46
Honnêtement, il a beau chercher, il ne trouve pas comment. Il se sent minable. Et ne peut pourtant s’empêcher de sourire chaque fois qu’il aperçoit la fine rayure blanche sur l’annulaire de Cassie, en lieu et place du trait d’or. Il traîne donc longtemps dans les escaliers, guettant les sons, suivant les voix.
Il empêche Sylvain de travailler, se fait rabrouer par Cassie, se présente au plombier, trébuche sur un escabeau et dérape sur un torchon, demande des nouvelles des enfants de Fabrice, plaisante avec Jorge, se fait à nouveau virer par Cassie. Puis finit par gagner son atelier où il consacre tout de même quelques heures à gagner sa vie.
En fin de matinée, prêt à se colleter à ses théories fumeuses, il décide que savoir si, oui ou non, le mari de Cassie a glissé un somnifère à son futur beau-père ne l’aidera pas dans la situation actuelle. Autant se concentrer sur le reste, il n’aura qu’à dire à Cassie que non, il n’a rien trouvé.
Il va tout reprendre par un autre bout. Voilà. Reste à trouver lequel. Il porte son mug à ses lèvres, parcourant des yeux les piles de documents à lire ainsi que son bloc constellé de notes éparses, impressionnant fouillis d’hypothèses hasardeuses, de morceaux de phrases et d’éléments disparates. Un vrai bordel.
Allez, on se décide. Totalement au hasard, il se penche et rattrapant de justesse son mug de café, tire sur un feuillet coloré. Un plan de Londres. Va pour le plan de Londres.
Cinq bonnes minutes de grognements lui permettent de mettre la main sur une boite de punaises vide. Il lui en faut cinq autres pour se rappeler où il en a vidé le contenu, de plus pour trier les rapports nécessaires et débusquer ses feutres, seulement deux pour débarrasser un panneau de liège de sa population hétéroclite et y accrocher la carte. S’il est patient, c’est par habitude plus que par vocation.
Le bon côté de la chose, c’est la fierté du devoir accompli. Plus la tâche est laborieuse, plus le mérite est grand, indécrottable héritage judéo-chrétien. Raph ne renie pas son héritage, et c’est avec une intense satisfaction qu’il contemple, après une trentaine de minutes, ses gros points sur la carte. Un noir pour l’appartement de Cassie, des rouges pour les lieux des meurtres.
Les points forment une sorte d’ovale, le noir en constituant le sommet, au nord. Raph s’approche. L’homme qu’ils cherchent n’est pas un impulsif, il a besoin de temps, suivre Cassie, suivre ses victimes. L’ovale a forcément une signification. Un trajet quotidien, ou du moins fréquent, qu’il puisse emprunter naturellement, sans éveiller de soupçons, se faire repérer ou perdre trop de temps. La logique voudrait donc qu’il vive ou travaille à la limite sud de l’ovale, non ? Ouais. Super. Et après, Sherlock ? Tu épluches les adresses de tous les londoniens huit ans plus tôt ?
Il envoie valser ses feutres et s’affale sur la chaise voisine. Laisse tomber, mon pauvre Raph. Qu’est-ce-que tu t’imagines trouver que les flics n’auraient pas trouvé, avec ta carte de touriste et tes feutres de couleur ?
Lorsque son téléphone vibre dans la poche de son pantalon, Cassie est concentrée sur les rideaux du bureau d’Emilie. Il ne vibre qu’une fois, c’est un texto. Elle prend donc le temps de terminer son accrochage avant de descendre et de tester l’épaisseur du tapis du bout de sa botte. Ouais. A moins qu’Emilie ne le vise volontairement, le parquet devrait s’en sortir.
Sarah, constate-t-elle avec un sourire, extirpant finalement son portable de sa poche. Elle l’a eue au téléphone presque deux heures plus tôt, elle va donc bientôt la rappeler. La connaissant, une petite vanne avant de le faire serait prévisible.
