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          Ian Andrews est né le 19 septembre 1971 à Manchester. Huit ans de plus que Cassie, calcule Raph avec un haussement de sourcils. Elle ne l’a pas mentionné. Parents ouvriers, enfance sans histoire et adolescence tranquille. Une seule arrestation en état d’ébriété à seize ans, parti étudier la psychologie à Londres en 1982. Raph passe rapidement le détail de ses études. Psychologue, sans blague. Et après leur mariage, Cassie était persuadée que ses états d’âme ne concernent pas son partenaire.
          Ian croise Cassie à l’université, au moment où elle y arrive et où lui en sort. Relation, mort des parents de Cassie, demande en mariage, mariage au moment où Ian commence à enseigner. Raph saute des lignes. Il n’apprend rien.
          Avec un soupir, il décide d’abréger la biographie pour se concentrer sur les dizaines de pages d’interrogatoire agrafées à la suite.


          — C’est quoi, ça ?
          Cassie lève le nez de son carnet pour mieux voir Sarah, collée à la fenêtre de la salle de bains, les deux mains sur les carreaux propres.
          — Tes mains sur la vitre ? Sourit-elle.
          — Y a une ambulance dans la rue. Juste en face.
          — Et alors ?
          — Et alors, je deviens parano. Et je ne peux pas m’empêcher de penser que ça a un rapport avec nous.
          — Tout n’a pas de rapport avec nous, dieu merci, marmonne Cassie en se redressant. J’ai déjà assez de morts sur la conscience.
          Elle vient se poster près de Sarah pour observer à son tour l’ambulance effectivement garée juste en face du portail, tous gyrophares allumés.
          — Allez viens, décide-t-elle subitement. Maintenant que tu m’as mis l’idée dans la tête, je ne pourrai plus m’en débarrasser. On va jeter un coup d’œil histoire de passer à autre chose.


          Raph se force à lire de bout en bout, brûlant de l’intérieur. S’il voulait se prouver que ce type ne méritait pas Cassie, alors oui, c’est gagné et haut la main. Ian Andrews était un connard arrogant. Il repose les feuillets sur ses genoux, les lisse du plat de la main et inspire longuement.

          Faible, fragile, influençable, voilà comment Ian Andrews décrit sa femme. Des épisodes psychotiques, voilà à quoi il résume son don. Ne surtout pas la détromper quant à ses aptitudes, prévient-il. Et peut-être, avec le temps, pourra-t-il la ramener à la réalité. Lui. Pas un autre. Il refuse catégoriquement l’idée d’une assistance extérieure puisque, comprenez-vous, lui seul sait gérer les délires de sa femme.
          Il travaille beaucoup. N’est jamais là au moment des meurtres, ne rentre souvent près de Cassie terrorisée que plusieurs heures après qu’elle l’ait averti, et heureusement pour lui, possède un alibi solide pour sept meurtres sur neuf.
          Raph secoue la tête, mal à l’aise. C’était un abruti, certes. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’aimait pas Cassie à sa façon. Après tout, même le plus sexiste des imbéciles est capable d’amour, et peut-être a-t-il pensé la protéger des accusations de meurtre en la faisant passer pour folle. Peut-être.


          A l’instant où Cassie franchit le portail et met un pied dans la rue, elle perd son sourire.
          — Ils sont à l’intérieur, murmure Sarah. Bon sang, j’ai l’impression d’être un de ces vautours qui ralentissent devant les accidents, j’ai horreur de ça !
          Cassie agit vite et bien. Elle repousse Sarah en arrière, tire le portail devant elle et ferme les yeux.
          — Eh !
          — Une minute, ne bouge pas ! Ordonne-t-elle.
          Face à elle, la rue s’anime de milliers d’empreintes humains abandonnées. Mais seule l’une d’elle lui donne la nausée. Seule l’une d’elle est si forte, si fraîche, qu’elle l’a perçue à la seconde où elle est sortie, en dépit de ses verrous fermés. Seule l’une d’elles est enroulée sur elle-même comme un boa, à l’endroit où il a dû se tenir.
          Il était là, réalise-t-elle, les dents serrées. Et elle n’a même pas eu l’idée de vérifier la fenêtre. Il a stationné longtemps ici, exactement où est arrêtée l’ambulance, côté conducteur. Seul un filament plus fin s’avance jusqu’à la fenêtre de cette maison, témoignant d’un passage éclair.
          — C’est bon ! Lance-t-elle en rouvrant les yeux.
          Sarah rouvre le portail et la rejoint en deux pas.
          — Tu m’as fait quoi, là ? Bougonne-t-elle. Scan express ?
          — Exactement.
          — Et ?
          — Et il était là, soupire Cassie. Ça ne veut pas dire qu’il est responsable de ce qui se passe là-dedans, mais il était là quand je…
          Elle s’interrompt subitement et s’approche de l’ambulance.
          — Quand tu quoi ?
          — Mon dieu, souffle-t-elle.
    

