42
Son carnet de croquis et sa boite d’aquarelle à la main, Cassie pénètre dans la salle de bains de Raph. Sylvain, à quatre pattes et un cutter entre les dents, y décolle avec dextérité le scotch de masquage protégeant les plinthes tandis que Sarah fourre un rouleau de plans sous son bras.
— Juste à temps ! S’écrie celle-ci. On était en train de parier.
— Encore ? Et sur quoi ?
— Sur ce que tu as fabriqué avec Raph ce midi avant de nous rejoindre. Monsieur me soutient qu’un homme ne peut pas…
— Stop. Je ne veux même pas savoir. On s’est envoyés en l’air.
— Combien de temps ?
— Quoi, combien de temps ?
— Combien de temps, les galipettes ?
Cassie secoue la tête et se mord les lèvres.
— Aucune idée, il est suffisamment compétent pour que je ne surveille pas ma montre.
— Pas deux fois de suite, intervient Sylvain, retirant le cutter de sa bouche avant de se redresser. Compétent je veux bien, mais pas…
— Il peut la faire grimper aux rideaux deux fois sans repartir au turbin lui-même, objecte Sarah. S’il a…
— Et si vous déguerpissiez, que je puisse bosser ?
Cassie soutient sans broncher leurs mines déçues. Elle ne veut pas parler du rapport d’accident. Pas encore.
— Tu as fini les autres salles de bains ? Demande Sarah
— Celle d’Emilie, oui. Jorge et Fabrice terminent les apprêts dans l’autre, je m’en occuperai après celle-ci.
Sur un hochement de tête, Sarah attrape Sylvain par la ceinture et le traîne dans le couloir. Porte fermée ou pas, la nouvelle cloison coulissante n’épargne à Cassie ni leurs théories sur son endurance, ni le prix qu’ils lui accordent. Elle arrondit les yeux en entendant Sarah parier sur l’outillage de Raph.
Soulagée, tout de même, lorsque les voix dans le couloir abandonnent le sujet de ses ébats pour se concentrer sur l’aménagement des placards, elle s’installe en tailleur, dispose sur le sol aquarelle et coupelle d’eau, puis ferme les yeux et se déverrouille. Pourquoi, face à Raph, n’évoque-t-elle que les détails techniques ? C’est tellement plus que ça. Elle ne lui a jamais dit à quel point, depuis qu’elle la contrôle, la sensation est voluptueuse. Apaisante comme un bain bouillant sur un corps transi. Oui, il faut absolument qu’elle en parle à Raph, soupire-t-elle en basculant sur le dos. Qu’il sache le bien que ça lui fait. Qu’il sache combien, quand elle est fatiguée, quand son écharde est poignard, elle a besoin de cette sensation.
Depuis le déjeuner, sa mémoire bat le rappel. Nostalgie douce-amère, sensations disparues ou bribes de phrases débordant de ses boîtes bien ordonnées. « Je ne toucherai pas à cette saleté chimique ! Si tu veux que je me drogue, donne-moi de l’herbe, ça me rappellera des souvenirs. » « Ton père dort déjà, tu sais bien qu’il s’écroule à vingt-deux heures depuis trente ans… » « J’ai mal à la tête, je ne suis pas à l’agonie… fais-moi plutôt une tisane et garde tes pilules ! » Un sourire complice, une main sur sa nuque, une bourrade taquine. Un bras sur ses épaules et une odeur de lavande. Bon dieu, parfois, qu’ils lui manquent. Son père n’aurait jamais pris ce somnifère. Jamais.
Des picotements tristement familiers assaillent soudainement ses doigts, épingles de glace sur sa peau chauffée à blanc. Ben voyons. Elle se redresse d’un bond et le repousse résolument. Il se fiche bien qu’elle ait besoin de répit, lui, au contraire.
Elle a fait toute la salle de bain d’Emilie au calme, sans agression. C’était trop beau. Encore deux salles de bains à faire, et il ne la lâchera plus. Il est là, à la porte, ruant pour entrer et même en filtrant, elle peut sentir sa fureur. Elle serre les dents. Elle n’a plus qu’à faire abstraction des coups, du froid, de la présence poisseuse, et à boucler son travail rapidement, tout plaisir disparu.
Contrairement à ce que s’imagine Cassie, la police n’a pas cherché bien loin. La thèse de l’accident leur convenait, et puis pourquoi auraient-ils cherché, d’ailleurs ? De son ordinateur en équilibre sur l’accoudoir, Raph lance une recherche internet. Le Nitrazépam agit en trente à soixante minutes. Situant son absorption au beau milieu de ce fameux dîner.