Lorsqu’elle affiche le message, Cassie cesse brusquement de respirer. La réaction est primaire, viscérale, instinctive. Elle lâche son téléphone, se prend le ventre à demain et se plie en deux mais cette fois, elle ne vomit pas. Elle étouffe.
Se concentrer sur le profil, voilà ce que lui a conseillé Philippe. Raph abandonne donc son inutile carte de Londres et déterre le bon dossier avant regagner son fauteuil, prêt à noter sur son bloc les grandes lignes du profil établi par la police huit ans plus tôt.
Type caucasien, âgé de vingt à trente ans à l’époque. Lourds antécédents psychiatriques, personnels et familiaux. Enfance bafouée, teintée de violence physique et/ou psychologique. Dynamique familiale chaotique, fantasmes envahissants.
Sans blague, ricane Raph. Même lui, il aurait pu trouver ça.
Intégré sur le plan social et familial. Vivant ou travaillant à proximité de Cassie. Profession médicale ou sociale lui permettant de sélectionner ses cibles.
Les flics ont passé en revue tous les professionnels du quartier sans succès, constate Raph en feuilletant la liasse. Reste la possibilité d’un médecin radié, d’un assistant social à la retraite, ou de tout autre absent des registres, sous-louant ou squattant un logement… c’est sans fin.
Mission de purification. Mépris des individus considérés comme faibles et inutiles. Profondes convictions religieuses.
Ouais. Bof. Il choisit des femmes jeunes pour lui rappeler Cassie, fragiles pour mieux les manipuler, ce que les flics ignoraient. Alors convictions religieuses, hein….
Intelligent, patient. Comportement de prédateur. Trouvant son plaisir non dans la violence, mais dans la domination et le pouvoir. Contrôle total, victime soumise.
Là, d’accord. Raph regroupe les mots-clés sur son bloc. Prédateur, le terme est adapté. Il choisit sa proie, tourne autour en cercle de plus en plus étroits jusqu’à l’étouffer, puis prend le temps de s’en repaître. Il se frotte les yeux. Ouais, d’accord.
Calme. Réfléchi. Méthodique, organisé, abandonnant la scène du crime sans empreintes d’aucune sorte, ne déplaçant rien et n’emportant rien d’autre que les éléments risquant de l’incriminer. Aucune précipitation, aucune improvisation. Aucun remords.
Raph hoche la tête.
Le sexe des victimes, l’état de leurs vêtements, leur état : frustration sexuelle, mépris des femmes, image maternelle pervertie. La surface réfléchissante, le numéro : une punition, une humiliation qu’il aurait lui-même pu subir dans son enfance. La cible principale, l’origine de son obsession : Cassandra Andrews.
Brillant, les mecs. Cassie la cible, qui l’eut cru. Raph pose son stylo et tente de construire un raisonnement logique. Suivre le même chemin qu’eux ne le mènera à rien, il doit chercher ce qu’il sait, lui, aujourd’hui, que les flics ignoraient au moment de l’enquête.
Facile. Cassie. Il croit Cassie, ce que les flics n’ont pas fait. Et, du même coup, remplit un blanc que la police n’a pas pu remplir : comment.
Il sait que le tueur s’infiltrait dans la tête de ses cibles. Il sait pourquoi il choisissait des jeunes femmes fragiles. Il sait qu’il les choisissait autour de chez Cassie. Majoritairement, précise-t-il avec une grimace à son plan. Il sait comment une femme en arrivait à se teindre les cheveux, s’entailler le poignet, inscrire son numéro sur un miroir et se pendre volontairement.
Il connait le mode opératoire quasi-complet, ne manque que le choix des cibles. Femmes fragiles, d’accord. Mais le mot « dépressive » n’était pas gravé sur leur front. Les flics ont exploré toutes les pistes traditionnelles, effectué tous les recoupements imaginables sans rien trouver.
Mais lui, il a Cassie. Il éjecte ses documents, dévale les escaliers et se guidant aux sons, déboule dans le bureau d’Emilie, au rez-de-chaussée. Là, il panique.
— Cassie ? Cassie, qu’est-ce-qui se passe ?
