’un même mouvement.
Elle a bravement refoulé son irritation en attendant qu’il se décide à parler, mais le temps passe. Ils sont presque arrivés et Raph n’a toujours rien dit. Pire, il ne l’a pas touchée depuis le début du trajet. Alors elle veut bien respecter son espace, mais depuis trente minutes qu’elle ressasse, elle est très énervée. C’est mauvais pour son karma.
— Raph ?
— Mmm ?
— Tu as quelque chose à me dire ?
— Hein ?
— As-tu quelque chose à me dire ? Répète-t-elle. Une envie, un problème, une vague pensée ?
— Non, non. Pourquoi ?
Elle lui coule un regard agacé. Tant pis pour son espace.
— Parce que tu es préoccupé, grince-t-elle. Et qu’aux dernières nouvelles, on était censés communiquer, toi et moi, non ? Alors que tu ne veuilles pas parler, c’est ton droit, mais ne me dis pas qu’il n’y a rien. D’autant que je ne t’ai pas obligé à dormir chez moi ! Si tu avais envie de solitude, tu n’avais qu’à… je peux savoir ce qui te fait rire ?
— C’est très narcissique, d’accord, mais j’adore ta réaction. C’est bon pour mon ego.
— Ton ego, je l’…
— D’accord, la coupe-t-il, d’accord. Désolé. C’est vrai, j’étais dans mes pensées. Mais pour rien au monde je ne resterais tout seul dans cette grande baraque alors que je peux partager ton lit. Je passerais mon temps à m’inquiéter. Pour ma sœur aussi, d’ailleurs. Il y a quelque chose de cavalier dans ce texto qu’elle m’a envoyé, ça ne lui ressemble pas…
Voilà qu’il tente de la noyer sous un flot de paroles. Ce qui n’est pas tellement le style de Raph, donc peu crédible. Cassie inspire longuement, les narines palpitantes, et s’agrippe au volant. Lui laisser le temps. D’accord.
— Je croyais qu’elle allait mieux ? Se force-t-elle à demander.
— Ouais. Moi aussi. Elle avait l’air, mais franchement, tant qu’elle refusera de voir un psy… ou alors j’ai tellement l’habitude de m’inquiéter pour elle que je ne sais plus faire autrement.
— Elle est où, exactement ?
Raph ouvre la bouche, plisse le front, la dévisage. Mais il ne la touche toujours pas, et c’est trop rare pour que Cassie ne s’en offusque pas.
— Faut vraiment que je commence à écouter quand elle parle boulot, marmonne-t-il. Je n’en ai pas la moindre idée.
— Tu as essayé de la rappeler, après le texto ?
— Répondeur. Je lui ai laissé un message vocal, mais…
— Mais tu ne peux pas faire plus pour l’instant.
Le silence s’installe. Raph la guette en douce, elle le voit bien, redoutant qu’elle ne relance le sujet. Deux tours de quartier sont nécessaires à Cassie pour dénicher une place libre, ce qui n’arrange pas son humeur.
— C’est tout ? Lâche-t-elle sèchement une fois le contact coupé, la main déjà sur la poignée.
— Quoi ?
— Je t’ai laissé le bénéfice du doute, conclut-elle en jaillissant sur le trottoir dans un claquement de portière. Tu me caches quelque chose. Alors on va passer une bonne soirée, et ensuite, tu décideras si tu veux me parler ou occuper la chambre d’amis.
Furieuse, elle verrouille la voiture et file au pas de course vers son immeuble, dépassant sans le voir un vieux break vert bouteille. Compose le code, pousse la porte vitrée.
— Cassie !
Il la rattrape dans l’ascenseur au moment où les portes se referment.
— Bon sang, Cassie… supplie-t-il. Laisse-moi du temps.
— Tu as découvert quelque chose, affirme-t-elle devant son regard fuyant.
— Oui, mais…
— Tu penses que je ne suis pas de taille à l’encaisser.
— Non ! Non, ça n’a rien à voir. J’attends des confirmations, c’est trop tôt…
Face à face, tendus et malheureux. Cassie ressent la fêlure de la trahison jusque dans son estomac. Elle endosse résolument les quelques écailles d’armure qu’elle parvient à rassembler, glace son regard et fige son visage.