          Raph lève la feuille pour éclairer de soleil les quelques lignes manuscrites. Une copie, bien sûr. Mais assez lisible. « Tu ne comprendras pas, Cassandra. J’ai fait ce que je devais faire. Ces femmes étaient trop faibles pour vivre, je leur ai offert la liberté comme je t’offre la tienne, avec ma vie. C’était toi ou moi. Ne m’oublie jamais. »
          De la main du mari, authentifié et ré-authentifié, ce qui ne vaut strictement rien avec un meurtrier capable de prendre le contrôle de ses victimes. Raph referme le dossier pour le glisser à nouveau dans l’étagère, puis croise les doigts derrière sa nuque.
          Il n’a pas appris grand-chose. Pas de quoi, en tous cas, réfuter l’idée déplacée qui lui trotte dans la tête depuis quelques heures. Pas de quoi la confirmer, non plus.


          — Tu m’expliques ? S’agace Sarah, tapant du pied.
          Cassie se redresse lentement. Le soleil a déjà entamé sa descente, allumant peu à peu la rue de reflets dorés, et sous cette lumière, les éclats de verre se font rubis.
          — Je lui ai parlé il y a à peine une heure, explique-t-elle. Je te donnerai les détails plus tard, mais disons que je l’ai un peu mis en pétard. En fait, non, il semblerait que je l’aie carrément rendu fou de rage. Parce que ça, là, ça vient de lui.
          Elle pointe du doigt les débris de verre éparpillés sur la chaussée, jusque sous les roues avant de l’ambulance. La fureur qui s’en dégage, lourde et poisseuse, est révélatrice. Elle l’a fait disjoncter au point qu’il casse du poing, ou du coude ou en tous cas de quoi se couper sérieusement, la vitre d’une voiture. Quelque chose en elle frémit, une bribe de triomphe, un poing levé dans son ventre.
          — Adn,  murmure-t-elle sans oser y croire. On a de l’Adn.


          Raph se frotte le crâne, incertain. Quelle est la part de jalousie, quelle est la part de logique ? Il est assez lucide pour savoir qu’il ne l’est pas. Parce que oui, il n’en démord pas, pour lui, Ian Andrews a gagné Cassie à la mort de ses parents. Cassie a épousé ce type parce qu’il était tout ce qui lui restait, parce qu’elle était perdue, seule, démunie, et qu’il proposait de prendre soin d’elle. Elle le suggère elle-même, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il ait quoique ce soit à voir dans leur mort.
          Même si le somnifère a vraisemblablement été administré pendant le repas. Même si Ian était diplômé en psychologie et avait accès à ce genre de substance. Même si le double jeu qu’il a joué avec Cassie ne l’aide pas, et que Raph imagine des parents pas franchement séduits par sa façon de se comporter avec leur fille.
          Il soupire. Tu divagues, mon vieux. Quand bien même, au cours de ce dîner, Ian aurait perçu une quelconque animosité de la part des parents, aurait-il réellement eu l’idée de les supprimer ? Ou en tous cas, de risquer de provoquer un accident en…. en quoi ? En représailles ? En punition ?


          — Cassie, intervient Sarah. Si les flics n’effectuent pas eux-mêmes les prélèvements, son Adn ne vaudra que pour nous.
          — Son Adn n’intéresse que nous.
          Sarah marmonne quelque chose que Cassie estime préférable de ne pas lui faire répéter, puis lui tend un sac plastique exhumé de sa poche arrière. Avec un luxe de précautions, elle collecte quelques morceaux de verre ensanglantés.
          — Ils arrivent, murmure subitement Sarah.
          Cassie se relève précipitamment et cache le sac plastique dans son dos avant de reculer à distance raisonnable, Sarah sur les talons. Au même moment, un brancard entouré de deux hommes en tenue blanche surgit de la maison. Faites que ce ne soit pas ma faute, prie Cassie, avisant la vieille femme étendue sur la civière. Faites que je n’aie rien à voir là-dedans.
          La femme a le regard trouble, mais les yeux ouverts. Elle cligne quelques instants, puis dans un gémissement étranglé, lève une main tremblante. Et pointe d’un doigt osseux les cheveux de Cassie étincelant sous le soleil.