Ça n’a pas de sens. C’est du suicide. Or même en envisageant cette option, pourquoi ne pas simplement avaler la boîte une fois rentré ? Pourquoi entraîner sa femme là-dedans ? Raph lâche un juron et contemple les documents étalés devant lui. Ils étaient quatre à ce dîner, il a un dossier sur chacun d’entre eux.
Lorsque son aquarelle n’a plus qu’à sécher, Cassie n’est plus triste, mais excédée. Alors non, ce n’est sans doute pas judicieux. Mais elle combat sa tristesse avec acharnement depuis des heures, judicieux ou pas, elle s’en tamponne le coquillard.
S’installant en tailleur sur la bâche, elle inspire profondément et débloque ses verrous un à un, marquant une pause, une infime hésitation au moment de faire sauter le dernier rempart. Elle est lucide, elle a pour seul but de le rendre fou de rage. Et si sa vengeance ne représente qu’une chiquenaude à celui qui la tabassait autrefois jusqu’à l’inconscience, c’est la chiquenaude qui change tout, le pétard signalant le début du feu d’artifice, le coup de feu lançant la révolution. Elle relâche résolument le dernier verrou. Une bourrasque enragée s’engouffre aussitôt dans sa tête.
Raph suppose qu’il n’est plus à ça près. D’ailleurs, Cassie doit bien se douter que parmi les dossiers existe son profil, à elle. Il ne l’avait même pas caché, celui-ci. Il tire donc les feuillets de la pile et entame sa lecture, cherchant un détail, un mot, n’importe quoi pour expliquer comment un homme sain d’esprit peut avaler un somnifère avant de prendre le volant. Cinq minutes lui suffisent pour comprendre qu’il ne trouvera rien dans ce torchon, dix pour envoyer valser le dit torchon contre le mur.
Témoignages suspects. Incohérente. Dépressive, anxieuse, instable. Problèmes de concentration. Absence de vision d’avenir. Troubles psychosomatiques, insomnies, déficit de confiance, délires paranoïaques et épisodes schizophrènes. Surveillance rapprochée, suivi psychologique, tests poussés, interrogatoires, harcèlement, coupable, coupable, coupable.
Raph jaillit du fauteuil, traverse au pas de charge la chambre jusqu’à l’atelier, puis l’atelier jusqu’à la chambre et rebelote, sous le regard impassible de Yoda. Délires paranoïaques ! Il voudrait les y voir, après six mois de torture mentale. Voilà bien l’Homme dans toute sa splendeur. Si c’est inexplicable, c’est forcément dans sa tête, ou comment pousser toujours plus bas quelqu’un qui se noie.
Il serre les poings au fond de ses poches. Si seulement il pouvait mettre la main sur ce satané punching-ball… à défaut, il va prendre cinq minutes pour se calmer puis aller voir comment s’en sort sa rouquine.
— Cassandra ! Siffle la bourrasque. Je t’ai interdit de….
— Je m’en tape. Tu as un truc à dire ?
Oh, que c’est bon. Il ne répond pas immédiatement. Mais le rythme de sa respiration lui indique que d’une, il entend parfaitement les mots qu’elle ne prononce pas, de deux, son interruption cavalière a eu l’effet escompté.
— Te voilà bien grossière, reprend-il avec un effort perceptible.
— Ouais, et t’as encore rien vu. Alors ? Un truc à dire ou c’est juste pour le show ?
— Ne me provoque pas, Cass…
— Tu sais mon grand, va vraiment falloir arrêter avec les ordres, ça commence à virer à l’obsession.
— Je… je… je vais te…
— C’est ça. Profites de ton temps libre pour apprendre à parler sans bégayer. Moi, j’ai du boulot.
— Tais-toi, sale pute ! Je vais te…
— Tu vas te remettre à radoter, oui. Je vais mourir, tu vas me sauter, ou en tous cas essayer, tu es le plus grand et le plus fort, on n’a qu’à dire que par défaut, je sais déjà tout ça. Sinon, quoi de neuf ?
— Espèce de pauvre petite… tu n’as pas la moindre idée de…
— Ouais, ouais. C’est pas tout ça mais j’ai des trucs à faire, alors écoute-moi bien, parce que je vais te parler du fond du cœur.
Le halo bleu envahit son champ de vision à la seconde exacte où Cassie charge toute sa haine dans un simple mot.
— Dégage !
— Pardon.
— Raph ? S’étonne-t-elle tout en se verrouillant.
Traversant faiblement les doubles vitrages depuis la rue, tout en bas, le fracas du verre brisé ne suffit pas à détourner son attention de Raph qui s’apprête à refermer la porte.