— Ça me concerne, Raph. Ce ne sera jamais trop tôt. Et je n’aurais jamais cru que toi, entre tous, tu puisses me faire ce coup-là. Je te laisse la nuit. Si tu ne m’as rien dit demain matin, ce ne sera pas la peine de revenir.
La porte de l’ascenseur coulisse. Cassie carre les épaules et se dirige vers son appartement.
T’es dans la mouise, mon vieux. Raph accepte une tranche de saucisson avec un sourire et répond à la boutade de Sylvain dans un éclat de rire. Il se découvre capable de prendre plaisir à la soirée, d’assurer son rôle de boute-en-train et de manger avec appétit, le tout en se morfondant.
Dommage qu’il n’ait pas réussi le même exploit avec Cassie. Assise en face de lui, rayonnante au milieu de ses amis, elle est engagée avec Magali dans une conversation passionnée sur les différents types de papier, une bière à la main, deux doigts dans ses boucles. Est-il le seul à remarquer les coups d’œil incendiaires qu’elle lui décoche ?
Elle a enfilé un pull couleur pêche sur son pantalon bleu poudré, et Raph se prend en pleine face un coucher de soleil flamboyant sur la mer arctique. Elle a aussi abandonné ses bottes pour des ballerines vernies à bout ouvert, surmontées de deux fraises roses. Il est presque certain qu’elle l’a fait pour le narguer. Mais bon sang, qu’est-il censé faire ? S’il a tort, il la perd. S’il a raison, il la détruit.
Il soupire, rebondissant à la pique que Sarah vient de lancer à un Sylvain manifestement décidé à tenter sa chance auprès de Magali. D’ailleurs, s’il a bien compris ses allusions très peu voilées, ce n’est pas la première fois.
— Merci pour le soutien, bougonne Sylvain, se penchant vers lui. Moi qui pensais qu’après ton siège auprès de la reine des glaces, tu apprécierais le courage d’un couillu qui se jette à l’eau...
Il adresse un sourire radieux à Magali. Qui sans interrompre sa discussion, laisse elle-même s’échapper un demi-sourire.
— Mon vieux, murmure Raph en enfournant une poignée de cacahuètes, j’apprécie, crois-moi. Et tu lui plais.
— Tu crois ? Souffle Sylvain, le regard débordant d’espoir. Eh, pas de vannes ! Cette fille, c’est mon graal. Ça doit expliquer pourquoi je continue à tenter ma chance alors qu’elle me renvoie à coups de pied dans les burnes.
— Patience et obstination, conseille Raph. En tous cas avec Cassie, y a que ça. Et même pas à tous les coups.
— De l’eau dans le gaz ?
— Si on veut.
— T’as pas l’intention de te défiler ?
— Quoi ?
Surpris, Raph se tourne vers Sylvain qui s’est rapproché dans l’attente de la réponse, sourcils froncés et pupille menaçante, un Curly délicatement fiché entre deux doigts.
— Je vérifie, c’est tout, précise-t-il férocement. Elle tient à toi. Si tu te défiles, je te pourris et je me tape ta frangine.
Cette fois, Raph éclate de rire.
— Qu’est-ce-qui te fait rire ? Intervient Sarah, revenant de la cuisine avec un bol d’olives.
— On compare la longueur de nos bites, affirme Sylvain. C’est nerveux, il est très intimidé.
Raph s’esclaffe de plus belle. Sarah dépose le bol d’olives sur la table et se laisse tomber sur Julie.
— Je t’ai déjà vu à poil, mon pote. Laisse tomber les superlatifs. Attends, Mag, j’ai raté le début ! Maryann est venue ramper ? Sérieusement ?
— Elle est plus que raisonnable, quand même, chuchote soudain Sylvain à l’oreille de Raph.
Qui choisit de ne pas commenter et hoche respectueusement la tête, la conversation d’en face l’intéressant plus que les mensurations de Sylvain.
— Elle est passée hier, explique Magali, secouant son carré chocolat. M’expliquer qu’on était adultes –heureusement qu’elle est là– et qu’en tant qu’adulte, on devrait pouvoir entretenir des relations professionnelles cordiales en dépit de petits désaccords amicaux. Je cite.
— Quelle pouffe, grince Sarah. Sans tes clients et les nôtres, elle perd un tiers de son chiffre, elle le sait.
— Exactement. Si elle avait montré ne serait-ce qu’une ombre de remords, j’y aurais réfléchi à deux fois. Là, je lui ai dit qu’elle pouvait se carrer ses relations professionnelles cordiales où je pense.
