48
Raph relève la tête le temps de finir son café froid. Deux hippies, des vrais de vrais, et il parierait son Millenium Falcon Star Wars vintage de 1978 que Cassie en ignore une bonne partie. Lui, avec un passé pareil, il aurait sacrément édulcoré la version officielle.
Liam Willis, fils d’ouvrier, et Jodie Deschamps, cadette d’une famille bourgeoise française installée à Londres, se croisent à dix-neuf ans sur les bancs de l’université. Coup de foudre, opposition parentale, rébellion, la totale. Ils quittent famille et études pour s’installer ensemble. Jodie trouve un job de vendeuse dans un magasin de chaussures, Liam de commercial dans une société de transport, et vogue la galère.
Ils gravitent dans une bande de joyeux drilles, tâtant toutes les herbes et pilules qui circulent, prônant la paix dans le monde et l’amour libre. Un an plus tard, ils emménagent dans une communauté et quittent leurs emplois respectifs pour subsister de boulots divers et variés, mais toujours à court terme et sans aucune stabilité. Ils ne manquent pas un festival, manifestant pour tout, vendant de tout sur les marchés et cultivant leur herbe magique.
La vie de bohème jusqu’en avril 1970, où tout s’interrompt subitement. Coupure totale. Ils emménagent dans un appartement en banlieue et reprennent une vie stable. Jodie des études de psychologue, Liam un emploi dans une société de transport dont il gravit les échelons.
En novembre, Jodie met au monde un enfant immédiatement confié à l’adoption, non reconnu par Liam. Seul le nom de Jodie figure dans le dossier. Un an plus tard, ils se marient. Cassie n’arrive qu’en 1979.
Cassie hésite avec une pile de draps devant la porte de la chambre d’Emilie. La livraison a pris du retard, les draps n’arrivent que maintenant, alors qu’Emilie a repris possession de sa chambre depuis déjà plusieurs semaines. Et compte tenu de leurs rapports, Cassie se demande si entrer dans la pièce en son absence ne constituerait pas, pour la sœur de Raph, l’affront ultime.
Pour un peu qu’elle ait laissé traîner de la lingerie ou son journal intime, sa décoratrice honnie n’est sans doute pas censée tomber dessus. Mais c’est plus fort qu’elle, laisser les draps dans le couloir la hérisse.
— Cassie ! Appelle Jorge de la salle de bains. L’étagère jaune, tu la veux où ?
Elle jette un dernier coup d’œil à la poignée dans sa main, puis recule d’un pas et dépose la pile sur la commode à côté de la porte. Le destin a décidé pour elle, certes, mais on ne pourra pas dire qu’elle ne fait pas d’efforts.
Un premier enfant. Cassie n’en a pas la moindre idée, parie Raph. Il est en train de fouiller dans le passé de ses parents et ce, dans son dos. Bonnes bases pour une relation équilibrée. Mais chaque chose en son temps, d’abord, pourquoi n’ont-ils pas gardé le bébé, pourquoi Liam ne l’a-t-il pas reconnu et pourquoi le rapport s’arrête-t-il là-dessus ?
Si l’enfant est né en novembre, en admettant qu’il soit né à terme, la conception remonte à février 1970, soit à l’époque où Liam et Jodie vivaient en communauté et peu de temps avant leur départ. Alors ? Quel rapport entre une grossesse, un départ et un enfant confié à l’adoption ?
Viol ? Adultère ? Il hausse les sourcils et ricane doucement. Mon vieux, tu t’emballes. Peut-être s’estimaient-ils simplement trop jeunes. La grossesse a pu servir de prise de conscience, et au fond, peu importe. Cassie a quelque part un demi-frère dont elle ignore l’existence.
Le second dossier ! Il plonge la main entre les bandes dessinées, fébrile. Il a séparé les feuillets la veille, en extrayant le rapport d’accident. Voilà pourquoi la biographie des parents de Cassie intégrait celle d’un étranger, suppose-t-il en ouvrant la liasse d’Isaac Ackerley.
Le bébé est adopté par un couple de Birmingham à six mois, enfant unique entre un père dentiste et une mère au foyer. Famille aisée, catholiques pur jus, établis dans la bonne société, engagés dans plusieurs œuvres de charité. Les flics ont fouillé, constate Raph en épluchant les entretiens de ses anciens professeurs, voisins, camarades de classe. Et ils ont trouvé. Il en a des frissons jusqu’au bout des orteils.
— Eh ! Tu glandes ?
Cassie pivote d’un bond pour faire face à Sylvain. Surprise en pleine procrastination. La salle de bain de Raph est terminée, le paysagiste l’attend depuis dix bonnes minutes dans le jardin, elle doit rappeler un fabricant et joue pourtant à Roméo et Juliette sans Roméo, accoudée à la fenêtre devant un ciel blanc de nuages.
— Tout va bien ? Insiste-t-il.
— Ça roule.
A sa grande surprise, Sylvain entre et fait doucement coulisser le panneau japonais derrière lui. Elle ignorait que « doucement » et « Sylvain » pouvaient cohabiter dans une même phrase.
— Non, sérieusement. Pas de bobards. Ça va ?
Elle le dévisage un instant, découvrant sur ses traits burinés une préoccupation si fraternelle qu’elle en est toute remuée. Elle est sens dessus dessous au moindre coup d’œil, ces derniers temps. Elle se laisse tomber sur le banc sous la fenêtre et lève les yeux vers le plafond bleu.
— Oui, répond-elle. Ça va. Juste, parfois, un peu… submergée.
— Cool. T’es humaine. Bonne nouvelle. Et pourtant, lance-t-il en la détaillant, t’as l’air de gérer.
Elle sourit, se faisant violence pour être honnête.
— Bizarrement, oui. Je suis crevée, j’ai les nerfs qui jouent au yoyo, mais je ne me sens pas… paralysée. Pas trop.
— C’était ça, chez les Rosbifs ?
— Eh. Je te rappelle que j’en suis une, de Rosbif.
— Nan. T’es des nôtres.
Elle ne trouve rien à y redire. Les réponses toutes simples de Sylvain lui vont toujours droit au cœur, avec une nette tendance à la déstabiliser.
— Dis-donc, reprend-il, se laissant tomber à ses côtés. Tu as pris le temps de nous expliquer tes histoires de télépathie, le doute sur la mort de tes parents, tout ça, et c’était bien. C’est sympa de nous tenir au courant, parce qu’on se fait un sacré mouron. Mais tu as oublié de nous commenter un truc.
— Quoi ?
— Ton alliance.
Raph dévore les lignes à toute allure, le cerveau en ébullition. Ecoles privées, catéchisme et cours du soir ou pas, Isaac est renvoyé de quatre établissements différents entre dix et quatorze ans. A Oxford où déménage la famille, il teste encore deux collèges. Adolescent renfermé, solitaire, bagarreur, difficultés à se lier avec les autres. Aveuglement religieux, idées fixes de pureté et d’absolu dont il ne doit pas trouver beaucoup d’illustrations dans la vie de tous les jours.
Arrêté plusieurs fois, encore mineur, pour ivresse sur la voie publique, consommation de stupéfiants, bagarres à répétition. Pas très catholique, tout ça. Sans doute payé cher en tourments et culpabilité, sans doute lourd à porter pour un jeune homme en construction.
Raph en a connu un dans le genre, élevé dans un catholicisme extrême, à la limite de l’intégrisme, bourré d’idéaux incompatibles avec l’adolescence. Premier baiser, première cuite, préservatif ou dépucelage, chaque expérience difficilement évitable dans une société occidentale moderne se transformait en duel entre bien et mal. Raph secoue la tête et se replonge dans sa lecture.
Un rapport additionnel rend compte d’un cambriolage dans une agence d’adoption de Londres. Isaac est alors âgé de dix-sept ans. Des dizaines de dossiers disparaissent, dont celui d’Isaac et forcément, aucun rapprochement n’est envisagé au moment des faits. Pourquoi le ferait-on? Il n’est qu’un parmi d’autres. En revanche, huit ans plus tôt, les flics le font, ce rapprochement.
Parce qu’à peine quelques semaines plus tard, en son absence, un incendie ravage le domicile familial. Ses deux parents y perdent la vie et sans preuve du contraire, le drame est classé comme accidentel. Quelques jours plus tard, Isaac tente de se suicider par ingestion de barbituriques.
Cassie, la reine du self-control, la femme de glace, s’empourpre jusqu’à la racine des cheveux sous le regard affectueux et taquin du grand costaud penché sur elle.
— Je rêve ou tu rougis ? S’exclame Sylvain, perplexe. Cassie Willis rougit. Faut que je raconte ça aux mecs.