A genoux sur tapis, les bras autour de son corps, Cassie halète fébrilement, le regard rivé à son portable échoué un peu plus loin. Raph s’agenouille face à elle et ramasse le téléphone. Lorsqu’il affiche le message, tout se fige. Il entend de très loin les hurlements des ouvriers, quelque part dans la maison, les halètements furieux de Cassie, juste à côté de lui, mais ne voit que la photo de Sarah et sa frange asymétrique d’un roux flamboyant.
Puis la respiration de Cassie se fait sifflante, et le temps reprend sa marche.
— Respire, Cassie ! Ordonne-t-il fermement. Regarde-moi. Cassie ! Regarde-moi ! Ne panique pas. Sarah va bien.
Ça, il n’en sait rien. Mais il y a urgence. Le regard trouble, Cassie hoche la tête sans pour autant se calmer. De force, il l’allonge sur le dos et pose une main sur son front.
— Respire, répète-t-il. Ce n’est pas logique, pas Sarah.
Elle hoche à nouveau la tête. Toujours haletante, mais le regard plus vif. Réfléchis, Raph ! Réfléchis. Tu as vu Sarah ce matin. Elle allait bien. Sarah n’est pas dépressive, pas faible, jamais seule, non, c’est impossible, Sarah ne se serait pas teinte en rousse après tout ça. Massant distraitement Cassie secouée de tremblements frénétiques, il se concentre sur l’image de l’autre main. Zoome, dézoome. Sourit. Et respire enfin, lui aussi.
— C’est un faux, décrète-t-il.
Il compose aussitôt le numéro de Sarah, puisque si le tueur a son portable, il serait bien capable d’y répondre. Et pour une fois, Raph se verrait bien lui dire deux mots.
— Ouais ? Claironne la voix de Sarah.
Echouée comme une baleine sur le sable, Cassie scrute le plafond. Raph s’est étendu contre elle. A même le tapis. La crise d’angoisse est passée mais elle est lucide, seules les ondes bleues l’ont empêchée de perdre totalement pied. Etrange constat.
— Ça va mieux ? Murmure-t-il.
Elle se contente de hocher la tête, épuisée.
— C’est un montage, répète-t-il une fois de plus. Et grossier, en plus. Regarde, on voit le détourage, la couleur qui déborde, d’ailleurs c’est la photo de votre site internet. Sarah était peut-être en pétard de savoir qu’il avait piraté son portable, mais je te garantis qu’elle hurlera de rire quand elle verra sa tronche en rouquine.
— On est quittes, souffle Cassie.
— Quoi ?
— Hier, je l’ai rendu fou. Aujourd’hui c’est lui. Un partout, balle au centre.
— Ouais, marmonne Raph. Pour l’instant, j’aimerais bien qu’on la laisse où elle est, la balle.
Cassie esquisse un sourire. La raison retrouve peu à peu sa place, suivie de la logique, de la volonté, de l’optimisme. Mais ce qu’elle vient de vivre était un cauchemar, le simple fait d’imaginer Sarah, par sa faute… elle inspire longuement, le cœur encore frémissant.
— Heureusement que tu es descendu, soupire-t-elle. Tu venais pour quoi, au fait ?
— Pour le plaisir de la vue.
Elle tourne la tête vers lui, un sourcil haussé.
— Bon, j’avais une question à te poser. Mais ça peut attendre.
— Tu ne pourras pas faire pire que ce qu’il vient de m’imposer, ricane-t-elle. Alors vas-y, je t’écoute.
— Comme tu voudras. Avec tes dons, comment tu t’y prendrais pour repérer un esprit fragile, en excluant les moyens évidents, comme les hôpitaux, les psys, etc… ?
— Je m’ouvrirais en pleine rue.
Raph écarquille les yeux. Elle hausse les épaules.
— La plupart des gens exposent leurs couleurs comme dans un livre. Elles sont là, mais je dois les lire. Pour une personne en souffrance, sa douleur me saute au visage. C’est… je ne sais pas, elle m’agrippe comme si elle réclamait de l’aide. C’est elle qui vient à moi, et j’ai du mal à m’en préserver, même correctement verrouillée.