— Raph, attends ! Tout va bien ?
Il s’immobilise avant de lui faire face, sourcils froncés.
— Oui. Non.
— Qu’est-ce-qui se passe ?
— Je ne sais pas, répond-il, l’air franchement perplexe. Rien. Ce n’est rien.
— Raph ! Qu’est-ce-qu’il y a ?
Il hésite et frotte la bâche de son pied nu, visiblement embarrassé.
— C’est ridicule, juste une drôle d’impression. Je voulais te voir, et puis je ne sais plus… j’ai ressenti un besoin urgent de ficher le camp, et je…
Cassie sent son cœur tressauter. Très lentement, elle frictionne ses mains tâchées l’une contre l’autre avant de se lever.
— Et ?
— Et je ne me rappelle pas pourquoi j’ai voulu repartir alors que je venais d’entrer. J’ai un blanc.
— Est-ce-que je parlais à voix haute, quand tu es entré ?
C’est ça, forcément. Elle a parlé.
— Non.
Murmuré, au moins.
— Tu n’as rien entendu ?
— Euh… non. J’ai juste eu envie de partir.
— De dégager.
— Exactement ! Je me suis dit « Raph, dégage ! ». Sauf que je ne vois pas pourquoi vu que je voulais te parler. Bref, peu importe.
Nom de dieu. Cassie passe une main fébrile dans ses boucles et se laisse tomber sur le bord de la baignoire en calcaire. Non seulement Raph a entendu ce qu’elle a pensé, mais son cerveau l’a enrobé de façon à lui faire accepter l’idée comme sienne.
Raph hausse un sourcil et s’approche pour s’accroupir devant Cassie, dont la mine choquée n’augure rien de bon.
— Cassie ? Ça va ?
— Je peux faire la même chose que lui.
— Faire quoi ? Comme qui ?
— Quand tu es entré, j’étais en train de l’envoyer bouler. Lui. J’essayais de faire ça en pensée, et je lui ai dit « dégage ». En pensée. Ta couleur m’a inondée à peine une fraction de seconde avant, et il semblerait que tu aies reçu le message à sa place.
Raph reste un long moment sans bouger, cherchant désespérément une étincelle d’humour dans les émeraudes. Quand il a perdu tout espoir, il se redresse pour se laisser tomber à côté d’elle sur la baignoire bâchée.
— Tu ne plaisantes pas, murmure-t-il à regret.
— Je suis désolée, Raph, je ne savais même pas que…
— Tu viens d’injecter une pensée à toi dans mon cerveau, et je n’ai rien remarqué.
— Oui.
— C’est bizarre.
— Je sais.
— Pas toi, soupire-t-il. Ça. Je veux dire… c’était une pensée incongrue, illogique, et pourtant…
— Tu ne l’as pas mise en doute.
— Pas une seconde. Après, oui, mais si tu ne m’avais pas rappelé… ou si ? Je ne sais pas, mais nom de nom, personne ne devrait pouvoir faire ça ! S’exclame-t-il en se frottant la nuque. Je n’aime pas cette idée. Jamais, jamais, je n’aurais deviné… bon sang ! Ça m’énerve !
Raph sait qu’il n’est pas très subtil, mais zut. S’il veut bien dépasser ses certitudes, aller de l’avant et oublier la logique, il faudrait tout de même penser à faire une pause de temps en temps. Maintenant, par exemple.
A sa grande surprise pourtant, Cassie ne se vexe pas. Elle se contente de lui pincer le menton entre deux doigts pour le tourner vers elle.
— Raph, souffle-t-elle. Regarde-moi. Je sais que c’est désagréable, et j’en suis désolée. Même venant de moi, même pour une idée aussi bête, quelqu’un vient de violer ton esprit. Il n’est pas entraîné à distinguer les pensées étrangères des tiennes. Et je te rappelle qu’en dépit de mes soi-disant dons, il y a huit ans, je n’ai pas deviné non plus que ce salaud distillait son poison dans mon cerveau. Tu n’aurais rien pu y faire. Mais encore une fois, j’en suis navrée.
— J’ai l’impression de ne plus avoir de libre-arbitre, avoue-t-il en expédiant un coup de talon contre la baignoire. Que tu pourrais me faire faire n’importe quoi.
— Non. Mais si je le pouvais, je te ferais arrêter les coups de pied dans ta baignoire toute neuve.
Raph sourit, toute colère évacuée. Il n’a jamais été très conservateur côté colère, de toute façon, mais Cassie qui le fait rire pour oublier, c’est nouveau. Et très plaisant.