— Je ne rougis pas, grogne-t-elle, vexée. J’ai chaud.
Elle retourne se poster à la fenêtre, furieuse contre son propre corps.
— Cassie, respire. Pas de quoi avoir honte.
— Je ne rougis pas. Prétends le contraire devant qui que ce soit et je joue à la pétanque avec tes bijoux de famille.
Sylvain s’esclaffe, sans cesser de rouler une cigarette.
— Et ben… il a vraiment réussi à percer la muraille, Casanova. C’est pour lui que tu l’as enlevée ?
— Quoi ?
— Ton alliance, andouille.
— Possible.
— Bon. En tous cas ma vieille, laisse-moi te dire une chose : il était temps.
— Je ne la portais pas en signe de deuil, mais par…
— Respect pour les accusations injustes, ouais, je sais. Sauf que ça revient au même. Tant que tu portais ce machin, le message était clair. M’approche pas trouduc. Alors franchement, respect à Raph, parce que moi je me serais carapaté vite fait. Trop compliqué.
— Je…
Cassie baisse les yeux sur son annulaire gauche. Elle n’a pas enlevé son alliance, ne serait-ce-que pour se doucher, depuis le jour où Ian la lui a passée au doigt. Ce matin pourtant, debout devant le miroir, Raph braillant à tue-tête une vieille chanson paillarde sous la douche, elle lui a paru… déplacée. D’un autre monde, d’une autre vie, d’une autre femme, insultante pour l’homme coassant sous le pommeau.
Elle ne s’est pas convaincue, n’a pas lutté, pas argumenté. La révélation avait l’évidence d’un lendemain de cuite, de ceux où un coma éthylique neuronal prolongé vous force à simplifier le monde jusqu’à la moelle. On ne lutte pas contre ce genre d’épiphanie.
Il lui a fallu de longues minutes de savonnage pour la faire glisser, avec l’impression d’abandonner une partie de sa cuirasse, et c’est bien le cas. L’impression de se décharger d’une partie de son fardeau, aussi, et c’est également le cas. Elle l’a rangée dans sa boîte à bijoux, avec ses souvenirs précieux, et ça lui a paru juste. Raph beuglait toujours sous la douche.
Raph inspire longuement et frotte ses paumes moites sur le cuir fauve des accoudoirs. Avant. Une agence d’adoption. Avant l’incendie. Une tentative de suicide et des barbituriques, des morts, encore. Une quête d’absolu, des croyances inamovibles, une impossible cohabitation avec le vingtième siècle et ses tentations. La même mère, le même don que Cassie. Et sachant à quel point Cassie elle-même en a souffert en dépit de l’expérience maternelle, Raph n’ose imaginer ce qu’en a pensé la communauté catholique. Seul Dieu est censé posséder pas ce genre de pouvoirs.
Alors quoi ? Isaac a-t-il gardé pour lui sa révélation, l’ajoutant à la liste de ses frustrations ? S’en est-il servi pour se recroqueviller encore un peu plus sur lui-même ? A-t-il découvert la domination qu’il pouvait exercer sur les autres ? Ou en a-t-il parlé à des parents pour qui la vie se résumait au bien et au mal, à Dieu et à Satan ? L’a-t-on cru possédé ? Démoniaque ? L’a-t-on exorcisé ?
Peut-être a-t-il découvert son adoption grâce à ce don. Ou peut-être a-t-il surpris une conversation, trouvé une lettre, peut-être le savait-il déjà. Quelle que soit la façon dont il l’a apprise, quelque chose l’a poussé à chercher la vérité et le nom de ses parents biologiques, jusqu’à entrer par effraction dans une agence d’adoption.
En découvrant le nom de sa mère, Isaac a pu découvrir le nom de sa sœur. Il a pu projeter sur elle ses frustrations, sa jalousie et sa rage, estimer qu’elle avait eu plus de chance, qu’elle avait pris sa place.
Il a pu développer une curiosité obsessionnelle pour cette demi-sœur inconnue, sa personnalité déviante faisant le reste. Entre une mère bigote lui ayant menti sur sa naissance et une autre aux mœurs très libres l’ayant abandonné pour mieux le remplacer, allez trouver un juste milieu.
Alors qu’il ait rejeté en bloc ses convictions religieuses ou les ait embrassées jusqu’à la folie, qu’il se soit pris pour un dieu ou pour le diable, Raph maintient. Isaac Ackerley a ôté la vie de ses parents avant tant d’autres. Bon sang, pourquoi ce type n’est-il pas en tôle ? Ils tenaient le coupable idéal, tout est là ! Lis, Raph. La réponse est là-dedans, et quelle qu’elle soit, elle ne pourra pas te convenir.
Cassie détaille son ami et ouvrier, ses longues jambes étalées devant lui, couronnées de ses baskets jaunes et bleues toujours impeccables. Elle se demande comment.
— Tu l’aimais beaucoup ? Lance-t-il tout à trac.
— Mon alliance ?
— Ton mari.
— Aucune idée, avoue-t-elle, hypnotisée par les baskets.
— Hein ?
Elle se tourne vivement vers la fenêtre. Elle n’a pas voulu dire ça. Mais parfois, les mots se fraient un passage en douce, si on n’y fait pas attention. Ce n’en est pas moins vrai. L’admettre lui ombre la conscience, mais c’est vrai.
— Je ne sais plus, soupire-t-elle. J’avais besoin de lui. Je n’avais que lui. Mais est-ce-que je l’aimais vraiment ? Je crois que je ne savais pas ce que c’était, aimer, que j’étais trop paumée pour ça et que j’aurais épousé le premier à vouloir prendre soin de moi. S’il m’avait demandée en mariage quelques mois plus tard, alors que je me remettais de la mort de mes parents et que les meurtres n’avaient pas commencé, je… je ne sais pas.
Sylvain la contemple un instant, sourcils froncés, avant d’allumer sa cigarette.
— A la fenêtre, grogne-t-elle.
— Quoi ?
— Clope. Fenêtre.
Sans grimace et sans doigt d’honneur, preuve qu’il réfléchit intensément, il se lève pour prendre place à côté d’elle. Et bon sang, qu’il est grand.
— Il le savait ? Souffle-t-il dans un nuage blanc.
— Ian ?
— Ton mari.
— Ian. Non. Je suis sûre que non et je ne veux pas imaginer une seconde le contraire.
— Une gonzesse pas amoureuse, ça se voit.
— Je ne me le formulais pas moi-même. Avant le début des meurtres, je recommençais à sortir, j’avais quelques amis, même un peu d’ambition, et… peut-être que là, il… non.
— Qu’est-ce-qui clochait ?
Elle soupire, les yeux dans les massifs colorés bordant la nouvelle piscine. Parler à Sylvain est facile. Il n’alourdit jamais les mots.
— La mort de mes parents a été un coup de fouet, explique-t-elle doucement. J’ai voulu me reprendre en main, bouger, être utile, faire quelque chose de ma vie. Lui, il voulait que je reste à la maison. Il n’aimait pas mes amis, il n’aimait pas que je sorte ou que j’étudie. Il était allergique à toute idée d’indépendance. J’étais décorative.
— Un connard.
— Non ! Il…
— Pardon.
— Je…
— Non, pardon.
Après une hésitation, Cassie subtilise la roulée des doigts de Sylvain pour en tirer une longue bouffée.
— Non, c’est moi, concède-t-elle finalement. Tu as raison, et tu n’es pas le premier à me le dire. Mais j’ai encore du mal à me l’avouer. J’ai l’impression de le trahir.
— Cassie, la mort ne lave pas de la connerie.
Elle éclate de rire.
— On t’a déjà dit que tu étais sage ?
— Nan. Quand on m’insulte, je cogne.
— Tu veux dîner avec nous, ce soir ?
— Ouais.
— Cool.
— Ouais. Rends-moi ma clope.
Raph n’attend pas sa réponse bien longtemps. Suite à sa tentative de suicide manquée, l’adolescent mineur est interné en hôpital psychiatrique avec l’accord d’une tante éloignée. Six mois plus tard, fraichement majeur, il signe le formulaire de sortie, vide son compte en banque et disparait.
Merde ! Merde et merde ! Raph frappe l’accoudoir en cuir, encore et encore puis serre les dents, se forçant à parcourir les derniers feuillets. La police a poursuivi ses recherches, mais enquêter quinze ans après sur un adolescent disparu fut vain. Aucune preuve que le sujet soit impliqué ni même en vie. Rien.