Raph dévore Cassie des yeux, amusé. Elle lutte visiblement pour désapprouver, échoue encore plus visiblement et plonge donc dans son verre. Il est conquis. La réciproque n’est malheureusement pas valable, suppose-t-il en encaissant un nouveau regard glacial.
— Bien joué, commente-t-il, défiant sa rouquine du regard.
— Toi, siffle-t-elle, ne te…
— Cette bonne femme ne te mérite pas.
— Raph a raison, renchérit Sarah. Elle a tiré la première, je te le rappelle. Et je suis sûre que si Mag l’a envoyée bouler, c’est parce que ça lui a fait très plaisir.
— J’ai frôlé l’orgasme, confirme l’intéressée avec un sourire épanoui.
— Laisse-moi faire, glousse Sylvain, je te garantis que tu feras mieux que ça.
Raph compatit. Il n’est pas près de le toucher, son graal. Encore que Mag sourit et que vraiment, ce n’était pas gagné.
— Ignore le gros lourdaud et continue, intime Sarah.
— Elle s’est vexée, poursuit Magali, un grand sourire aux lèvres. En même temps, je la comprends. Elle m’a dit que ma boutique ne tiendrait jamais sans son aide ! Alors là, sans vous, d’accord, mais la sienne, tintin. J’ai failli lui faire bouffer ses boucles d’oreilles quand elle m’a pompeusement annoncé que le jour où je me rendrai compte de mon erreur, elle ne me fermerait pas sa porte.
Raph suit le récit sur le visage de Cassie qui secoue la tête, se mord les lèvres, hausse les épaules et lui décoche à intervalles réguliers des œillades de glace.
— J’ai craqué, confie une Mag radieuse. Je lui ai dit que le jour où elle se retrouverait seule face à ses croûtes encadrées, qu’elle le reste, parce que ma porte à moi serait fermée, et puis je l’ai foutue dehors.
Sarah hurle de rire, Sylvain applaudit, Cassie lève les yeux au ciel, la sonnerie de la porte retentit et le téléphone de Raph vibre au fond de sa poche. Tout ça, en même temps.
— Sushi ! Claironne Sylvain.
C’est un mail, constate Raph, sortant discrètement son portable de sa poche. Un qu’il doit lire. Immédiatement. Alors que Julie prend la porte en charge et que Sylvain débarrasse la table, il se dégage de sa chaise, marmonne une excuse pitoyable incluant les toilettes et s’éloigne vers l’intérieur, le regard de Cassie pesant sur sa nuque.
A la quatrième lecture, Raph a épuisé tous les jurons de son répertoire. Assis devant l’ordinateur de Sarah, dans le bureau, il se contente donc d’onomatopées, parcourant une fois de plus les documents joints. C’est… logique. Inconcevable. Bien au-delà de ce qu’il s’imaginait infliger à Cassie. Il se rejette en arrière, puis en avant, pose les coudes sur le bureau et se prend la tête entre les mains. Avec ça, il n’a toujours pas de preuves. Elle réagira vite et fort, la logique aura peu de poids. Elle ne le croira jamais.
— Raph ?
Il pivote brusquement. Puis se remet à respirer, avisant Sarah dans l’encadrement de la porte. Et.
— Tout va bien ? Interroge-t-elle. On va passer à table. Ça a l’air un peu… tendu, avec Cassie, et tu disparais comme ça... bon, Cassie est inquiète, mais elle refuse de venir voir elle-même. D’où j’en déduis que quelque chose ne va pas, mais comme elle ne veut pas s’expliquer clairement…
Raph la contemple un instant. Il peut lui faire confiance, il le sait. Mais ce qu’il s’apprête à décharger le paralyse.
— Cassie m’en veut parce qu’elle pense que j’ai découvert de nouveaux éléments de son histoire et que je refuse de lui en parler, finit-il par avouer.
Sarah referme doucement la porte et vient s’assoir face à lui.
— Et c’est vrai ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce que ça va la détruire.
— Raph, tu me fais flipper. Explique.
— Depuis hier, soupire-t-il, se passant une main dans les cheveux, je cherche comment formuler ça. Je n’ai rien trouvé, et je me suis dit que le moment venu, je saurais, sauf que non. Je n’en sais rien. Alors je te balance comme ça vient. D’abord, son mari.