— Et personne ne touchera à ton libre-arbitre, reprend-elle. Ce n’est pas pour rien qu’il ne cible que des esprits fragilisés. Si c’est possible de souffler une idée à quelqu’un, c’est autre chose de le faire lutter contre sa nature. Rien que là, tu t’es interrogé sur ta pensée à peine une seconde plus tard, alors imagine si je te demandais de jeter toutes tes BD ?
— Le jour où tu jetteras tes bottines.
— C’est bien ce que je disais, sourit-elle. Il lui faut des esprits abîmés, déjà fissurés, faciles à faire douter. Et encore, il doit les harceler constamment pour arriver à ses fins. Jusqu’à ce que la raison lâche prise et accepte sans broncher tout ce qu’on lui suggère. Alors si éventuellement, il pourrait te faire prendre la porte de gauche plutôt que celle de droite, il ne fera jamais faire quelque chose que tu ne veux pas.
Raph est rassuré depuis longtemps. Mais voir sa rouquine sans armure se mettre en quatre pour le rassurer, c’est bon.
— Et je te promets de faire attention, ajoute-t-elle. Mais je n’avais vraiment aucune idée de…
— Je sais, ma belle, la coupe-t-il. Je sais et je ne t’en veux même pas un peu. Mais sur le coup, c’est juste…
— Je sais.
— Oui, tu sais, murmure pensivement Raph en la dévisageant.
D’un coup, il perçoit une bribe de plus de ce qu’elle a subi. Et n’en est que plus admiratif.
Zut. Voilà qu’il lui refait le coup du feu de cheminée devant le glaçon, et ça marche. Cassie fond. Elle baisse les yeux pour échapper à la fournaise, tombe sur son aquarelle en train de sécher au sol et se redresse brusquement.
— Mince, grogne-t-elle. Il faut absolument que je termine ça. Qu’est-ce-que tu voulais me dire ?
— Viens me voir quand tu auras fini, se contente-t-il de répondre, se levant à son tour. Je voulais juste savoir comment tu te sentais.
Cassie se contente d’un sourire, et se détourne, tiraillée entre l’envie de lui dire que tout va bien et la tentation de se laisser aller contre lui. Le corps de Raph ne lui laisse pas le temps de trancher. Il se replie sur son dos, ses bras enveloppent sa taille, un menton rugueux atterrit dans son cou et contre toute attente, le cœur de Cassie papillonne.
— Mon cœur vient de papillonner, souffle-t-elle avec stupeur, totalement immobile.
Elle se mord les lèvres. Trente-deux ans, et elle roucoule comme une midinette. Mais papillonner ! A son âge ! Depuis la mort de ses parents, elle l’a senti battre, se serrer, se briser. Dégeler, frémir, s’apaiser, même. Mais ça…
— Et c’est bon signe ? Chuchote-t-il contre son cou.
— Ça dépend pour qui, mais ça faisait longtemps. Bon, je…
— Merci de me l’avoir dit, glisse-t-il en lui bécotant la nuque. Je t’attends à côté.
Il fait deux pas vers la porte.
— Cassie ?
Déjà agenouillée devant son aquarelle pour détourner son attention des tribulations de son cœur, elle lève les yeux.
— Mmm ?
— Qu’est-ce-que tu lui as dit ?
— Tu veux vraiment savoir ?
— Tu l’as nargué.
— Un peu.
Il l’étudie quelques secondes, le regard sombre, avant de se détourner en soupirant.
Raph n’aime pas savoir que quelqu’un peut se glisser dans sa tête, Cassie ou un autre. Il est certain, pourtant, qu’elle ne s’en servira jamais, ou sinon par accident. Ce qui n’empêche pas le principe d’être perturbant. Finalement, se dit-il en vérifiant ses mails, il n’avait jamais réalisé à quel point pareille intrusion est violente. C’est le domaine le plus privé, le plus intouchable, le plus inattaquable d’un être humain.
Il effectue rapidement la modification d’un fichier réclamée par un client, appelle l’imprimeur pour les épreuves d’une brochure, prépare un devis et deux factures. Puis reprend place dans son fauteuil avec un crayon et un paquet d’Oréo qu’il n’a pas le temps d’entamer, bien obligé de le lâcher pour sortir son portable de sa poche.
— Allo ?
— Raph ? C’est moi.
— Salut sœurette. Ça y est, le congrès est fini ?
— Oui, mais je dois prolonger mon séjour. Ils ont besoin de moi plus longtemps que prévu, je dois former un nouveau. Je ne rentrerai que demain ou après-demain.
— D’accord, soupire-t-il. Tiens-moi au courant. Emilie… comment tu vas ?