Raph balance le dossier sur le parquet. Oui, Isaac Ackerley peut être mort depuis vingt ans. Ou vivre paisiblement dans un quelconque patelin d’Angleterre après avoir refait sa vie. Mais en 1988, pour un adolescent sans scrupules, un minimum débrouillard et bénéficiaire d’un petit héritage, acheter de nouveaux papiers d’identité de devait pas être si compliqué.
Parce que, sans vouloir être obsessionnel, l’existence de ce demi-frère peut coller avec ses plus folles hypothèses. Imagine, mon vieux Raph, décide-t-il en se calant au fond de son fauteuil. Imagine que Ian est coupable, et qu’Isaac le sait.
Isaac quitte la clinique. Il y a développé ses dons, s’est définitivement extrait du joug parental, a survécu à sa culpabilité et en sort à la fois plus équilibré et définitivement perdu. Il a franchi la barrière, il a tué, il le vit bien. Il a passé des mois avec des esprits fragiles dont la souffrance lui sautait au visage et a appris à gérer ça. A l’utiliser, même.
Ses parents punis pour leurs fautes, il se focalise sur la mère irresponsable, la sœur usurpatrice. Mais dans ce cas, pourquoi attendre quinze ans dans l’ombre ? A moins qu’il n’ait tué, maquillant les meurtres en suicide, assouvissant discrètement ses pulsions. Ouais. Mais pourquoi ne pas s’attaquer à Cassie ? Raph remue sur son fauteuil, agacé, et repart de zéro.
Scénario numéro deux. Isaac sort de la clinique réellement soigné. Peut-être y a-t-il effectivement appris à entrer dans un esprit, mais peut-être l’utilise-t-il à bon escient ? Peut-être aide-t-il les autres à remonter la pente, et libéré de la bigoterie familiale, réconcilié avec lui-même, enferme dans un coin de sa mémoire la vérité sur la mort de ses parents.
Il la nie, la repousse, l’oublie presque. Il est fasciné par cette autre famille. Peut-être s’installe-t-il près de chez eux, peut-être regarde-t-il Cassie grandir. Il les suit, il ne se passe rien, il s’en contente. Il les connait de loin. Il les observe, découvre leurs habitudes, vit avec eux par procuration.
Et puis Cassie devient femme. Une belle femme. Il est envahi par de drôles d’idées, des idées qu’il maîtrise difficilement. Il essaye, pourtant, il a un job, il faut bien qu’il vive, et il doit faire bonne figure. A-t-il une compagne ? Une famille ? Il a dû s’installer, en quinze ans. Il a même pu avoir des échanges avec les Willis. S’il habite dans le quartier depuis des années, il a pu apprendre à les connaître. Quelle qu’elle soit, il a dû se créer une vie dans laquelle sa vraie mère a une place, réelle ou fantasmée.
Arrive le jour où Cassie quitte le domicile familial pour s’installer dans le centre de Londres, le jour où elle rencontre Ian. Déménage-t-il pour la suivre, elle ? Ou choisit-il les parents ? En tous cas, statu quo. La vie continue. Jusqu’au soir où le break des Willis percute un poteau.
Qu’a-t-il pu penser ? Les a-t-il suivis ? A-t-il vu Ian verser quelque chose dans le verre du père de Cassie ? A-t-il imaginé qu’elle était elle-même complice ? Raph le voit plutôt apprendre la nouvelle le lendemain. Peut-être lors du passage matinal devant la maison des Willis, rituel répété jour après jour depuis quinze ans. La police est là, peut-être même Cassie, en larmes, il comprend que quelque chose ne va pas, traîne, apprend la nouvelle par un voisin.
Son monde s’écroule. Il se sent abandonné, lésé. Encore. Un mois plus tard, Cassie et Ian se marient. Il se sent encore plus seul. Il déménage, les observe. Quelque chose éveille ses doutes, il se débrouille pour consulter le rapport, cherche, fouille jusqu’à en arriver aux même déductions que Raph. Sauf que pour lui, Cassie est coupable. Elle l’a trahi, lui a volé les dernières miettes de ce qu’il avait construit, il n’a plus rien. Elle doit payer.
Raph croise les doigts sur sa nuque. Le choc a pu faire office de déclencheur. Tout ce qu’Isaac a endigué quelques années plus tôt déferle brusquement et cette fois, le fait définitivement basculer. Lui rappelle que quiconque le trahit le paye de sa vie, comme ses parents adoptifs.
Alors Cassie paye. Il assouvit ses pulsions sur d’autres femmes afin de faire durer le plaisir, projetant ses fantasmes sur elles, les détaillant par le menu à l’objet de sa vengeance, jusqu’à l’apothéose, jusqu’à tuer Ian devant elle. Celui par qui tout est arrivé devant celle à cause de qui tout est arrivé.
Il compte sans doute s’occuper d’elle par la suite, suppose Raph, la laisser mariner le temps d’éprouver dans sa chair la mort de son mari, comme lui la mort des Willis. Œil pour œil, dent pour dent. Mais la dernière phase échoue.
D’abord parce que Cassie refuse de se donner la mort, ensuite parce qu’il est allé si loin dans ce qu’il lui inflige qu’il a brisé non pas son corps, mais son âme. Et par là-même, le lien qui les unissait. Il n’a pas l’habitude de la suivre physiquement, il n’en a pas besoin. Entrer dans son esprit lui apprend tout. Mais là, plus rien. Il suffit d’un soir où elle ne rentre pas chez elle pour la perdre.
— Allô ?
— Sarah ? Tout va bien ?
— Oui, je suis enfermée dans le bureau qui est enfermé dans l’appartement enfermé dans l’immeuble. Je ne vais aux toilettes qu’en cas de force majeure et je garde un cure-dent à portée de main pour me défendre contre toute attaque-surprise. J’ai brûlé mon portable et assommé l’ordinateur.
— C’est bon, sourit Cassie. Bourrique, va.
— Grognasse, contre Sarah.
Cassie s’installe plus confortablement sur sa chaise de cuisine et savoure une gorgée de thé, les pieds sur un tabouret et les coudes sur la table. Sarah est le meilleur antidépresseur qu’elle connaisse.
— Ça avance comme tu veux ?
— Ouais. On va pouvoir enchaîner rapidement. Et puis ça nous changera, de faire un appartement, j’aime bien les petits espaces. Le propriétaire a l’air normal, pas de brushing ni de talons aiguilles. Et psychologiquement stable, ajoute-t-elle après une hésitation. En plus d’avoir des testicules.
— Sûr ?
— Mon père a vérifié. Le profil psychologique, pas les testicules. Et puis tu l’as vu, tu ne te souviens pas ? La cinquantaine fringante, chef d’entreprise, célibataire…
— Oh, mince ! Lui ? Arrogant et espérant convaincre l’une de nous de coucher avec lui, voire les deux ?
— Exactement.
— Génial, soupire-t-elle. Je te préviens, s’il faut passer à la casserole, c’est ton tour. Je me suis dévouée pour Raph.
— Ben voyons, s’esclaffe Sarah. Je préfère encore me taper Cruella ! Tu en es où, côté déco ?
— Quasiment terminé. J’attends encore des babioles et Sylvain fait les vérifications de fond, on fera le point ce soir.
— Ramène-moi des photos, je m’occupe de l’apéro.
Cassie sourit, immobile. L’esprit au repos, pas un doigt sur le front ni sur sa toute nouvelle absence d’alliance, et ça fait du bien, de temps en temps.
— Au fait, reprend-elle, tant que j’y pense, c’est toi qui as fermé la porte de la cave à clé ?
— Je ne sais pas où sont les clés, objecte Sarah. Je ne savais même pas qu’il y en avait, d’ailleurs ! Mais pas la peine de chercher midi à quatorze heures, Cruella se fait la malle, elle ferme la cave. La plupart des objets de valeur s’y trouvent.
— Elle ne l’a pas fait le week-end dernier, marmonne Cassie. Pourquoi cette fois ? Et comment je suis censée remeubler ?
— Ma poule, arrête donc d’inventer un cerveau à cette fille. Malheureuse, je veux bien, mais une peau de vache toute de même.
Cassie ne relève pas. Elle se dit de plus en plus souvent qu’elle aimerait pacifier ses rapports avec Emilie, et pourquoi pas apaiser Raph, au passage. Elle envisage même, parfois, de lire la couleur d’Emilie. Juste pour aider.
Raph a la nausée. Il a lu, sans sauter une ligne, la transcription des échanges entre Cassie et son bourreau, pot-pourri très pourri de sentiments tordus, de l’affection au mépris, de l’amour à la haine. Ambivalence qui prend tout son sens, entre lien familial mal assumé et éducation religieuse mal digérée. Cassie est sa raison de vivre et son pire cauchemar. Forcément, quand on veut se taper sa sœur au nez et à la barbe d’un dieu pas très coulant, ça colle des insomnies.