          Mr Burnoux estime absolument capital de transformer l’apostrophe du logo proposé par Raph, la jugeant trop agressive. On ne vend pas du rêve, à savoir des séjours de golf de luxe pour riches oisifs et dépensiers, avec une apostrophe agressive, et ne s’occupe pas non plus de l’apostrophe agressive plus tard. C’est maintenant, parce que cette malheureuse apostrophe risque de porter la poisse aux autres lettres. Comment lutter contre ce genre d’arguments ?
          Raph n’essaye même pas, abandonne ses recherches et déconstruit un signe de ponctuation avec ce cher Mr Burnoux en ligne, poussant le quinzième degré de l’ironie à un niveau jamais atteint. Il tient bon jusqu’au bout, résistant aux insultes créatives entassées dans son cerveau, jusqu’à raccrocher avec un chapelet de jurons libérateur.
          Une heure, calcule-t-il en consultant sa montre. Une heure pour expliquer poliment à cet idiot qu’il n’a aucun goût, que c’est la raison pour laquelle il fait appel à un professionnel, en l’occurrence lui, Raph, et qu’il ferait mieux de le laisser s’occuper de cette apostrophe pour retourner à ses promotions.
          — Raph ?
          Il décolle son front du bureau et jette un coup d’œil au panneau coulissant du couloir. La silhouette de Cassie s’y découpe à contrejour en une estampe voluptueuse.
          — Raph ? Tout va bien ?
          — Ouais, entre.
          — On t’a entendu hurler d’en bas, explique-t-elle en faisant glisser la cloison. Je me suis toujours demandée pourquoi on t’entendait râle toute la journée. Ça va ?
          — Oui, oui, désolé. Et en général, je râle parce que je me viande sur les pots de peinture.
          Il pivote sur son fauteuil et ouvre grand les bras.
          — Mais en l’occurrence, client prise de tête. Besoin d’un remontant.
          Pour son plus grand plaisir, elle hésite à peine avant de se diriger vers lui, la mine réjouie.
          — On ne m’avait encore jamais traitée de remontant, ricane-t-elle en se juchant sur ses genoux.
          — Arrête de gigoter comme ça, ou ce n’est pas que mon moral qui va remonter, grommelle Raph dans son cou.
          — Pas le temps. Ce soir.
          — Alors arrête de gigoter !
          — Je ne gigote pas, je m’installe.
          — Ouais. Installe-toi vite ou je te cloue au mur.
          Elle s’esclaffe généreusement. Mr Burnoux est déjà très loin avec son apostrophe. En revanche, à mesure que disparait le club de golf s’étend l’ombre envahissante de Ian Andrews, et Raph ne sait pas quoi en faire.
          — Il s’est passé quelque chose, annonce-t-elle soudain, le regard brillant. On a son Adn.
          — Quoi ?
          Alors qu’elle lui détaille rapidement la scène de la rue, Raph la voit passer d’une excitation jubilatoire à une culpabilité sans fond.
          — Je ne sais pas ce qui s’est passé, avoue-t-elle. Je ne sais pas ce qu’il a fait à cette femme, mais vu comme elle a pointé mes cheveux… et comme je l’ai mis hors de lui…
          — Stop, la coupe-t-il. Tu l’as dit, tu ne sais rien. Je te rappelle que ce type se balade avec une perruque rousse. Et cette femme est en vie. Ton fardeau est déjà suffisamment lourd comme ça, tu ne crois pas ? On ira la voir à l’hôpital sitôt qu’elle ira mieux. Et, ajoute-t-il avant qu’elle le dise, on va demander à Philippe s’il peut faire surveiller sa chambre, au cas où.
          — Oui, acquiesce-t-elle. Oui.
          — Quant à l’Adn, je suis désolé, mais je dois te le dire. C’est génial. Sauf que s’il n’est pas fiché, avoir son Adn ne nous avancera pas, et s’il vient bien d’Angleterre… je ne sais pas si Philippe, sans enquête officielle, aura accès à des bases de données étrangères.
          — Rabat-joie, soupire-t-elle. Mais je sais tout ça. Simplement, c’est un morceau de plus.
          — Tu as raison, convient-il pour lui faire plaisir. C’est un morceau de plus. Et je suppose que si moi, ça me rend fou, tu es ravie de l’avoir fichu en rogne.
          — Ouais.
          Raph est loin d’être aussi enthousiaste. Mais pour le sourire qu’elle lui offre, il ferait semblant toute sa vie. Le cœur en plein feu d’artifice, il presse joyeusement son visage entre ses seins.
          — J’ai quelques questions à te poser, marmonne-t-il contre sa peau.
          — Sur quoi ? Sors de là, je n’entends rien.
          Il obéit à regret et se concentre sur ses yeux.
          — Sur ce dîner avec tes parents, le dernier soir. Tu pourrais m’en dire plus ? Comment ça s’est passé ? S’ils se sont bien entendus avec Ian, comment était l’ambiance, si…
          Il s’interrompt une fraction de seconde, cherchant la bonne façon de présenter les choses. Cette fois, il ne peut pas se permettre de partager le fond de sa pensée. Elle se braquera au moindre choix de mot maladroit.
          — Si personne ne s’est approché de votre table, poursuit-il. Si ton père ne s’est pas disputé avec quelqu’un, si tu l’as trouvé tendu…
          Inconsciemment, et bien que juchée sur ses genoux, elle reprend une posture défensive. Elle s’écarte légèrement, croise les bras et dirige son regard vers le parquet, réussissant même dans cette position à manipuler nerveusement son alliance. Raph ignore le pincement de frustration qui se propage le long de sa colonne vertébrale.