Silence. Il ne cherche pas à le rompre. Si elle veut esquiver la question, il ne l’y aidera pas.
— En fait, finit-elle par reprendre, je vais mieux. Prendre l’air m’a fait du bien. Le plus dur est passé, ne t’inquiète pas.
Le plus dur est passé ? Elle va mieux ? Raph ne sait pas trop quoi dire, déshabitué qu’il est à entendre ce genre de mots dans la bouche de sa sœur.
— Bon, je dois te laisser. A très bientôt.
— Je t’aime, lance Raph à une ligne déjà coupée.
Il soupire, les yeux rivés à son portable. Il ne sait plus quoi penser. La voix désincarnée de sa sœur ne collait pas avec ses propos optimistes. Mais puisqu’il ne peut rien faire d’autre et que seul son téléphone l’a entendu, il compose rapidement un message pour rappeler à sa sœur qu’il l’aime.
— Raph ?
Après trois légers coups, la cloison de son atelier coulisse sans bruit, livrant passage à une éruption de boucles rousses retenues par un morceau de câble électrique. Il adore surprendre Cassie dans une journée de travail. Elle finit toujours pas dompter sa crinière avec ce qui lui tombe sous la main, élastique, bout de tissu, crayon ou tournevis piqué dans sa cascade rougeoyante. Il l’a même croisée une fois avec du scotch de masquage dans les cheveux. Comment elle s’y prend pour transformer un morceau de scotch en objet de désir, là réside tout le mystère de son pouvoir sur lui.
— Ça t’ennuie si on discute plus tard ? Supplie-t-elle quasiment. Les plombiers sont en bas, il y a une fuite à l’un des lavabos, Magali a un problème avec un fauteuil, une galerie s’est trompée dans les tableaux qu’elle a livrés, il me reste les couleurs de la salle de bains de ta sœur à définir et il faut que je termine son bureau avant qu’elle rentre.
— Là-dessus, je peux te soulager. Elle vient d’appeler, elle ne rentrera que demain ou après-demain.
— Génial ! Enfin, je veux dire…
— Je sais ce que tu veux dire, sourit Raph.
— Du coup, tu… tu es seul, ce soir ?
Le sourire de Raph s’élargit. Lui, ça fait deux semaines que son cœur papillonne, mais il ne se lasse pas du phénomène.
— Oui, confirme-t-il.
— Et tu… dors ici ?
— Ça dépend de toi.
— Pourquoi ?
— Parce que si tu n’en as pas marre, j’aimerais l’entendre.
Lorsqu’il la voit prendre son souffle, il chavire. Elle n’a même pas hésité.
— Ça me ferait plaisir que tu dormes avec moi, bredouille-t-elle avec une grimace.
— A moi encore plus, réplique-t-il en s’approchant pour la prendre dans ses bras.
— Tu as trouvé plus d’informations sur cette histoire de somnifères ?
— Non.
— Bon.
Elle pose le nez contre son torse, tape du pied puis soupire, le réduisant à l’état d’esclave par son simple langage corporel.
— Cassie… ça va ?
— Ça ira, répond-elle en se libérant, sa boucle coupée rebondissant contre sa joue. Je suis en vie.
Pour combien de temps ? Raph la laisse s’enfuir, les bras ballants. Puis retourne à son fauteuil et après une infime hésitation, extirpe de son étagère le dossier de Ian Andrews.
— Juste à temps ! S’écrie celle-ci. On était en train de parier.
— Encore ? Et sur quoi ?
— Sur ce que tu as fabriqué avec Raph ce midi avant de nous rejoindre. Monsieur me soutient qu’un homme ne peut pas…
— Stop. Je ne veux même pas savoir. On s’est envoyés en l’air.
— Combien de temps ?
— Quoi, combien de temps ?
— Combien de temps, les galipettes ?
Cassie secoue la tête et se mord les lèvres.
— Aucune idée, il est suffisamment compétent pour que je ne surveille pas ma montre.
— Pas deux fois de suite, intervient Sylvain, retirant le cutter de sa bouche avant de se redresser. Compétent je veux bien, mais pas…
— Il peut la faire grimper aux rideaux deux fois sans repartir au turbin lui-même, objecte Sarah. S’il a…
— Et si vous déguerpissiez, que je puisse bosser ?
Cassie soutient sans broncher leurs mines déçues. Elle ne veut pas parler du rapport d’accident. Pas encore.
— Tu as fini les autres salles de bains ? Demande Sarah
— Celle d’Emilie, oui. Jorge et Fabrice terminent les apprêts dans l’autre, je m’en occuperai après celle-ci.