De ces mots crus, violents, parfois suppliants, toujours écœurants, il a tiré trois points, notés en gros et soulignés trois fois en plein milieu d’une page de son bloc-notes. Strictement inutile. Mais à force de contempler des capitales, son cerveau est persuadé d’avoir avancé.
Tout d’abord, deux preuves indirectes : « J’ai connu une Elisabeth. Elle est morte aussi. », lors du meurtre d’Elisabeth Weeler. Et quelques jours plus tôt, « Toi et moi on est pareils, deux moitiés d’un même œuf ». La mère adoptive d’Isaac s’appelait Elisabeth. La même mère biologique, le même œuf. Malheureusement, si ça lui suffit, à lui qui n’a pas besoin d’être convaincu, ça ne suffira pas à Cassie.
Ensuite, le changement d’attitude : il était patient, méthodique, pondéré. Il est désormais fébrile, hâtif, colérique. Sur ce second point, Raph veut bien admettre que les huit ans d’attente, ajoutés à l’attitude désormais offensive de Cassie, puissent suffire à le pousser à bout.
En revanche, il ne s’explique pas le changement de ton. Troisième point. Dans les monologues de l’époque, les allusions sexuelles sont voilées, orientées vers un plaisir solitaire. Pas vers Cassie. Pas une fois il ne parle de la violer, pas même de la toucher.
Raph relit ses notes pour la vingtième fois, le ventre noué. Comment expliquer ce virage ? La durée de l’absence ? La jalousie ? Non. Il y avait Ian, à l’époque, et il ne parlait pas de la toucher pour autant. Il ne parlait pas de Ian du tout, ne l’a même jamais menacé. Il s’est contenté de le tuer. Bel avenir que tu te prépares, mon vieux Raph.
— J’ai invité Sylvain à dîner, annonce Cassie.
— Ok. Je vais bourrer le frigo de bière. Mais comment Sylvain peut-il ne pas avoir de plans un vendredi soir ?
Cassie réfléchit un instant, perplexe.
— Bonne question, conclut-elle. J’ai même oublié de lui demander s’il pervertissait toujours la comptable. Tu crois qu’elle nous fera une ristourne ?
— Aucune chance, ricane Sarah. C’est terminé. Mais il en a peut-être une autre sous le coude ? Il n’a pas encore exploré le rayon commercial, et il me semble que la nana des isolants thermiques l’a dragué derrière ses échantillons.
— J’aimerais autant qu’il commence à chercher ses proies en-dehors du cercle professionnel, marmonne Cassie. Il a ménagé la comptable, au moins ?
— C’est elle qui l’a largué.
— Quoi ? Zut. Tu crois que je vais devoir la virer pour restaurer l’honneur de notre homme ?
— Nan, s’esclaffe Sarah, il s’en fout. Il trouvait qu’elle criait trop fort au lit, et tu sais bien que son idéal féminin fabrique des luminaires. Au fait, ça va avec Raph ?
— C’est quoi, le rapport avec Sylvain ? Ou avec la comptable qui crie trop fort ou les luminaires ?
— Aucun, et je ne me donnerai même pas la peine de trouver un prétexte. Le chantier est presque fini.
— Et ?
— Et vous ne vous croiserez plus toute la journée. Vous voir découlera d’un choix, pas d’une coïncidence, or ce genre de trucs doit venir des deux côtés pour que ça marche.
Cassie tire sur ses boucles, le regard rivé à la porte de la cuisine.
— Je déteste ta façon de me mettre le nez dedans, bougonne-t-elle de mauvaise grâce. Mais je suis lâche, pas idiote. Je sais tout ça.
Même que ça lui colle des palpitations. Jusqu’à présent, le contexte lui permettait d’oublier la place qu’elle accorde à Raph, place encore très mal définie, et c’était bien.
— Ça te fait peur ? Insiste impitoyablement Sarah.
— Et ta mère, elle a deux filles ?
— Bon. Tant mieux. Si tu as peur mais que tu ne fuis pas, c’est que c’est du solide. Tu l’aimes ?
Cassie avale de travers. Elle se redresse vivement, crache et tousse, les yeux pleins de larmes, jusqu’à retrouver l’usage de sa trachée. C’est bien, une trachée.
— Je rêve, soupire Sarah. Tu pourrais me décrire ta dernière pipe en détails et sans rougir, mais quand je te demande si tu l’aimes, tu te transformes en vierge effarouchée. Bon. Oublie. Pizzas, ce soir ?
— Non, on en a mangé à midi. Japonais. Zut. Sylvain m’appelle, je te laisse. A plus tard.
Son ordinateur juché sur les genoux, Raph envoie un mail à Philippe pour lui détailler ses hypothèses, ajoutant, en gras et surligné, que Cassie n’est au courant de rien. Mais que si Philippe accouchait par hasard d’une idée de génie pour lui expliquer que son demi-frère veut la tuer et que son mari est sans doute responsable de la mort de ses parents sans qu’elle n’en blâme le messager, il serait preneur.
Il clique tout juste sur la touche « envoyer » que des coups légers résonnent contre la cloison, tandis que son portable vibre à l’autre bout de la pièce. Il contemple successivement son ordinateur, la porte et son téléphone, puis referme le premier et se dirige vers le troisième.
— Entre ! Crie-t-il à la seconde.
Une bottine cloutée se glisse à l’intérieur juste avant Cassie, mains dans les poches et embarras visible. Elle vient lui dire au revoir, suppose Raph avec un sourire, ramassant son portable, et ne sait pas comment s’y prendre.
— Je viens te dire au revoir, annonce-t-elle. Tu… quoi ?
Raph s’oblige à défroncer les sourcils et relève le nez.
— Emilie ne rentre que demain, soupire-t-il, frustré. Bon sang, elle pourrait m’appeler, plutôt que de m’envoyer un texto ! Ceci dit… tu m’accueilles ? J’ai peur du noir.
Il adore la faire rire. Il gagne en virilité à chaque gloussement qu’il lui tire. Mieux, elle semble vouloir dire oui sans trop broncher. Il enlace donc avec joie le T-shirt aux papillons, caressant au passage l’agneau à son oreille droite.
— Je ne vais même pas faire semblant de ne pas vouloir, grimace-t-elle. Apprécie l’intention. Mais je te préviens, ce n’est pas encore ce soir qu’on réalisera ton fantasme avec la machine à laver. Sylvain dine avec nous, si j’ai bien compris il ramène Mag, et Sarah et Julie seront là puisqu’elles devaient me servir de baby-sitters.
Raph lit sur son visage à quel point elle déteste ça, à quel point elle se sent redevable, à quel point elle est impuissante. Avec une pointe de culpabilité pour ce qu’il ne dit pas, il lui prend la main gauche et effleure son annulaire vierge.
— Ça ne durera pas éternellement, murmure-t-il. On aura bien la machine à laver pour nous à un moment ou un autre.
Cassie éclate à nouveau de rire, le front contre son torse.
— Ça fait des semaines que je me demande comment tu peux me faire rire en toutes circonstances, avoue-t-elle. Je n’ai toujours pas trouvé. Bon, ajoute-t-elle en relevant la tête, je te laisse te préparer, je dois encore… Tiens. C’est la carte que je t’ai donnée ? C’est quoi, le code couleur ?
Raph la laisse se dégager et s’approche avec elle du panneau de liège, les yeux rivés sur sa jolie carte inutile.
— Noir pour ton appartement, rouge pour les lieux des meurtres. Ça ne m’a pas éclairé beaucoup.
— Tout près de chez moi, constate-t-elle, suivant l’ovale du doigt. Il… oh. Le salaud, souffle-t-elle subitement.
— Quoi ?
— Cassie ! Hurle Sylvain d’en bas. Tu t’amènes ? Je dois filer chez Mag et tu ne m’as pas donné les couleurs !
— J’arrive !
— Quoi, « le salaud » ? Insiste Raph.
— Cassie ! Répète Sylvain.
— Oui, j’arrive !
Elle se dirige vers la cloison coulissante, repoussant ses cheveux avec un soupir.
— Ne t’inquiètes pas, je ne vais pas vomir, grimace-t-elle, une main sur la poignée. Ça n’a rien de surprenant, après tout. Les points les plus au nord sont près de notre appartement, à Ian et moi. Ceux du sud sont à côté de son bureau à l’université, ce qui veut dire qu’il nous suivait tous les deux et repérait ses victimes sur le trajet.