— Mince alors, grimace-t-il, j’aurais dû te poser la question plus tôt.
— Et moi j’aurais dû me poser la question tout court.
— Ne recommence pas à te flageller. Si as besoin d’une bonne fessée, tu me demandes.
Elle résiste pour le principe, mais c’est peine perdue. Il la fait rire. Elle rit.
— C’est tellement simple ! S’exclame-t-il, glissant une jambe sur les siennes. Il se promène et il attend que la couleur de quelqu’un lui saute dessus ? C’est tout ?
— C’est ce que je ferais, en tous cas.
— Donc le trajet de ses victimes croise son propre trajet, qu’il soit professionnel ou…
— Déjeuner ! Hurle soudain la voix de Sylvain.
Des pas lourds dans l’escalier indiquent à Cassie qu’il hurle depuis l’étage supérieur. Elle l’a cru dans la pièce voisine. Lorsque les braillements reprennent de plus belle, elle lève les yeux au ciel.
— Boule et Bill, à table ! Elle est où, la patronne ?
— Bureau, indique la voix, plus raisonnable, de Fabrice.
Un claquement de porte et une cavalcade plus tard, Sylvain, les découvrant enlacés sur le tapis, se fige dans l’embrasure.
— Salut Raph. Tu palpes le petit personnel ?
— Sylvain !
Bougonnant dans ses boucles, Cassie lutte pour se redresser.
— Retour sur investissement, rétorque Raph, se levant à son tour. N’en parle surtout pas à l’inspection du travail.
— Offre-moi une bière et je regarde ailleurs pendant que tu pelotes mon boss.
— Sylvain, bon sang !
— Quoi ? Tu peux le peloter aussi.
— Y a des bières dans le frigo, s’esclaffe Raph. Sers-toi.
— Je le savais, s’éclaire Sylvain. Ignore-la, Raph, je t’offre une bière de ton frigo.
Cassie lâche un soupir résigné.
— Allez ma belle, ricane Raph en lui tendant la main, viens que je te pelote.
Une nouvelle livraison de meubles sonne la fin de la pause, et Raph regagne son atelier très satisfait d’avoir roulé un patin à sa dulcinée devant tout le monde. Ça s’appelle marquer son territoire, c’est archaïque et machiste. Il est content.
D’autant qu’en plein milieu du déjeuner, alors que Jorge –le petit, c’est bien Jorge, hein ?– s’esclaffait devant Sarah en rousse, et c’est fou ce que trois ouvriers peuvent dédramatiser pareille situation, Cassie a machinalement posé un doigt sur son alliance disparue.
Debout au milieu de la pièce, un Oréo au bout des doigts et le bout des doigts dans son café, Raph secoue la tête et tente d’effacer son sourire béat. L’index droit a tâtonné quelques secondes sur l’annulaire gauche, dépité, puis ne trouvant rien à tripoter, s’est envolé dans ses cheveux. Et au lieu de caresser son alliance, Cassie a caressé la tête de loup à son oreille gauche. Raph est dans la place. Archaïque et machiste, oui, très content.
Donc ! Cassie, Londres, meurtres. Attendre que la couleur lui saute dessus. Voilà qui confirme l’évidence, le coupable vivait et/ou travaillait dans le quartier de Cassie. Raph avale son biscuit avec un coup d’œil agacé au couple de points rouges sur la carte.
D’accord. Visible mais peu repérable, pas un marginal pouvant attirer l’attention. Ayant ses habitudes et ses repères. Intégré socialement. Le quartier de Cassie a été passé au peigne fin, bon dieu ! Ce type doit bien être listé quelque part. Mais oui, Raph, et ta sœur, c’est Pamela Anderson.
Il vide son mug plein de miettes et retourne à son fauteuil, contrarié. Bilan de la matinée: plus de pistes, plus d’idées, théories bancales et talents d’enquêteur inexistants. Ah, et une menace supplémentaire, une magistrale crise d’angoisse, une rouquine à bouts de nerfs. Nécessité fait loi. Raph écarte ses bandes dessinées pour en tirer le dossier des parents de Cassie.