          Avec un soupir, Cassie retourne à Londres. Tintements de verres, sourires gênés, conversations mouvantes.
          — Pas que je me souvienne, lâche-t-elle. Mais tout se mélange un peu. On s’est rejoints dans un restaurant italien pas loin de chez moi. Ian était un peu stressé, mais tout s’est bien passé.
          — Ils se sont bien entendus ?
          — Oui. Enfin, corrige-t-elle à contrecœur, c’était une première rencontre. Ça ne peut pas marcher du premier coup. Ils avaient… certaines divergences. Tu comprends, mes parents, anciens hippies, pétris d’indépendance et de féminisme, et Ian qui leur parle du rôle de la femme au foyer, du statut protecteur de l’homme, de l’importance d’une vie millimétrée… Ce n’était pas vraiment ce qu’il voulait dire, pas à ce point, et mes parents l’ont pris au premier degré, alors… forcément…
          — Aïe.
          Elle détaille attentivement le visage de Raph. Mais non, aucune fourberie dans sa fossette. Elle se détend légèrement.
          — Ouais, sourit-elle. Ça a chauffé un peu en milieu de repas. Mon père a dit que je méritais mieux, Ian que leur opinion ne comptait pas, ma mère qu’elle se demandait à quoi ressemblaient ses parents pour lui avoir donné une éducation pareille. Là, j’ai menacé de partir et de ne plus leur adresser la parole, à tous les trois. Ils se sont calmés. On est revenus à des sujets plus consensuels et le dîner s’est terminé sans problèmes.
          — Et ils ressemblaient à quoi, les parents de Ian ?
          — Aucune idée. Ils sont morts quand il avait dix-huit ans.
          — Il n’avait pas d’autre famille ?
          — Non.
          Raph est mal à l’aise. Très, très mal à l’aise.
          — Et il… comment a-t-il réagi après l’accident de tes parents ? Je veux dire, ajoute-t-il précipitamment, est-ce-qu’il a eu des doutes sur le fait que ce soit un accident ?
          — Pas que je sache. Il était horrifié. Il m’a soutenue.
          Ouais. Coupée du monde, manipulée, isolée.
          — Je ne me souviens d’aucune interruption notable, soupire-t-elle. Mon père est allé aux toilettes une fois, ma mère aussi, moi aussi.
          Pas Ian, note Raph.
          — La table n’est jamais restée sans surveillance. Je ne vois que les serveurs qui aient pu avoir accès au verre ou aux plats de mon père, il n’y en avait que deux, un seul pour notre table, alors vraiment, je ne vois pas…
          — C’était toujours ton père qui conduisait ?
          — Non, ils se relayaient. Ils se sont chamaillés à l’apéritif jusqu’à tirer à la courte paille. Mon père a perdu.
          Seuls les membres de la tablée et les spectateurs proches savaient donc que Liam Willis prendrait le volant ce soir-là. Raph a des dizaines d’autres questions. A quel moment son père est-il allé aux toilettes ? Discutait-elle par hasard avec sa mère à ce moment-là ? Ian semblait-il agacé ? L’aurait-elle épousé si ses parents n’étaient pas morts ? Aurait-elle continué à le voir si ses parents l’avaient ouvertement désapprouvé ? A-t-il pu les percevoir comme une menace ? De quoi ses parents à lui sont-ils morts ?
          — Raph ?
          — Oui, pardon. Je ne sais pas non plus. Désolé.
          Menteur, se fustige-t-il. Tu mens à Cassie. Mais que faire d’autre ?
          — Bon, je remballe et on file ? Lance-t-elle en se remettant sur ses pieds. Il est dix-neuf heures.
          — Je vous rejoins en bas.