Elle disparait dans le couloir. Le bureau de Ian, bon dieu. Raph reste immobile devant la carte, envahi d’un terrible pressentiment. Puis se précipite sur son ordinateur à la recherche de la photo reçue par Cassie.
Liam Willis, fils d’ouvrier, et Jodie Deschamps, cadette d’une famille bourgeoise française installée à Londres, se croisent à dix-neuf ans sur les bancs de l’université. Coup de foudre, opposition parentale, rébellion, la totale. Ils quittent famille et études pour s’installer ensemble. Jodie trouve un job de vendeuse dans un magasin de chaussures, Liam de commercial dans une société de transport, et vogue la galère.
Ils gravitent dans une bande de joyeux drilles, tâtant toutes les herbes et pilules qui circulent, prônant la paix dans le monde et l’amour libre. Un an plus tard, ils emménagent dans une communauté et quittent leurs emplois respectifs pour subsister de boulots divers et variés, mais toujours à court terme et sans aucune stabilité. Ils ne manquent pas un festival, manifestant pour tout, vendant de tout sur les marchés et cultivant leur herbe magique.
La vie de bohème jusqu’en avril 1970, où tout s’interrompt subitement. Coupure totale. Ils emménagent dans un appartement en banlieue et reprennent une vie stable. Jodie des études de psychologue, Liam un emploi dans une société de transport dont il gravit les échelons.
En novembre, Jodie met au monde un enfant immédiatement confié à l’adoption, non reconnu par Liam. Seul le nom de Jodie figure dans le dossier. Un an plus tard, ils se marient. Cassie n’arrive qu’en 1979.
Cassie hésite avec une pile de draps devant la porte de la chambre d’Emilie. La livraison a pris du retard, les draps n’arrivent que maintenant, alors qu’Emilie a repris possession de sa chambre depuis déjà plusieurs semaines. Et compte tenu de leurs rapports, Cassie se demande si entrer dans la pièce en son absence ne constituerait pas, pour la sœur de Raph, l’affront ultime.
Pour un peu qu’elle ait laissé traîner de la lingerie ou son journal intime, sa décoratrice honnie n’est sans doute pas censée tomber dessus. Mais c’est plus fort qu’elle, laisser les draps dans le couloir la hérisse.
— Cassie ! Appelle Jorge de la salle de bains. L’étagère jaune, tu la veux où ?
Elle jette un dernier coup d’œil à la poignée dans sa main, puis recule d’un pas et dépose la pile sur la commode à côté de la porte. Le destin a décidé pour elle, certes, mais on ne pourra pas dire qu’elle ne fait pas d’efforts.
Un premier enfant. Cassie n’en a pas la moindre idée, parie Raph. Il est en train de fouiller dans le passé de ses parents et ce, dans son dos. Bonnes bases pour une relation équilibrée. Mais chaque chose en son temps, d’abord, pourquoi n’ont-ils pas gardé le bébé, pourquoi Liam ne l’a-t-il pas reconnu et pourquoi le rapport s’arrête-t-il là-dessus ?
Si l’enfant est né en novembre, en admettant qu’il soit né à terme, la conception remonte à février 1970, soit à l’époque où Liam et Jodie vivaient en communauté et peu de temps avant leur départ. Alors ? Quel rapport entre une grossesse, un départ et un enfant confié à l’adoption ?
Viol ? Adultère ? Il hausse les sourcils et ricane doucement. Mon vieux, tu t’emballes. Peut-être s’estimaient-ils simplement trop jeunes. La grossesse a pu servir de prise de conscience, et au fond, peu importe. Cassie a quelque part un demi-frère dont elle ignore l’existence.
Le second dossier ! Il plonge la main entre les bandes dessinées, fébrile. Il a séparé les feuillets la veille, en extrayant le rapport d’accident. Voilà pourquoi la biographie des parents de Cassie intégrait celle d’un étranger, suppose-t-il en ouvrant la liasse d’Isaac Ackerley.
Le bébé est adopté par un couple de Birmingham à six mois, enfant unique entre un père dentiste et une mère au foyer. Famille aisée, catholiques pur jus, établis dans la bonne société, engagés dans plusieurs œuvres de charité. Les flics ont fouillé, constate Raph en épluchant les entretiens de ses anciens professeurs, voisins, camarades de classe. Et ils ont trouvé. Il en a des frissons jusqu’au bout des orteils.
— Eh ! Tu glandes ?
Cassie pivote d’un bond pour faire face à Sylvain. Surprise en pleine procrastination. La salle de bain de Raph est terminée, le paysagiste l’attend depuis dix bonnes minutes dans le jardin, elle doit rappeler un fabricant et joue pourtant à Roméo et Juliette sans Roméo, accoudée à la fenêtre devant un ciel blanc de nuages.
— Tout va bien ? Insiste-t-il.
— Ça roule.
A sa grande surprise, Sylvain entre et fait doucement coulisser le panneau japonais derrière lui. Elle ignorait que « doucement » et « Sylvain » pouvaient cohabiter dans une même phrase.
— Non, sérieusement. Pas de bobards. Ça va ?
Elle le dévisage un instant, découvrant sur ses traits burinés une préoccupation si fraternelle qu’elle en est toute remuée. Elle est sens dessus dessous au moindre coup d’œil, ces derniers temps. Elle se laisse tomber sur le banc sous la fenêtre et lève les yeux vers le plafond bleu.
— Oui, répond-elle. Ça va. Juste, parfois, un peu… submergée.
— Cool. T’es humaine. Bonne nouvelle. Et pourtant, lance-t-il en la détaillant, t’as l’air de gérer.
Elle sourit, se faisant violence pour être honnête.
— Bizarrement, oui. Je suis crevée, j’ai les nerfs qui jouent au yoyo, mais je ne me sens pas… paralysée. Pas trop.
— C’était ça, chez les Rosbifs ?
— Eh. Je te rappelle que j’en suis une, de Rosbif.
— Nan. T’es des nôtres.
Elle ne trouve rien à y redire. Les réponses toutes simples de Sylvain lui vont toujours droit au cœur, avec une nette tendance à la déstabiliser.
— Dis-donc, reprend-il, se laissant tomber à ses côtés. Tu as pris le temps de nous expliquer tes histoires de télépathie, le doute sur la mort de tes parents, tout ça, et c’était bien. C’est sympa de nous tenir au courant, parce qu’on se fait un sacré mouron. Mais tu as oublié de nous commenter un truc.
— Quoi ?
— Ton alliance.
Raph dévore les lignes à toute allure, le cerveau en ébullition. Ecoles privées, catéchisme et cours du soir ou pas, Isaac est renvoyé de quatre établissements différents entre dix et quatorze ans. A Oxford où déménage la famille, il teste encore deux collèges. Adolescent renfermé, solitaire, bagarreur, difficultés à se lier avec les autres. Aveuglement religieux, idées fixes de pureté et d’absolu dont il ne doit pas trouver beaucoup d’illustrations dans la vie de tous les jours.
Arrêté plusieurs fois, encore mineur, pour ivresse sur la voie publique, consommation de stupéfiants, bagarres à répétition. Pas très catholique, tout ça. Sans doute payé cher en tourments et culpabilité, sans doute lourd à porter pour un jeune homme en construction.
Raph en a connu un dans le genre, élevé dans un catholicisme extrême, à la limite de l’intégrisme, bourré d’idéaux incompatibles avec l’adolescence. Premier baiser, première cuite, préservatif ou dépucelage, chaque expérience difficilement évitable dans une société occidentale moderne se transformait en duel entre bien et mal. Raph secoue la tête et se replonge dans sa lecture.
Un rapport additionnel rend compte d’un cambriolage dans une agence d’adoption de Londres. Isaac est alors âgé de dix-sept ans. Des dizaines de dossiers disparaissent, dont celui d’Isaac et forcément, aucun rapprochement n’est envisagé au moment des faits. Pourquoi le ferait-on? Il n’est qu’un parmi d’autres. En revanche, huit ans plus tôt, les flics le font, ce rapprochement.
Parce qu’à peine quelques semaines plus tard, en son absence, un incendie ravage le domicile familial. Ses deux parents y perdent la vie et sans preuve du contraire, le drame est classé comme accidentel. Quelques jours plus tard, Isaac tente de se suicider par ingestion de barbituriques.
Cassie, la reine du self-control, la femme de glace, s’empourpre jusqu’à la racine des cheveux sous le regard affectueux et taquin du grand costaud penché sur elle.
— Je rêve ou tu rougis ? S’exclame Sylvain, perplexe. Cassie Willis rougit. Faut que je raconte ça aux mecs.
— Je ne rougis pas, grogne-t-elle, vexée. J’ai chaud.