Il empêche Sylvain de travailler, se fait rabrouer par Cassie, se présente au plombier, trébuche sur un escabeau et dérape sur un torchon, demande des nouvelles des enfants de Fabrice, plaisante avec Jorge, se fait à nouveau virer par Cassie. Puis finit par gagner son atelier où il consacre tout de même quelques heures à gagner sa vie.
En fin de matinée, prêt à se colleter à ses théories fumeuses, il décide que savoir si, oui ou non, le mari de Cassie a glissé un somnifère à son futur beau-père ne l’aidera pas dans la situation actuelle. Autant se concentrer sur le reste, il n’aura qu’à dire à Cassie que non, il n’a rien trouvé.
Il va tout reprendre par un autre bout. Voilà. Reste à trouver lequel. Il porte son mug à ses lèvres, parcourant des yeux les piles de documents à lire ainsi que son bloc constellé de notes éparses, impressionnant fouillis d’hypothèses hasardeuses, de morceaux de phrases et d’éléments disparates. Un vrai bordel.
Allez, on se décide. Totalement au hasard, il se penche et rattrapant de justesse son mug de café, tire sur un feuillet coloré. Un plan de Londres. Va pour le plan de Londres.
Cinq bonnes minutes de grognements lui permettent de mettre la main sur une boite de punaises vide. Il lui en faut cinq autres pour se rappeler où il en a vidé le contenu, de plus pour trier les rapports nécessaires et débusquer ses feutres, seulement deux pour débarrasser un panneau de liège de sa population hétéroclite et y accrocher la carte. S’il est patient, c’est par habitude plus que par vocation.
Le bon côté de la chose, c’est la fierté du devoir accompli. Plus la tâche est laborieuse, plus le mérite est grand, indécrottable héritage judéo-chrétien. Raph ne renie pas son héritage, et c’est avec une intense satisfaction qu’il contemple, après une trentaine de minutes, ses gros points sur la carte. Un noir pour l’appartement de Cassie, des rouges pour les lieux des meurtres.
Les points forment une sorte d’ovale, le noir en constituant le sommet, au nord. Raph s’approche. L’homme qu’ils cherchent n’est pas un impulsif, il a besoin de temps, suivre Cassie, suivre ses victimes. L’ovale a forcément une signification. Un trajet quotidien, ou du moins fréquent, qu’il puisse emprunter naturellement, sans éveiller de soupçons, se faire repérer ou perdre trop de temps. La logique voudrait donc qu’il vive ou travaille à la limite sud de l’ovale, non ? Ouais. Super. Et après, Sherlock ? Tu épluches les adresses de tous les londoniens huit ans plus tôt ?
Il envoie valser ses feutres et s’affale sur la chaise voisine. Laisse tomber, mon pauvre Raph. Qu’est-ce-que tu t’imagines trouver que les flics n’auraient pas trouvé, avec ta carte de touriste et tes feutres de couleur ?
Lorsque son téléphone vibre dans la poche de son pantalon, Cassie est concentrée sur les rideaux du bureau d’Emilie. Il ne vibre qu’une fois, c’est un texto. Elle prend donc le temps de terminer son accrochage avant de descendre et de tester l’épaisseur du tapis du bout de sa botte. Ouais. A moins qu’Emilie ne le vise volontairement, le parquet devrait s’en sortir.
Sarah, constate-t-elle avec un sourire, extirpant finalement son portable de sa poche. Elle l’a eue au téléphone presque deux heures plus tôt, elle va donc bientôt la rappeler. La connaissant, une petite vanne avant de le faire serait prévisible.
Lorsqu’elle affiche le message, Cassie cesse brusquement de respirer. La réaction est primaire, viscérale, instinctive. Elle lâche son téléphone, se prend le ventre à demain et se plie en deux mais cette fois, elle ne vomit pas. Elle étouffe.