Sur un hochement de tête, Sarah attrape Sylvain par la ceinture et le traîne dans le couloir. Porte fermée ou pas, la nouvelle cloison coulissante n’épargne à Cassie ni leurs théories sur son endurance, ni le prix qu’ils lui accordent. Elle arrondit les yeux en entendant Sarah parier sur l’outillage de Raph.
Soulagée, tout de même, lorsque les voix dans le couloir abandonnent le sujet de ses ébats pour se concentrer sur l’aménagement des placards, elle s’installe en tailleur, dispose sur le sol aquarelle et coupelle d’eau, puis ferme les yeux et se déverrouille. Pourquoi, face à Raph, n’évoque-t-elle que les détails techniques ? C’est tellement plus que ça. Elle ne lui a jamais dit à quel point, depuis qu’elle la contrôle, la sensation est voluptueuse. Apaisante comme un bain bouillant sur un corps transi. Oui, il faut absolument qu’elle en parle à Raph, soupire-t-elle en basculant sur le dos. Qu’il sache le bien que ça lui fait. Qu’il sache combien, quand elle est fatiguée, quand son écharde est poignard, elle a besoin de cette sensation.
Depuis le déjeuner, sa mémoire bat le rappel. Nostalgie douce-amère, sensations disparues ou bribes de phrases débordant de ses boîtes bien ordonnées. « Je ne toucherai pas à cette saleté chimique ! Si tu veux que je me drogue, donne-moi de l’herbe, ça me rappellera des souvenirs. » « Ton père dort déjà, tu sais bien qu’il s’écroule à vingt-deux heures depuis trente ans… » « J’ai mal à la tête, je ne suis pas à l’agonie… fais-moi plutôt une tisane et garde tes pilules ! » Un sourire complice, une main sur sa nuque, une bourrade taquine. Un bras sur ses épaules et une odeur de lavande. Bon dieu, parfois, qu’ils lui manquent. Son père n’aurait jamais pris ce somnifère. Jamais.
Des picotements tristement familiers assaillent soudainement ses doigts, épingles de glace sur sa peau chauffée à blanc. Ben voyons. Elle se redresse d’un bond et le repousse résolument. Il se fiche bien qu’elle ait besoin de répit, lui, au contraire.
Elle a fait toute la salle de bain d’Emilie au calme, sans agression. C’était trop beau. Encore deux salles de bains à faire, et il ne la lâchera plus. Il est là, à la porte, ruant pour entrer et même en filtrant, elle peut sentir sa fureur. Elle serre les dents. Elle n’a plus qu’à faire abstraction des coups, du froid, de la présence poisseuse, et à boucler son travail rapidement, tout plaisir disparu.
Contrairement à ce que s’imagine Cassie, la police n’a pas cherché bien loin. La thèse de l’accident leur convenait, et puis pourquoi auraient-ils cherché, d’ailleurs ? De son ordinateur en équilibre sur l’accoudoir, Raph lance une recherche internet. Le Nitrazépam agit en trente à soixante minutes. Situant son absorption au beau milieu de ce fameux dîner.
Ça n’a pas de sens. C’est du suicide. Or même en envisageant cette option, pourquoi ne pas simplement avaler la boîte une fois rentré ? Pourquoi entraîner sa femme là-dedans ? Raph lâche un juron et contemple les documents étalés devant lui. Ils étaient quatre à ce dîner, il a un dossier sur chacun d’entre eux.
Lorsque son aquarelle n’a plus qu’à sécher, Cassie n’est plus triste, mais excédée. Alors non, ce n’est sans doute pas judicieux. Mais elle combat sa tristesse avec acharnement depuis des heures, judicieux ou pas, elle s’en tamponne le coquillard.
S’installant en tailleur sur la bâche, elle inspire profondément et débloque ses verrous un à un, marquant une pause, une infime hésitation au moment de faire sauter le dernier rempart. Elle est lucide, elle a pour seul but de le rendre fou de rage. Et si sa vengeance ne représente qu’une chiquenaude à celui qui la tabassait autrefois jusqu’à l’inconscience, c’est la chiquenaude qui change tout, le pétard signalant le début du feu d’artifice, le coup de feu lançant la révolution. Elle relâche résolument le dernier verrou. Une bourrasque enragée s’engouffre aussitôt dans sa tête.