Elle retourne se poster à la fenêtre, furieuse contre son propre corps.
— Cassie, respire. Pas de quoi avoir honte.
— Je ne rougis pas. Prétends le contraire devant qui que ce soit et je joue à la pétanque avec tes bijoux de famille.
Sylvain s’esclaffe, sans cesser de rouler une cigarette.
— Et ben… il a vraiment réussi à percer la muraille, Casanova. C’est pour lui que tu l’as enlevée ?
— Quoi ?
— Ton alliance, andouille.
— Possible.
— Bon. En tous cas ma vieille, laisse-moi te dire une chose : il était temps.
— Je ne la portais pas en signe de deuil, mais par…
— Respect pour les accusations injustes, ouais, je sais. Sauf que ça revient au même. Tant que tu portais ce machin, le message était clair. M’approche pas trouduc. Alors franchement, respect à Raph, parce que moi je me serais carapaté vite fait. Trop compliqué.
— Je…
Cassie baisse les yeux sur son annulaire gauche. Elle n’a pas enlevé son alliance, ne serait-ce-que pour se doucher, depuis le jour où Ian la lui a passée au doigt. Ce matin pourtant, debout devant le miroir, Raph braillant à tue-tête une vieille chanson paillarde sous la douche, elle lui a paru… déplacée. D’un autre monde, d’une autre vie, d’une autre femme, insultante pour l’homme coassant sous le pommeau.
Elle ne s’est pas convaincue, n’a pas lutté, pas argumenté. La révélation avait l’évidence d’un lendemain de cuite, de ceux où un coma éthylique neuronal prolongé vous force à simplifier le monde jusqu’à la moelle. On ne lutte pas contre ce genre d’épiphanie.
Il lui a fallu de longues minutes de savonnage pour la faire glisser, avec l’impression d’abandonner une partie de sa cuirasse, et c’est bien le cas. L’impression de se décharger d’une partie de son fardeau, aussi, et c’est également le cas. Elle l’a rangée dans sa boîte à bijoux, avec ses souvenirs précieux, et ça lui a paru juste. Raph beuglait toujours sous la douche.
Raph inspire longuement et frotte ses paumes moites sur le cuir fauve des accoudoirs. Avant. Une agence d’adoption. Avant l’incendie. Une tentative de suicide et des barbituriques, des morts, encore. Une quête d’absolu, des croyances inamovibles, une impossible cohabitation avec le vingtième siècle et ses tentations. La même mère, le même don que Cassie. Et sachant à quel point Cassie elle-même en a souffert en dépit de l’expérience maternelle, Raph n’ose imaginer ce qu’en a pensé la communauté catholique. Seul Dieu est censé posséder pas ce genre de pouvoirs.
Alors quoi ? Isaac a-t-il gardé pour lui sa révélation, l’ajoutant à la liste de ses frustrations ? S’en est-il servi pour se recroqueviller encore un peu plus sur lui-même ? A-t-il découvert la domination qu’il pouvait exercer sur les autres ? Ou en a-t-il parlé à des parents pour qui la vie se résumait au bien et au mal, à Dieu et à Satan ? L’a-t-on cru possédé ? Démoniaque ? L’a-t-on exorcisé ?
Peut-être a-t-il découvert son adoption grâce à ce don. Ou peut-être a-t-il surpris une conversation, trouvé une lettre, peut-être le savait-il déjà. Quelle que soit la façon dont il l’a apprise, quelque chose l’a poussé à chercher la vérité et le nom de ses parents biologiques, jusqu’à entrer par effraction dans une agence d’adoption.
En découvrant le nom de sa mère, Isaac a pu découvrir le nom de sa sœur. Il a pu projeter sur elle ses frustrations, sa jalousie et sa rage, estimer qu’elle avait eu plus de chance, qu’elle avait pris sa place.
Il a pu développer une curiosité obsessionnelle pour cette demi-sœur inconnue, sa personnalité déviante faisant le reste. Entre une mère bigote lui ayant menti sur sa naissance et une autre aux mœurs très libres l’ayant abandonné pour mieux le remplacer, allez trouver un juste milieu.
Alors qu’il ait rejeté en bloc ses convictions religieuses ou les ait embrassées jusqu’à la folie, qu’il se soit pris pour un dieu ou pour le diable, Raph maintient. Isaac Ackerley a ôté la vie de ses parents avant tant d’autres. Bon sang, pourquoi ce type n’est-il pas en tôle ? Ils tenaient le coupable idéal, tout est là ! Lis, Raph. La réponse est là-dedans, et quelle qu’elle soit, elle ne pourra pas te convenir.
Cassie détaille son ami et ouvrier, ses longues jambes étalées devant lui, couronnées de ses baskets jaunes et bleues toujours impeccables. Elle se demande comment.
— Tu l’aimais beaucoup ? Lance-t-il tout à trac.
— Mon alliance ?
— Ton mari.
— Aucune idée, avoue-t-elle, hypnotisée par les baskets.
— Hein ?
Elle se tourne vivement vers la fenêtre. Elle n’a pas voulu dire ça. Mais parfois, les mots se fraient un passage en douce, si on n’y fait pas attention. Ce n’en est pas moins vrai. L’admettre lui ombre la conscience, mais c’est vrai.
— Je ne sais plus, soupire-t-elle. J’avais besoin de lui. Je n’avais que lui. Mais est-ce-que je l’aimais vraiment ? Je crois que je ne savais pas ce que c’était, aimer, que j’étais trop paumée pour ça et que j’aurais épousé le premier à vouloir prendre soin de moi. S’il m’avait demandée en mariage quelques mois plus tard, alors que je me remettais de la mort de mes parents et que les meurtres n’avaient pas commencé, je… je ne sais pas.
Sylvain la contemple un instant, sourcils froncés, avant d’allumer sa cigarette.
— A la fenêtre, grogne-t-elle.
— Quoi ?
— Clope. Fenêtre.
Sans grimace et sans doigt d’honneur, preuve qu’il réfléchit intensément, il se lève pour prendre place à côté d’elle. Et bon sang, qu’il est grand.
— Il le savait ? Souffle-t-il dans un nuage blanc.
— Ian ?
— Ton mari.
— Ian. Non. Je suis sûre que non et je ne veux pas imaginer une seconde le contraire.
— Une gonzesse pas amoureuse, ça se voit.
— Je ne me le formulais pas moi-même. Avant le début des meurtres, je recommençais à sortir, j’avais quelques amis, même un peu d’ambition, et… peut-être que là, il… non.
— Qu’est-ce-qui clochait ?
Elle soupire, les yeux dans les massifs colorés bordant la nouvelle piscine. Parler à Sylvain est facile. Il n’alourdit jamais les mots.
— La mort de mes parents a été un coup de fouet, explique-t-elle doucement. J’ai voulu me reprendre en main, bouger, être utile, faire quelque chose de ma vie. Lui, il voulait que je reste à la maison. Il n’aimait pas mes amis, il n’aimait pas que je sorte ou que j’étudie. Il était allergique à toute idée d’indépendance. J’étais décorative.
— Un connard.
— Non ! Il…
— Pardon.
— Je…
— Non, pardon.
Après une hésitation, Cassie subtilise la roulée des doigts de Sylvain pour en tirer une longue bouffée.
— Non, c’est moi, concède-t-elle finalement. Tu as raison, et tu n’es pas le premier à me le dire. Mais j’ai encore du mal à me l’avouer. J’ai l’impression de le trahir.
— Cassie, la mort ne lave pas de la connerie.
Elle éclate de rire.
— On t’a déjà dit que tu étais sage ?
— Nan. Quand on m’insulte, je cogne.
— Tu veux dîner avec nous, ce soir ?
— Ouais.
— Cool.
— Ouais. Rends-moi ma clope.
Raph n’attend pas sa réponse bien longtemps. Suite à sa tentative de suicide manquée, l’adolescent mineur est interné en hôpital psychiatrique avec l’accord d’une tante éloignée. Six mois plus tard, fraichement majeur, il signe le formulaire de sortie, vide son compte en banque et disparait.
Merde ! Merde et merde ! Raph frappe l’accoudoir en cuir, encore et encore puis serre les dents, se forçant à parcourir les derniers feuillets. La police a poursuivi ses recherches, mais enquêter quinze ans après sur un adolescent disparu fut vain. Aucune preuve que le sujet soit impliqué ni même en vie. Rien.
Raph balance le dossier sur le parquet. Oui, Isaac Ackerley peut être mort depuis vingt ans. Ou vivre paisiblement dans un quelconque patelin d’Angleterre après avoir refait sa vie. Mais en 1988, pour un adolescent sans scrupules, un minimum débrouillard et bénéficiaire d’un petit héritage, acheter de nouveaux papiers d’identité de devait pas être si compliqué.