          Il ne le sent pas. Il ne sent pas ce type, songe-t-il, récupérant un boxer de rechange dans sa chambre. Quelque chose ne colle pas. Bon, et alors, admettons ? Il fourre un T-shirt dans un sac en papier, y ajoute un gel douche. Il a beau adorer la senteur de fraise sur la peau de Cassie, sur la sienne, c’est nettement moins seyant.
          Admettons que Ian, voulant Cassie pour lui, parce que soyons honnêtes, trois ans de patience avant de passer à l’acte ça force le respect– que Ian se sente menacé par l’hostilité parentale. Qu’il soit allé trop loin, trop vite dans ses opinions, qu’il panique à l’idée que Cassie, pas vraiment attachée, ne se laisse influencer. Il sait que sa mère a pu lire son empreinte, il sait qu’avec ça, elle peut lui faire du tort. Trois ans, qu’il attend.
          Il est là, le père part aux toilettes, Cassie papote avec sa mère, il rumine, il met les mains dans ses poches en un geste d’agacement et de désespoir. Et au fond de sa poche, il trouve une boîte de somnifères achetés pour lui, ou pour un ami, ou confisqués à un élève, ou prescrits à un patient.
          Peut-être a-t-il l’impression soudaine de tenir la solution. Peut-être voit-il cette boîte comme son sauveur, peut-être se dit-il que s’il en donne un peu, juste un peu, au conducteur… peut-être, s’ils sont légèrement blessés dans un accident, pourra-t-il jouer au futur gendre attentif et attentionné, regagner le crédit qu’il vient de perdre.
          Peut-être n’imagine-t-il pas une seconde qu’au lieu de sortir de la route, la voiture ira s’encastrer dans un pilier de béton, ne laissant aucune chance à ses occupants. Peut-être récupère-t-il une gélule dans la boîte pour l’ouvrir discrètement sous la table, du bout de l’ongle.
          Peut-être se penche-t-il en avant, et faisant mine de suivre la conversation, positionne sa main au-dessus du verre de Liam Willis. Peut-être tremble-t-il et en verse-t-il trop, ou peut-être hésite-t-il avant de tout mettre. Qu’après ça, les dés sont jetés.
          Suppositions sans fondement, se raisonne Raph en s’engageant dans l’escalier. Et dans ce cas, pourquoi la boîte en question s’est-elle retrouvée dans la poche de Liam ? Ce détail joue plus en faveur d’un meurtre prémédité, une tentative pour justifier ce qu’on va forcément trouver dans son sang.
          Il n’a aucune preuve, aucun fait, et il est totalement parti pris. Ian Andrews était un salaud manipulateur, ce qui ne fait pas de lui un meurtrier. Ouais. N’empêche que sa théorie explique le comportement de Ian, comment le père de Cassie a pu avaler un somnifère avant de prendre le volant, et pourquoi il n’y a aucun lien avec les meurtres débutant six mois plus tard.
          Il s’immobilise après quelques marches, assailli par une étrange pensée. Ian n’était pas un esprit faible, ni fragile, il s’est déjà heurté à cette idée. Comment a-t-il été tué ? Maîtrisé ? Assommé ? Drogué ? Au Nitrazépam, peut-être… La coïncidence serait troublante. Il hésite une seconde, remonte l’escalier en courant, cherchant fébrilement le dossier de Ian, puis feuillette ce maudit rapport encore une fois.
          Mais il a beau malmener les feuillets, impossible de dénicher le compte rendu d’autopsie. Il est seulement indiqué que Ian Andrews a été déclaré mort par le médecin légiste le dix mai 2003 à vingt heures quarante-deux, après quoi son corps a été transféré à la morgue. Il se précipite sur son ordinateur pour vérifier les fichiers reçus de Londres. Peut-être a-t-il oublié d’en imprimer une partie.
          — Raph ?
          — J’arrive !
          Il n’a rien oublié, le compte rendu n’y est pas. Il éteint l’écran avec résignation et se dirige à nouveau vers l’escalier. Il descend, sourit, blague, verrouille la porte d’entrée sans même y faire attention, échange des poignées de mains alors que chacun regagne sa voiture.
          — Raph ? Lance Sarah. Je peux monter devant ? Je dois encore voir plusieurs détails avec Cassie.
          — Aucun problème, se hâte-t-il de répondre, soulagé.
          Il s’installe à l’arrière, se rencogne contre la vitre et l’air de rien, rédige un mail à Melissa, la femme de Chris, qui lui a transmis tous les fichiers de l’enquête. Se confondant en remerciements et l’assurant de sa discrétion, il négocie, supplie et explique que le rapport d’autopsie de Ian Andrews manque au dossier.
          Bon sang, qu’il déteste ça ! Imaginer que le mari de Cassie est responsable de la mort de ses parents, et ne rien lui dire. Mais en même temps, lui dire quoi ? Elle le traiterait de menteur, fustigerait une jalousie dont il ne peut nier une infime part, sans pouvoir étayer ses accusations.
          Lui faire lire les entretiens de Ian avec la police la détruirait. Il la fait passer pour tout ce qu’elle redoute d’être, tout ce qu’elle déteste avoir été. Alors oui, Raph l’estime capable d’avoir versé un somnifère dans le verre d’un beau-père qui ne lui convenait pas. Mais il tient trop à Cassie pour le lui dire, conclut-il, rangeant son portable avec un soupir.
          — Raph ? Ça va ?
          — Quoi ?
          Il relève les yeux et croise les émeraudes de Cassie, rivées sur lui dans le rétroviseur.
          — Tu fronces.
          — Ah. Tout va bien, je cherche, c’est tout.
          — Et tu trouves ?
          Et un mensonge de plus, un.
          — Non. Désolé.
          Cassie se reconcentre sur la route, Raph sur sa culpabilité. Il ne pourra pas lui dire. Autant passer à autre chose, à une menace qui elle, pèse sur sa vie actuelle. C’est étonnant, d’accord, et jouer de malchance, d’épouser un homme capable de provoquer l’accident de vos parents avant d’être harcelée par un psychopathe, mais Cassie n’est pas banale.
          Raph se rencogne sur la banquette et colle son front à la vitre. Ou bien… et si la suite avait été déclenchée par cet évènement ? Et si quelqu’un savait ? Quelqu’un ayant résolu de venger Liam et Jodie Willis, et blâmant aussi bien Ian que Cassie pour leur disparition, quelqu’un rendu fou par leur mort, prêt à tuer des innocents en représailles.
          Bon. Nouvelle hypothèse, même si ça commence à en faire beaucoup. Dans ce cas, qui ? Un individu connaissant suffisamment Liam pour savoir qu’il ne prenait pas de somnifères, ayant eu accès au dossier de la police pour savoir qu’il en avait dans le corps et qu’il avait dîné avec sa fille et son compagnon, mais ne connaissant pas suffisamment Cassie pour l’innocenter.
          Ne reste plus qu’à faire les mêmes rapprochements que Raph aujourd’hui. Un flic ? Un flic dans la famille ? La famille. La famille avait accès au dossier, non ? Cassie lui dit ne plus en avoir, mais peut-être dans une branche éloignée, ou dans leur passé de hippies…
          Croisant à nouveau les émeraudes du rétroviseur, Raph se force à sourire. Il verra ça demain. S’il continue sur sa lancée, Cassie posera plus de questions, qui ne viendront qu’alourdir sa conscience déjà passablement chargée par sa résolution à lire le dossier complet de Liam et Jodie Willis, et ce sans en parler à leur fille au préalable.
          — Les filles ? Lance-t-il, s’avançant entre les deux sièges. Ça vous dit des travers de porc au Coca ? C’est la seule recette que je maîtrise, avec le poulet au miel, mais ça fait son petit effet.