Se concentrer sur le profil, voilà ce que lui a conseillé Philippe. Raph abandonne donc son inutile carte de Londres et déterre le bon dossier avant regagner son fauteuil, prêt à noter sur son bloc les grandes lignes du profil établi par la police huit ans plus tôt.
Type caucasien, âgé de vingt à trente ans à l’époque. Lourds antécédents psychiatriques, personnels et familiaux. Enfance bafouée, teintée de violence physique et/ou psychologique. Dynamique familiale chaotique, fantasmes envahissants.
Sans blague, ricane Raph. Même lui, il aurait pu trouver ça.
Intégré sur le plan social et familial. Vivant ou travaillant à proximité de Cassie. Profession médicale ou sociale lui permettant de sélectionner ses cibles.
Les flics ont passé en revue tous les professionnels du quartier sans succès, constate Raph en feuilletant la liasse. Reste la possibilité d’un médecin radié, d’un assistant social à la retraite, ou de tout autre absent des registres, sous-louant ou squattant un logement… c’est sans fin.
Mission de purification. Mépris des individus considérés comme faibles et inutiles. Profondes convictions religieuses.
Ouais. Bof. Il choisit des femmes jeunes pour lui rappeler Cassie, fragiles pour mieux les manipuler, ce que les flics ignoraient. Alors convictions religieuses, hein….
Intelligent, patient. Comportement de prédateur. Trouvant son plaisir non dans la violence, mais dans la domination et le pouvoir. Contrôle total, victime soumise.
Là, d’accord. Raph regroupe les mots-clés sur son bloc. Prédateur, le terme est adapté. Il choisit sa proie, tourne autour en cercle de plus en plus étroits jusqu’à l’étouffer, puis prend le temps de s’en repaître. Il se frotte les yeux. Ouais, d’accord.
Calme. Réfléchi. Méthodique, organisé, abandonnant la scène du crime sans empreintes d’aucune sorte, ne déplaçant rien et n’emportant rien d’autre que les éléments risquant de l’incriminer. Aucune précipitation, aucune improvisation. Aucun remords.
Raph hoche la tête.
Le sexe des victimes, l’état de leurs vêtements, leur état : frustration sexuelle, mépris des femmes, image maternelle pervertie. La surface réfléchissante, le numéro : une punition, une humiliation qu’il aurait lui-même pu subir dans son enfance. La cible principale, l’origine de son obsession : Cassandra Andrews.
Brillant, les mecs. Cassie la cible, qui l’eut cru. Raph pose son stylo et tente de construire un raisonnement logique. Suivre le même chemin qu’eux ne le mènera à rien, il doit chercher ce qu’il sait, lui, aujourd’hui, que les flics ignoraient au moment de l’enquête.
Facile. Cassie. Il croit Cassie, ce que les flics n’ont pas fait. Et, du même coup, remplit un blanc que la police n’a pas pu remplir : comment.
Il sait que le tueur s’infiltrait dans la tête de ses cibles. Il sait pourquoi il choisissait des jeunes femmes fragiles. Il sait qu’il les choisissait autour de chez Cassie. Majoritairement, précise-t-il avec une grimace à son plan. Il sait comment une femme en arrivait à se teindre les cheveux, s’entailler le poignet, inscrire son numéro sur un miroir et se pendre volontairement.
Il connait le mode opératoire quasi-complet, ne manque que le choix des cibles. Femmes fragiles, d’accord. Mais le mot « dépressive » n’était pas gravé sur leur front. Les flics ont exploré toutes les pistes traditionnelles, effectué tous les recoupements imaginables sans rien trouver.
Mais lui, il a Cassie. Il éjecte ses documents, dévale les escaliers et se guidant aux sons, déboule dans le bureau d’Emilie, au rez-de-chaussée. Là, il panique.
— Cassie ? Cassie, qu’est-ce-qui se passe ?