— Ian ?
— Oui. Je pense qu’il est responsable de la mort des parents de Cassie.
Sarah tressaille, ouvrant la bouche pour ne rien dire. Son expression parle pour elle.
Cassie martèle le carrelage du bout de la ballerine. Elle aurait dû y aller elle-même. Le confronter, le forcer à cracher ce qu’il lui cache, quitte à le ligoter jusqu’à ce qu’il parle. Ça aurait même pu lui plaire, songe-t-elle avec un sourire.
Bon dieu, il va la rendre folle ! Son sourire s’efface tandis qu’elle se passe une main sur les yeux. Pourquoi lui faire ça, à elle ? Lui cacher des éléments alors qu’il a juré de ne jamais, jamais rien en faire, alors qu’elle commence à lui faire vraiment confiance, qu’elle lutte pour s’ouvrir à lui ?
Elle jette un coup d’œil à Mag et Sylvain, en pleine parade de séduction. Ces deux-là ne remarqueront même pas qu’elle n’est plus là, et Julie déballe les sushis dans la cuisine. Elle se lève doucement, glissant qu’elle va chercher des bières fraîches mais c’est à peine s’ils l’entendent, avant de se diriger résolument vers le couloir.
— Il avait le mobile, explique Raph, les moyens. Cassie ne l’aurait jamais épousé si elle n’avait pas été fragilisée par la mort de ses parents. Ils se sont disputés, pendant le dernier dîner. Ils ne se sont pas entendus. Peut-être la mère de Cassie a-t-elle perçu quelque chose en lui. Mais je suppose que s’ils avaient vécu, ils auraient essayé de la mettre en garde. Il l’a compris.
Une fois lancé, Raph ne s’arrête plus. Il enchaîne sur l’enfant illégitime, ses déboires, sa disparition, puis sa théorie sur la mort des parents de Cassie agissant comme déclencheur. Sarah se tait, une main plaquée sur la bouche.
— Plusieurs trucs me chiffonnaient, poursuit-il. Le caractère sexuel de ses dernières interventions, inexistant à l’époque. Ou les lieux des meurtres, par exemple. Cassie m’a appris que le trajet sur lequel ils sont disséminés correspond au trajet entre chez elle et le bureau de son mari. Elle en a déduit qu’il les suivait tous les deux.
— Pas toi ?
— Pour quoi faire ? S’exclame Raph. Le tueur pouvait entrer dans la tête de Cassie, il n’avait pas besoin de la suivre. D’ailleurs s’il l’avait fait, il ne l’aurait pas perdue ce jour où elle est allée à l’hôtel plutôt que de rentrer chez elle.
— Mais alors quoi ?
— Attends. J’étais aussi ennuyé par le meurtre de Ian. Ni faible, ni fragile, pas du genre à se faire manipuler sans se rebeller. Du coup, j’ai envoyé un mail à celle qui m’a fourni les dossiers, parce qu’il me manquait le rapport d’autopsie. Je voulais savoir s’il y avait des traces de lutte, s’il avait été drogué, assommé…
Il s’interrompt pour se frotter les yeux.
— Et ? Insiste Sarah.
— Et il n’y a pas de rapport d’autopsie.
— Il a disparu ?
Raph contemple le mail qu’il vient de recevoir d’un œil absent, sidéré par l’énormité de ce qu’il va dire.
— Non. Il n’existe pas. Elle me dit que ça l’a intriguée, qu’il aurait dû y avoir autopsie puisqu’il y avait suicide, donc elle a creusé. A priori, une erreur à la morgue. Le corps aurait été incinéré dès son arrivée.
— Ah.
— Elle a fouillé encore. Elle a cherché le nom du responsable de la bourde, l’a trouvé, avec son certificat de décès.
— Et alors ?
— Et alors, celui qui a fait disparaître le corps de Ian s’est suicidé le lendemain.
— Je ne vois pas…
— Il était dépressif, et la police a supposé qu’il n’avait pas supporté la responsabilité de son erreur. C’est possible. Sauf qu’il s’est pendu. Et il y a encore autre chose.
Sans laisser à Sarah le temps de respirer, il affiche sur l’écran de l’ordinateur la photo reçue par Cassie. Celle de son mari mort.