          Cassie s’en veut. Raph est préoccupé, et c’est à cause d’elle, parce qu’elle le pousse à trouver des informations qu’elle ne trouve pas elle-même. Elle voudrait l’aider, mais autant être lucide. Ses tentatives précédentes n’ont pas été des plus rentables.
          Et puis zut, décide-t-elle, écoutant distraitement Raph et Sarah se chamailler sur le choix du dessert au rayon frais du supermarché. Il a choisi. Il le lui répète suffisamment souvent, il est libre, il a choisi, d’ailleurs la vérité est bien plus simple. Elle n’aime pas voir Raph préoccupé, elle sait pourquoi, mais refuse de mettre en mots un sentiment si terrifiant. Il est là, elle en est consciente, elle ne s’est toujours pas fait hara-kiri. Une victoire après l’autre.
          Elle soupire, détaillant le visage de l’homme de sa nuit et l’ombre qui s’y promène. Quelque chose le tracasse. Pourquoi n’en parle-t-il pas ? Elle n’ira pas à la pêche aux informations, elle a déjà posé la question plusieurs fois.
          Et puis Raph est Raph, quand il a quelque chose à dire, il le dit. S’il se tait, c’est qu’il a une bonne raison et elle se doit de la respecter, que ça lui plaise ou non. Ou bien…  est-elle censée insister ?
          Elle se frotte les tempes en les suivant à la caisse. Elle est fatiguée par sa journée de travail, éprouvée par ces montagnes russes émotionnelles dont elle ne voit pas le bout, agacée par sa propre indécision, plombée de culpabilité, énervée par les embouteillages et par l’orage qui leur est tombé dessus en cours de route.
          Aussi, lorsqu’une mégère en sabots fleuris et jogging lavasse tente de s’insinuer l’air de rien devant leur chariot, y voit-elle une occasion en or de lâcher la pression. Elle est d’autant plus enchantée que la mégère et sa queue de cheval maigrichonne ont le cran de la prendre de haut.