Parce que, sans vouloir être obsessionnel, l’existence de ce demi-frère peut coller avec ses plus folles hypothèses. Imagine, mon vieux Raph, décide-t-il en se calant au fond de son fauteuil. Imagine que Ian est coupable, et qu’Isaac le sait.
Isaac quitte la clinique. Il y a développé ses dons, s’est définitivement extrait du joug parental, a survécu à sa culpabilité et en sort à la fois plus équilibré et définitivement perdu. Il a franchi la barrière, il a tué, il le vit bien. Il a passé des mois avec des esprits fragiles dont la souffrance lui sautait au visage et a appris à gérer ça. A l’utiliser, même.
Ses parents punis pour leurs fautes, il se focalise sur la mère irresponsable, la sœur usurpatrice. Mais dans ce cas, pourquoi attendre quinze ans dans l’ombre ? A moins qu’il n’ait tué, maquillant les meurtres en suicide, assouvissant discrètement ses pulsions. Ouais. Mais pourquoi ne pas s’attaquer à Cassie ? Raph remue sur son fauteuil, agacé, et repart de zéro.
Scénario numéro deux. Isaac sort de la clinique réellement soigné. Peut-être y a-t-il effectivement appris à entrer dans un esprit, mais peut-être l’utilise-t-il à bon escient ? Peut-être aide-t-il les autres à remonter la pente, et libéré de la bigoterie familiale, réconcilié avec lui-même, enferme dans un coin de sa mémoire la vérité sur la mort de ses parents.
Il la nie, la repousse, l’oublie presque. Il est fasciné par cette autre famille. Peut-être s’installe-t-il près de chez eux, peut-être regarde-t-il Cassie grandir. Il les suit, il ne se passe rien, il s’en contente. Il les connait de loin. Il les observe, découvre leurs habitudes, vit avec eux par procuration.
Et puis Cassie devient femme. Une belle femme. Il est envahi par de drôles d’idées, des idées qu’il maîtrise difficilement. Il essaye, pourtant, il a un job, il faut bien qu’il vive, et il doit faire bonne figure. A-t-il une compagne ? Une famille ? Il a dû s’installer, en quinze ans. Il a même pu avoir des échanges avec les Willis. S’il habite dans le quartier depuis des années, il a pu apprendre à les connaître. Quelle qu’elle soit, il a dû se créer une vie dans laquelle sa vraie mère a une place, réelle ou fantasmée.
Arrive le jour où Cassie quitte le domicile familial pour s’installer dans le centre de Londres, le jour où elle rencontre Ian. Déménage-t-il pour la suivre, elle ? Ou choisit-il les parents ? En tous cas, statu quo. La vie continue. Jusqu’au soir où le break des Willis percute un poteau.
Qu’a-t-il pu penser ? Les a-t-il suivis ? A-t-il vu Ian verser quelque chose dans le verre du père de Cassie ? A-t-il imaginé qu’elle était elle-même complice ? Raph le voit plutôt apprendre la nouvelle le lendemain. Peut-être lors du passage matinal devant la maison des Willis, rituel répété jour après jour depuis quinze ans. La police est là, peut-être même Cassie, en larmes, il comprend que quelque chose ne va pas, traîne, apprend la nouvelle par un voisin.
Son monde s’écroule. Il se sent abandonné, lésé. Encore. Un mois plus tard, Cassie et Ian se marient. Il se sent encore plus seul. Il déménage, les observe. Quelque chose éveille ses doutes, il se débrouille pour consulter le rapport, cherche, fouille jusqu’à en arriver aux même déductions que Raph. Sauf que pour lui, Cassie est coupable. Elle l’a trahi, lui a volé les dernières miettes de ce qu’il avait construit, il n’a plus rien. Elle doit payer.
Raph croise les doigts sur sa nuque. Le choc a pu faire office de déclencheur. Tout ce qu’Isaac a endigué quelques années plus tôt déferle brusquement et cette fois, le fait définitivement basculer. Lui rappelle que quiconque le trahit le paye de sa vie, comme ses parents adoptifs.
Alors Cassie paye. Il assouvit ses pulsions sur d’autres femmes afin de faire durer le plaisir, projetant ses fantasmes sur elles, les détaillant par le menu à l’objet de sa vengeance, jusqu’à l’apothéose, jusqu’à tuer Ian devant elle. Celui par qui tout est arrivé devant celle à cause de qui tout est arrivé.
Il compte sans doute s’occuper d’elle par la suite, suppose Raph, la laisser mariner le temps d’éprouver dans sa chair la mort de son mari, comme lui la mort des Willis. Œil pour œil, dent pour dent. Mais la dernière phase échoue.
D’abord parce que Cassie refuse de se donner la mort, ensuite parce qu’il est allé si loin dans ce qu’il lui inflige qu’il a brisé non pas son corps, mais son âme. Et par là-même, le lien qui les unissait. Il n’a pas l’habitude de la suivre physiquement, il n’en a pas besoin. Entrer dans son esprit lui apprend tout. Mais là, plus rien. Il suffit d’un soir où elle ne rentre pas chez elle pour la perdre.
— Allô ?
— Sarah ? Tout va bien ?
— Oui, je suis enfermée dans le bureau qui est enfermé dans l’appartement enfermé dans l’immeuble. Je ne vais aux toilettes qu’en cas de force majeure et je garde un cure-dent à portée de main pour me défendre contre toute attaque-surprise. J’ai brûlé mon portable et assommé l’ordinateur.
— C’est bon, sourit Cassie. Bourrique, va.
— Grognasse, contre Sarah.
Cassie s’installe plus confortablement sur sa chaise de cuisine et savoure une gorgée de thé, les pieds sur un tabouret et les coudes sur la table. Sarah est le meilleur antidépresseur qu’elle connaisse.
— Ça avance comme tu veux ?
— Ouais. On va pouvoir enchaîner rapidement. Et puis ça nous changera, de faire un appartement, j’aime bien les petits espaces. Le propriétaire a l’air normal, pas de brushing ni de talons aiguilles. Et psychologiquement stable, ajoute-t-elle après une hésitation. En plus d’avoir des testicules.
— Sûr ?
— Mon père a vérifié. Le profil psychologique, pas les testicules. Et puis tu l’as vu, tu ne te souviens pas ? La cinquantaine fringante, chef d’entreprise, célibataire…
— Oh, mince ! Lui ? Arrogant et espérant convaincre l’une de nous de coucher avec lui, voire les deux ?
— Exactement.
— Génial, soupire-t-elle. Je te préviens, s’il faut passer à la casserole, c’est ton tour. Je me suis dévouée pour Raph.
— Ben voyons, s’esclaffe Sarah. Je préfère encore me taper Cruella ! Tu en es où, côté déco ?
— Quasiment terminé. J’attends encore des babioles et Sylvain fait les vérifications de fond, on fera le point ce soir.
— Ramène-moi des photos, je m’occupe de l’apéro.
Cassie sourit, immobile. L’esprit au repos, pas un doigt sur le front ni sur sa toute nouvelle absence d’alliance, et ça fait du bien, de temps en temps.
— Au fait, reprend-elle, tant que j’y pense, c’est toi qui as fermé la porte de la cave à clé ?
— Je ne sais pas où sont les clés, objecte Sarah. Je ne savais même pas qu’il y en avait, d’ailleurs ! Mais pas la peine de chercher midi à quatorze heures, Cruella se fait la malle, elle ferme la cave. La plupart des objets de valeur s’y trouvent.
— Elle ne l’a pas fait le week-end dernier, marmonne Cassie. Pourquoi cette fois ? Et comment je suis censée remeubler ?
— Ma poule, arrête donc d’inventer un cerveau à cette fille. Malheureuse, je veux bien, mais une peau de vache toute de même.
Cassie ne relève pas. Elle se dit de plus en plus souvent qu’elle aimerait pacifier ses rapports avec Emilie, et pourquoi pas apaiser Raph, au passage. Elle envisage même, parfois, de lire la couleur d’Emilie. Juste pour aider.
Raph a la nausée. Il a lu, sans sauter une ligne, la transcription des échanges entre Cassie et son bourreau, pot-pourri très pourri de sentiments tordus, de l’affection au mépris, de l’amour à la haine. Ambivalence qui prend tout son sens, entre lien familial mal assumé et éducation religieuse mal digérée. Cassie est sa raison de vivre et son pire cauchemar. Forcément, quand on veut se taper sa sœur au nez et à la barbe d’un dieu pas très coulant, ça colle des insomnies.