— Quand Cassie m’a raconté son histoire, elle m’a dit que les flics avaient cru leurs appareils déréglés à cause de l’orage. Qu’il faisait noir. Les rapports de police le confirment, d’ailleurs, mais je n’ai fait le rapprochement que ce soir. Tu trouves qu’il fait noir, là-dessus ?
Sarah se penche sur l’écran, les yeux écarquillés. Détaillant sans comprendre le corps de Ian inondé d’un flot de lumière.
Cassie a du mal à suivre. Elle entend les mots, l’oreille collée à la porte du bureau. Son cerveau semble pourtant incapable de les traiter. Elle ne comprend pas où veut en venir Raph, avec ses idées dans tous les sens, et son corps se rebelle déjà sans qu’elle en perçoive la raison.
Elle inspire longuement et tente de se concentrer, l’estomac dans la gorge.
On y est. Raph se passe une nouvelle fois la main dans les cheveux puis déglutit péniblement.
— Tu ne trouves pas que ça commence à faire beaucoup de pendus ? Insiste-t-il. Beaucoup de suicides ? Beaucoup de coïncidences ? Beaucoup de détails qui ne collent pas ?
— Tu pourrais formuler ce que j’ai peur de comprendre que tu sous-entends ?
Sarah a l’air assommée. Elle a besoin de l’entendre, et sans doute a-t-il lui-même besoin de le dire. Mais mon dieu, que c’est dur.
— Je sais à quel point c’est énorme, admet-il. Mais tout s’explique. Il ne parlait pas de la… toucher, à l’époque, parce qu’il le faisait déjà. Elle était sa femme, il se contentait de jouer avec elle. Probablement qu’après un meurtre, il lui sautait dessus. Bordel ! S’écrie-t-il en abattant la main sur le bureau. Ça me rend malade.
Il inspire profondément et se force à poursuivre.
— Les meurtres, les victimes, tous sont situés sur le chemin que Ian empruntait tous les jours pour aller travailler. A pied, j’ai vérifié.
— Mais comment ? S’exclame Sarah. Il a bien été déclaré mort, non ? On vérifie, avant de dire ça, quand même ! Et il était au bout d’une corde ! Et puis tu n’as pas dit qu’il avait un alibi pour plusieurs meurtres ?
— Si c’est bien lui, je suppose que s’introduire dans l’esprit d’une collègue ou d’une secrétaire pour leur faire croire qu’elles l’avaient vu n’était pas un problème.
Raph hausse les épaules.
— Je n’ai pas toutes les réponses. Mais ce que je sais, ajoute–il en pointant la photo sur l’écran, c’est que ce truc est une mise en scène. Vu l’emplacement de l’appareil au moment de la prise de vue, on devrait y voir Cassie, sans même parler de la luminosité. Ce salopard a répété sa mort ! Un harnais, une drogue qui ralentit les battements de cœur au maximum… Il a pu soudoyer le légiste ou le manipuler comme le type de la morgue… Je dois encore chercher, mais tout s’emboîte trop bien, Sarah ! Ça explique comment il savait qu’elle, entre tous, pourrait l’entendre, pourquoi il mettait tant de temps à rentrer à chaque épisode, pourquoi il était si souvent absent… son métier colle au profil, son comportement aussi.
— Raph, tu es en train de me dire que le mari de Cassie a tué ses parents, puis neuf femmes innocentes, l’a persécutée pendant des mois avant de simuler sa propre mort sous ses yeux ? Et que maintenant, il est revenu et que… Mais pourquoi ? Et cette histoire de demi-frère, alors ? Ça me paraissait tout de même plus…
Elle se tait, détaille Raph et pâlit brusquement.
— Oh mon dieu, lâche-t-elle. Non.
Il ne dit rien. Il ne peut que partager son horreur.
— Tu penses que Ian est le demi-frère de Cassie, articule-t-elle d’une voix blanche.
— Ian a huit ans de plus que Cassie, Isaac neuf, se contente-t-il d’expliquer. Facile de supprimer un an quand on change d’identité. Le meurtrier n’a pas volé la chevalière, il l’a gardée. Elle lui venait de son père. Ian Andrews, Isaac Ackerley, IA. Le père d’Isaac s’appelait Igor. IA.
Un choc retentit soudain derrière la porte, des pas précipités, un claquement. Raph et Sarah se dévisagent une fraction de seconde avant de s’élancer dans le couloir d’un même mouvement.