Raph suppose qu’il n’est plus à ça près. D’ailleurs, Cassie doit bien se douter que parmi les dossiers existe son profil, à elle. Il ne l’avait même pas caché, celui-ci. Il tire donc les feuillets de la pile et entame sa lecture, cherchant un détail, un mot, n’importe quoi pour expliquer comment un homme sain d’esprit peut avaler un somnifère avant de prendre le volant. Cinq minutes lui suffisent pour comprendre qu’il ne trouvera rien dans ce torchon, dix pour envoyer valser le dit torchon contre le mur.
Témoignages suspects. Incohérente. Dépressive, anxieuse, instable. Problèmes de concentration. Absence de vision d’avenir. Troubles psychosomatiques, insomnies, déficit de confiance, délires paranoïaques et épisodes schizophrènes. Surveillance rapprochée, suivi psychologique, tests poussés, interrogatoires, harcèlement, coupable, coupable, coupable.
Raph jaillit du fauteuil, traverse au pas de charge la chambre jusqu’à l’atelier, puis l’atelier jusqu’à la chambre et rebelote, sous le regard impassible de Yoda. Délires paranoïaques ! Il voudrait les y voir, après six mois de torture mentale. Voilà bien l’Homme dans toute sa splendeur. Si c’est inexplicable, c’est forcément dans sa tête, ou comment pousser toujours plus bas quelqu’un qui se noie.
Il serre les poings au fond de ses poches. Si seulement il pouvait mettre la main sur ce satané punching-ball… à défaut, il va prendre cinq minutes pour se calmer puis aller voir comment s’en sort sa rouquine.
— Cassandra ! Siffle la bourrasque. Je t’ai interdit de….
— Je m’en tape. Tu as un truc à dire ?
Oh, que c’est bon. Il ne répond pas immédiatement. Mais le rythme de sa respiration lui indique que d’une, il entend parfaitement les mots qu’elle ne prononce pas, de deux, son interruption cavalière a eu l’effet escompté.
— Te voilà bien grossière, reprend-il avec un effort perceptible.
— Ouais, et t’as encore rien vu. Alors ? Un truc à dire ou c’est juste pour le show ?
— Ne me provoque pas, Cass…
— Tu sais mon grand, va vraiment falloir arrêter avec les ordres, ça commence à virer à l’obsession.
— Je… je… je vais te…
— C’est ça. Profites de ton temps libre pour apprendre à parler sans bégayer. Moi, j’ai du boulot.
— Tais-toi, sale pute ! Je vais te…
— Tu vas te remettre à radoter, oui. Je vais mourir, tu vas me sauter, ou en tous cas essayer, tu es le plus grand et le plus fort, on n’a qu’à dire que par défaut, je sais déjà tout ça. Sinon, quoi de neuf ?
— Espèce de pauvre petite… tu n’as pas la moindre idée de…
— Ouais, ouais. C’est pas tout ça mais j’ai des trucs à faire, alors écoute-moi bien, parce que je vais te parler du fond du cœur.
Le halo bleu envahit son champ de vision à la seconde exacte où Cassie charge toute sa haine dans un simple mot.
— Dégage !
— Pardon.
— Raph ? S’étonne-t-elle tout en se verrouillant.
Traversant faiblement les doubles vitrages depuis la rue, tout en bas, le fracas du verre brisé ne suffit pas à détourner son attention de Raph qui s’apprête à refermer la porte.
— Raph, attends ! Tout va bien ?
Il s’immobilise avant de lui faire face, sourcils froncés.
— Oui. Non.
— Qu’est-ce-qui se passe ?
— Je ne sais pas, répond-il, l’air franchement perplexe. Rien. Ce n’est rien.
— Raph ! Qu’est-ce-qu’il y a ?
Il hésite et frotte la bâche de son pied nu, visiblement embarrassé.
— C’est ridicule, juste une drôle d’impression. Je voulais te voir, et puis je ne sais plus… j’ai ressenti un besoin urgent de ficher le camp, et je…
Cassie sent son cœur tressauter. Très lentement, elle frictionne ses mains tâchées l’une contre l’autre avant de se lever.
— Et ?
— Et je ne me rappelle pas pourquoi j’ai voulu repartir alors que je venais d’entrer. J’ai un blanc.
— Est-ce-que je parlais à voix haute, quand tu es entré ?
C’est ça, forcément. Elle a parlé.
— Non.
Murmuré, au moins.
— Tu n’as rien entendu ?
— Euh… non. J’ai juste eu envie de partir.
— De dégager.
— Exactement ! Je me suis dit « Raph, dégage ! ». Sauf que je ne vois pas pourquoi vu que je voulais te parler. Bref, peu importe.
Nom de dieu. Cassie passe une main fébrile dans ses boucles et se laisse tomber sur le bord de la baignoire en calcaire. Non seulement Raph a entendu ce qu’elle a pensé, mais son cerveau l’a enrobé de façon à lui faire accepter l’idée comme sienne.