          C’est tout émoustillé par la magistrale démonstration d’argot britannique que Cassie leur a offert, et bizarrement réjoui au souvenir de la blonde battant en retraite avec son caddie, que Raph pénètre à la suite des deux femmes dans l’appartement.
          La tension qui l’habitait a considérablement chuté. Elle disparait tout à fait devant l’apéritif installé sur la table extérieure, la terrasse parsemée de bougies et une Julie se dandinant en son centre, les mains dans les poches.
          — J’espère que je n’ai pas abusé, souffle-t-elle avec un coup d’œil hésitant à Cassie. Sarah a une clé chez elle, et je voulais vous faire une surprise, je me suis dit qu’on serait tous contents de se déten…
          Elle n’achève pas sa phrase, renversée sur un fauteuil par une tornade en slim prune.
          — Ma chérie, c’est adorable, s’exclame Sarah dans son cou. C’est parfait. Hein Cassie, que c’est parfait ?
          — C’est génial, confirme celle-ci. Julie, tu es ici chez toi.
          — Sauf pour les vibromasseurs et les brosses à dent, gargouille Sarah depuis la nuque de sa compagne. Faut pas lui piquer, elle a horreur de ça.
          Raph se rapproche discrètement de Cassie.
          — J’ai bien entendu « vibromasseurs » ?
          — Et brosses à dents, complète-t-elle avec un sourire narquois. On a fait des commandes groupées, avec Sarah. Ça réduit les frais de port.
          — Pour les brosses à dent ?
          — Aussi.
          — Et on reste raisonnable, en termes de taille, ou on parle de mon pire cauchemar ?
          — Pour les brosses à dents ? Tout à fait raisonnable.