A genoux sur tapis, les bras autour de son corps, Cassie halète fébrilement, le regard rivé à son portable échoué un peu plus loin. Raph s’agenouille face à elle et ramasse le téléphone. Lorsqu’il affiche le message, tout se fige. Il entend de très loin les hurlements des ouvriers, quelque part dans la maison, les halètements furieux de Cassie, juste à côté de lui, mais ne voit que la photo de Sarah et sa frange asymétrique d’un roux flamboyant.
Puis la respiration de Cassie se fait sifflante, et le temps reprend sa marche.
— Respire, Cassie ! Ordonne-t-il fermement. Regarde-moi. Cassie ! Regarde-moi ! Ne panique pas. Sarah va bien.
Ça, il n’en sait rien. Mais il y a urgence. Le regard trouble, Cassie hoche la tête sans pour autant se calmer. De force, il l’allonge sur le dos et pose une main sur son front.
— Respire, répète-t-il. Ce n’est pas logique, pas Sarah.
Elle hoche à nouveau la tête. Toujours haletante, mais le regard plus vif. Réfléchis, Raph ! Réfléchis. Tu as vu Sarah ce matin. Elle allait bien. Sarah n’est pas dépressive, pas faible, jamais seule, non, c’est impossible, Sarah ne se serait pas teinte en rousse après tout ça. Massant distraitement Cassie secouée de tremblements frénétiques, il se concentre sur l’image de l’autre main. Zoome, dézoome. Sourit. Et respire enfin, lui aussi.
— C’est un faux, décrète-t-il.
Il compose aussitôt le numéro de Sarah, puisque si le tueur a son portable, il serait bien capable d’y répondre. Et pour une fois, Raph se verrait bien lui dire deux mots.
— Ouais ? Claironne la voix de Sarah.
Echouée comme une baleine sur le sable, Cassie scrute le plafond. Raph s’est étendu contre elle. A même le tapis. La crise d’angoisse est passée mais elle est lucide, seules les ondes bleues l’ont empêchée de perdre totalement pied. Etrange constat.
— Ça va mieux ? Murmure-t-il.
Elle se contente de hocher la tête, épuisée.
— C’est un montage, répète-t-il une fois de plus. Et grossier, en plus. Regarde, on voit le détourage, la couleur qui déborde, d’ailleurs c’est la photo de votre site internet. Sarah était peut-être en pétard de savoir qu’il avait piraté son portable, mais je te garantis qu’elle hurlera de rire quand elle verra sa tronche en rouquine.
— On est quittes, souffle Cassie.
— Quoi ?
— Hier, je l’ai rendu fou. Aujourd’hui c’est lui. Un partout, balle au centre.
— Ouais, marmonne Raph. Pour l’instant, j’aimerais bien qu’on la laisse où elle est, la balle.
Cassie esquisse un sourire. La raison retrouve peu à peu sa place, suivie de la logique, de la volonté, de l’optimisme. Mais ce qu’elle vient de vivre était un cauchemar, le simple fait d’imaginer Sarah, par sa faute… elle inspire longuement, le cœur encore frémissant.
— Heureusement que tu es descendu, soupire-t-elle. Tu venais pour quoi, au fait ?
— Pour le plaisir de la vue.
Elle tourne la tête vers lui, un sourcil haussé.
— Bon, j’avais une question à te poser. Mais ça peut attendre.
— Tu ne pourras pas faire pire que ce qu’il vient de m’imposer, ricane-t-elle. Alors vas-y, je t’écoute.
— Comme tu voudras. Avec tes dons, comment tu t’y prendrais pour repérer un esprit fragile, en excluant les moyens évidents, comme les hôpitaux, les psys, etc… ?
— Je m’ouvrirais en pleine rue.
Raph écarquille les yeux. Elle hausse les épaules.
— La plupart des gens exposent leurs couleurs comme dans un livre. Elles sont là, mais je dois les lire. Pour une personne en souffrance, sa douleur me saute au visage. C’est… je ne sais pas, elle m’agrippe comme si elle réclamait de l’aide. C’est elle qui vient à moi, et j’ai du mal à m’en préserver, même correctement verrouillée.
— Mince alors, grimace-t-il, j’aurais dû te poser la question plus tôt.