De ces mots crus, violents, parfois suppliants, toujours écœurants, il a tiré trois points, notés en gros et soulignés trois fois en plein milieu d’une page de son bloc-notes. Strictement inutile. Mais à force de contempler des capitales, son cerveau est persuadé d’avoir avancé.
Tout d’abord, deux preuves indirectes : « J’ai connu une Elisabeth. Elle est morte aussi. », lors du meurtre d’Elisabeth Weeler. Et quelques jours plus tôt, « Toi et moi on est pareils, deux moitiés d’un même œuf ». La mère adoptive d’Isaac s’appelait Elisabeth. La même mère biologique, le même œuf. Malheureusement, si ça lui suffit, à lui qui n’a pas besoin d’être convaincu, ça ne suffira pas à Cassie.
Ensuite, le changement d’attitude : il était patient, méthodique, pondéré. Il est désormais fébrile, hâtif, colérique. Sur ce second point, Raph veut bien admettre que les huit ans d’attente, ajoutés à l’attitude désormais offensive de Cassie, puissent suffire à le pousser à bout.
En revanche, il ne s’explique pas le changement de ton. Troisième point. Dans les monologues de l’époque, les allusions sexuelles sont voilées, orientées vers un plaisir solitaire. Pas vers Cassie. Pas une fois il ne parle de la violer, pas même de la toucher.
Raph relit ses notes pour la vingtième fois, le ventre noué. Comment expliquer ce virage ? La durée de l’absence ? La jalousie ? Non. Il y avait Ian, à l’époque, et il ne parlait pas de la toucher pour autant. Il ne parlait pas de Ian du tout, ne l’a même jamais menacé. Il s’est contenté de le tuer. Bel avenir que tu te prépares, mon vieux Raph.
— J’ai invité Sylvain à dîner, annonce Cassie.
— Ok. Je vais bourrer le frigo de bière. Mais comment Sylvain peut-il ne pas avoir de plans un vendredi soir ?
Cassie réfléchit un instant, perplexe.
— Bonne question, conclut-elle. J’ai même oublié de lui demander s’il pervertissait toujours la comptable. Tu crois qu’elle nous fera une ristourne ?
— Aucune chance, ricane Sarah. C’est terminé. Mais il en a peut-être une autre sous le coude ? Il n’a pas encore exploré le rayon commercial, et il me semble que la nana des isolants thermiques l’a dragué derrière ses échantillons.
— J’aimerais autant qu’il commence à chercher ses proies en-dehors du cercle professionnel, marmonne Cassie. Il a ménagé la comptable, au moins ?
— C’est elle qui l’a largué.
— Quoi ? Zut. Tu crois que je vais devoir la virer pour restaurer l’honneur de notre homme ?
— Nan, s’esclaffe Sarah, il s’en fout. Il trouvait qu’elle criait trop fort au lit, et tu sais bien que son idéal féminin fabrique des luminaires. Au fait, ça va avec Raph ?
— C’est quoi, le rapport avec Sylvain ? Ou avec la comptable qui crie trop fort ou les luminaires ?
— Aucun, et je ne me donnerai même pas la peine de trouver un prétexte. Le chantier est presque fini.
— Et ?
— Et vous ne vous croiserez plus toute la journée. Vous voir découlera d’un choix, pas d’une coïncidence, or ce genre de trucs doit venir des deux côtés pour que ça marche.
Cassie tire sur ses boucles, le regard rivé à la porte de la cuisine.
— Je déteste ta façon de me mettre le nez dedans, bougonne-t-elle de mauvaise grâce. Mais je suis lâche, pas idiote. Je sais tout ça.
Même que ça lui colle des palpitations. Jusqu’à présent, le contexte lui permettait d’oublier la place qu’elle accorde à Raph, place encore très mal définie, et c’était bien.
— Ça te fait peur ? Insiste impitoyablement Sarah.
— Et ta mère, elle a deux filles ?
— Bon. Tant mieux. Si tu as peur mais que tu ne fuis pas, c’est que c’est du solide. Tu l’aimes ?
Cassie avale de travers. Elle se redresse vivement, crache et tousse, les yeux pleins de larmes, jusqu’à retrouver l’usage de sa trachée. C’est bien, une trachée.
— Je rêve, soupire Sarah. Tu pourrais me décrire ta dernière pipe en détails et sans rougir, mais quand je te demande si tu l’aimes, tu te transformes en vierge effarouchée. Bon. Oublie. Pizzas, ce soir ?
— Non, on en a mangé à midi. Japonais. Zut. Sylvain m’appelle, je te laisse. A plus tard.
Son ordinateur juché sur les genoux, Raph envoie un mail à Philippe pour lui détailler ses hypothèses, ajoutant, en gras et surligné, que Cassie n’est au courant de rien. Mais que si Philippe accouchait par hasard d’une idée de génie pour lui expliquer que son demi-frère veut la tuer et que son mari est sans doute responsable de la mort de ses parents sans qu’elle n’en blâme le messager, il serait preneur.
Il clique tout juste sur la touche « envoyer » que des coups légers résonnent contre la cloison, tandis que son portable vibre à l’autre bout de la pièce. Il contemple successivement son ordinateur, la porte et son téléphone, puis referme le premier et se dirige vers le troisième.
— Entre ! Crie-t-il à la seconde.
Une bottine cloutée se glisse à l’intérieur juste avant Cassie, mains dans les poches et embarras visible. Elle vient lui dire au revoir, suppose Raph avec un sourire, ramassant son portable, et ne sait pas comment s’y prendre.
— Je viens te dire au revoir, annonce-t-elle. Tu… quoi ?
Raph s’oblige à défroncer les sourcils et relève le nez.
— Emilie ne rentre que demain, soupire-t-il, frustré. Bon sang, elle pourrait m’appeler, plutôt que de m’envoyer un texto ! Ceci dit… tu m’accueilles ? J’ai peur du noir.
Il adore la faire rire. Il gagne en virilité à chaque gloussement qu’il lui tire. Mieux, elle semble vouloir dire oui sans trop broncher. Il enlace donc avec joie le T-shirt aux papillons, caressant au passage l’agneau à son oreille droite.
— Je ne vais même pas faire semblant de ne pas vouloir, grimace-t-elle. Apprécie l’intention. Mais je te préviens, ce n’est pas encore ce soir qu’on réalisera ton fantasme avec la machine à laver. Sylvain dine avec nous, si j’ai bien compris il ramène Mag, et Sarah et Julie seront là puisqu’elles devaient me servir de baby-sitters.
Raph lit sur son visage à quel point elle déteste ça, à quel point elle se sent redevable, à quel point elle est impuissante. Avec une pointe de culpabilité pour ce qu’il ne dit pas, il lui prend la main gauche et effleure son annulaire vierge.
— Ça ne durera pas éternellement, murmure-t-il. On aura bien la machine à laver pour nous à un moment ou un autre.
Cassie éclate à nouveau de rire, le front contre son torse.
— Ça fait des semaines que je me demande comment tu peux me faire rire en toutes circonstances, avoue-t-elle. Je n’ai toujours pas trouvé. Bon, ajoute-t-elle en relevant la tête, je te laisse te préparer, je dois encore… Tiens. C’est la carte que je t’ai donnée ? C’est quoi, le code couleur ?
Raph la laisse se dégager et s’approche avec elle du panneau de liège, les yeux rivés sur sa jolie carte inutile.
— Noir pour ton appartement, rouge pour les lieux des meurtres. Ça ne m’a pas éclairé beaucoup.
— Tout près de chez moi, constate-t-elle, suivant l’ovale du doigt. Il… oh. Le salaud, souffle-t-elle subitement.
— Quoi ?
— Cassie ! Hurle Sylvain d’en bas. Tu t’amènes ? Je dois filer chez Mag et tu ne m’as pas donné les couleurs !
— J’arrive !
— Quoi, « le salaud » ? Insiste Raph.
— Cassie ! Répète Sylvain.
— Oui, j’arrive !
Elle se dirige vers la cloison coulissante, repoussant ses cheveux avec un soupir.
— Ne t’inquiètes pas, je ne vais pas vomir, grimace-t-elle, une main sur la poignée. Ça n’a rien de surprenant, après tout. Les points les plus au nord sont près de notre appartement, à Ian et moi. Ceux du sud sont à côté de son bureau à l’université, ce qui veut dire qu’il nous suivait tous les deux et repérait ses victimes sur le trajet.
Elle disparait dans le couloir. Le bureau de Ian, bon dieu. Raph reste immobile devant la carte, envahi d’un terrible pressentiment. Puis se précipite sur son ordinateur à la recherche de la photo reçue par Cassie.