          Qui a bien pu inventer l’apéro ? Cassie réfléchit quelques secondes, ennuyée. Elle déposerait volontiers des fleurs sur sa tombe. Même alors que Raph et Sarah résument pour Julie les informations du jour, elle reste curieusement détachée. Et ce par la grâce d’un apéro.
          — Bon, conclut Julie. Donc si je résume, en une journée, on a une nouvelle victime, un vieil accident qui s’avère être un meurtre, un nouvel accident qui n’en est peut-être pas un, une conversation avec un tueur bègue, de l’Adn et une fuite dans la salle de bains. C’est bien ça ?
          — C’est ça, confirme Sarah. Une journée de boulot banale. D’ailleurs Cassie, tu ne m’as pas expliqué comment il a pu forcer tes barrières ?
          — Il ne l’a pas fait. Je l’ai laissé entrer.
          — Pardon ?
          Cassie tergiverse. Mais à la mine de Raph, soit elle le dit, soit il balance tout.
          — Tu m’expliques ? Insiste Sarah.
          — Oui Cassie, explique-lui, renchérit Raph.
          — Pour me défouler, marmonne-t-elle. Je sais ce que vous allez dire, mais j’en avais besoin et ça m’a fait un bien fou. J’espère seulement que… que ce qui est arrivé à la vieille dame n’est pas arrivé à cause de moi.
          Raph cesse de rire. Il enveloppe son genou d’une main, et Cassie soupire en sentant les paillettes bleues s’y étendre.
          — Tu as oublié de leur mentionner un détail, reprend-il. Un détail qui vaut son pesant de cacahuètes, même.
          Il essaye de lui changer les idées. C’est mignon. C’est bizarre. Cassie se concentre sur Sarah, sachant d’avance l’effet que va lui faire la nouvelle.
          — J’étais en train de l’envoyer bouler, explique-t-elle.
          — Raph ?
          — Non. Lui. Je lui ai dit de dégager. Sauf que c’est Raph qui l’a entendu.
          — Et alors ?
          — Et alors, complète Raph avec une grimace, elle a lancé ça dans ma tête. J’ai vraiment pensé vouloir dégager.
          — Tu plaisantes, souffle Sarah.
          — Tu peux faire ça ? S’étonne Julie.
          — Apparemment. Il semblerait que je possède tous les attributs de mon pire cauchemar.
          — Non, rectifie Raph. De ta mère.
          Cassie sourit. Oui, c’est bien, de sa mère. Elle reporte son regard sur Sarah, écarlate et se mordillant nerveusement les lèvres. Quiconque ne connaissant pas Sarah comme elle la connait la croirait constipée.
          — Tu as hurlé dans la tête de Raph, marmonne celle-ci.
          — Ouais, confirme Cassie, guettant l’évolution du processus. Si j’avais su, je lui aurais réclamé un strip-tease.
          Sarah cède. Elle explose de rire et s’effondre sur Julie.
          — C’est trop cool, chuinte-t-elle, le visage écrasé sur l’épaule de sa voisine. Je réclame un contrôle visuel. Fais-lui faire le strip-tease.

          Raph rit jaune. C’est dans sa tête à lui qu’on est entré, et il trouve l’idée moyennement drôle. Mais Cassie rit. Et pour faire rire Cassie, il pourrait leur faire le strip-tease dans la seconde s’il ne portait pas un caleçon rose, souvenir d’un mauvais mélange en machine à laver.
          — Fais-moi plutôt éternuer dans son assiette, grince-t-il. Non, mieux, entre dans sa tête à elle.
          — Oh oui, s’esclaffe Julie. Empêche-la de porter ses vielles culottes en coton gris !
          — Eh ! S’écrie Sarah, se redressant d’un bond.
          — Désolée ma puce, mais il faut faire quelque chose.
          — Ça fait des années que j’essaye de lui faire jeter ces trucs, glousse Cassie. Et elle continue à en racheter.
          — Parce que ça se vend ? Couine Julie.
          — Je demande un contrôle visuel, intervient Raph.
          — Toi, menace Sarah, camembert ou je parle de ton caleçon Superman.
          — Même pas mal.
          Heureusement qu’elle n’a pas vu le rose.
          — Ah ouais ? Et la boîte « Chambre. Personnel. Ne pas ouvrir » dont le fond a cédé dans l’escalier, même pas mal ?
          Raph en reste la bouche ouverte, et s’il est ravi de voir les trois filles hurler de rire, il préférerait de loin que ce ne soit pas à ses dépens.
          — C’est vrai ? Interroge-t-il Cassie d’un œil prudent.
          Les lèvres frémissantes, elle toussote. Mal parti.
          — « Matures et gros lolos », ça te dit quelque chose ?
          — Moi, j’ai adoré « Ça glisse au pays des merveilles », poursuit Sarah. Ce truc est un vrai collector, et ne me lance pas sur ta collection de littérature.
          Cassie a vu ses vieux pornos. Et ben. On l’a déjà foutu dehors pour moins que ça. Il le savait, qu’ils étaient faits l’un pour l’autre.
          — Je ne vois pas du tout de quoi vous parlez, grogne-t-il en se levant. Le carton devait appartenir à ma sœur. Je vais préparer à manger, bande de charognes.
          Il s’éloigne avec un sourire. Derrière lui, Cassie pleure de rire et tant qu’elle pleure de rire, elle ne pense ni à ses parents, ni à madame Ribaudet. 

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