— Et moi j’aurais dû me poser la question tout court.
— Ne recommence pas à te flageller. Si as besoin d’une bonne fessée, tu me demandes.
Elle résiste pour le principe, mais c’est peine perdue. Il la fait rire. Elle rit.
— C’est tellement simple ! S’exclame-t-il, glissant une jambe sur les siennes. Il se promène et il attend que la couleur de quelqu’un lui saute dessus ? C’est tout ?
— C’est ce que je ferais, en tous cas.
— Donc le trajet de ses victimes croise son propre trajet, qu’il soit professionnel ou…
— Déjeuner ! Hurle soudain la voix de Sylvain.
Des pas lourds dans l’escalier indiquent à Cassie qu’il hurle depuis l’étage supérieur. Elle l’a cru dans la pièce voisine. Lorsque les braillements reprennent de plus belle, elle lève les yeux au ciel.
— Boule et Bill, à table ! Elle est où, la patronne ?
— Bureau, indique la voix, plus raisonnable, de Fabrice.
Un claquement de porte et une cavalcade plus tard, Sylvain, les découvrant enlacés sur le tapis, se fige dans l’embrasure.
— Salut Raph. Tu palpes le petit personnel ?
— Sylvain !
Bougonnant dans ses boucles, Cassie lutte pour se redresser.
— Retour sur investissement, rétorque Raph, se levant à son tour. N’en parle surtout pas à l’inspection du travail.
— Offre-moi une bière et je regarde ailleurs pendant que tu pelotes mon boss.
— Sylvain, bon sang !
— Quoi ? Tu peux le peloter aussi.
— Y a des bières dans le frigo, s’esclaffe Raph. Sers-toi.
— Je le savais, s’éclaire Sylvain. Ignore-la, Raph, je t’offre une bière de ton frigo.
Cassie lâche un soupir résigné.
— Allez ma belle, ricane Raph en lui tendant la main, viens que je te pelote.
Une nouvelle livraison de meubles sonne la fin de la pause, et Raph regagne son atelier très satisfait d’avoir roulé un patin à sa dulcinée devant tout le monde. Ça s’appelle marquer son territoire, c’est archaïque et machiste. Il est content.
D’autant qu’en plein milieu du déjeuner, alors que Jorge –le petit, c’est bien Jorge, hein ?– s’esclaffait devant Sarah en rousse, et c’est fou ce que trois ouvriers peuvent dédramatiser pareille situation, Cassie a machinalement posé un doigt sur son alliance disparue.
Debout au milieu de la pièce, un Oréo au bout des doigts et le bout des doigts dans son café, Raph secoue la tête et tente d’effacer son sourire béat. L’index droit a tâtonné quelques secondes sur l’annulaire gauche, dépité, puis ne trouvant rien à tripoter, s’est envolé dans ses cheveux. Et au lieu de caresser son alliance, Cassie a caressé la tête de loup à son oreille gauche. Raph est dans la place. Archaïque et machiste, oui, très content.
Donc ! Cassie, Londres, meurtres. Attendre que la couleur lui saute dessus. Voilà qui confirme l’évidence, le coupable vivait et/ou travaillait dans le quartier de Cassie. Raph avale son biscuit avec un coup d’œil agacé au couple de points rouges sur la carte.
D’accord. Visible mais peu repérable, pas un marginal pouvant attirer l’attention. Ayant ses habitudes et ses repères. Intégré socialement. Le quartier de Cassie a été passé au peigne fin, bon dieu ! Ce type doit bien être listé quelque part. Mais oui, Raph, et ta sœur, c’est Pamela Anderson.
Il vide son mug plein de miettes et retourne à son fauteuil, contrarié. Bilan de la matinée: plus de pistes, plus d’idées, théories bancales et talents d’enquêteur inexistants. Ah, et une menace supplémentaire, une magistrale crise d’angoisse, une rouquine à bouts de nerfs. Nécessité fait loi. Raph écarte ses bandes dessinées pour en tirer le dossier des parents de Cassie.