Raph hausse un sourcil et s’approche pour s’accroupir devant Cassie, dont la mine choquée n’augure rien de bon.
— Cassie ? Ça va ?
— Je peux faire la même chose que lui.
— Faire quoi ? Comme qui ?
— Quand tu es entré, j’étais en train de l’envoyer bouler. Lui. J’essayais de faire ça en pensée, et je lui ai dit « dégage ». En pensée. Ta couleur m’a inondée à peine une fraction de seconde avant, et il semblerait que tu aies reçu le message à sa place.
Raph reste un long moment sans bouger, cherchant désespérément une étincelle d’humour dans les émeraudes. Quand il a perdu tout espoir, il se redresse pour se laisser tomber à côté d’elle sur la baignoire bâchée.
— Tu ne plaisantes pas, murmure-t-il à regret.
— Je suis désolée, Raph, je ne savais même pas que…
— Tu viens d’injecter une pensée à toi dans mon cerveau, et je n’ai rien remarqué.
— Oui.
— C’est bizarre.
— Je sais.
— Pas toi, soupire-t-il. Ça. Je veux dire… c’était une pensée incongrue, illogique, et pourtant…
— Tu ne l’as pas mise en doute.
— Pas une seconde. Après, oui, mais si tu ne m’avais pas rappelé… ou si ? Je ne sais pas, mais nom de nom, personne ne devrait pouvoir faire ça ! S’exclame-t-il en se frottant la nuque. Je n’aime pas cette idée. Jamais, jamais, je n’aurais deviné… bon sang ! Ça m’énerve !
Raph sait qu’il n’est pas très subtil, mais zut. S’il veut bien dépasser ses certitudes, aller de l’avant et oublier la logique, il faudrait tout de même penser à faire une pause de temps en temps. Maintenant, par exemple.
A sa grande surprise pourtant, Cassie ne se vexe pas. Elle se contente de lui pincer le menton entre deux doigts pour le tourner vers elle.
— Raph, souffle-t-elle. Regarde-moi. Je sais que c’est désagréable, et j’en suis désolée. Même venant de moi, même pour une idée aussi bête, quelqu’un vient de violer ton esprit. Il n’est pas entraîné à distinguer les pensées étrangères des tiennes. Et je te rappelle qu’en dépit de mes soi-disant dons, il y a huit ans, je n’ai pas deviné non plus que ce salaud distillait son poison dans mon cerveau. Tu n’aurais rien pu y faire. Mais encore une fois, j’en suis navrée.
— J’ai l’impression de ne plus avoir de libre-arbitre, avoue-t-il en expédiant un coup de talon contre la baignoire. Que tu pourrais me faire faire n’importe quoi.
— Non. Mais si je le pouvais, je te ferais arrêter les coups de pied dans ta baignoire toute neuve.
Raph sourit, toute colère évacuée. Il n’a jamais été très conservateur côté colère, de toute façon, mais Cassie qui le fait rire pour oublier, c’est nouveau. Et très plaisant.
— Et personne ne touchera à ton libre-arbitre, reprend-elle. Ce n’est pas pour rien qu’il ne cible que des esprits fragilisés. Si c’est possible de souffler une idée à quelqu’un, c’est autre chose de le faire lutter contre sa nature. Rien que là, tu t’es interrogé sur ta pensée à peine une seconde plus tard, alors imagine si je te demandais de jeter toutes tes BD ?
— Le jour où tu jetteras tes bottines.
— C’est bien ce que je disais, sourit-elle. Il lui faut des esprits abîmés, déjà fissurés, faciles à faire douter. Et encore, il doit les harceler constamment pour arriver à ses fins. Jusqu’à ce que la raison lâche prise et accepte sans broncher tout ce qu’on lui suggère. Alors si éventuellement, il pourrait te faire prendre la porte de gauche plutôt que celle de droite, il ne fera jamais faire quelque chose que tu ne veux pas.
Raph est rassuré depuis longtemps. Mais voir sa rouquine sans armure se mettre en quatre pour le rassurer, c’est bon.
— Et je te promets de faire attention, ajoute-t-elle. Mais je n’avais vraiment aucune idée de…
— Je sais, ma belle, la coupe-t-il. Je sais et je ne t’en veux même pas un peu. Mais sur le coup, c’est juste…
— Je sais.
— Oui, tu sais, murmure pensivement Raph en la dévisageant.
D’un coup, il perçoit une bribe de plus de ce qu’elle a subi. Et n’en est que plus admiratif.
Zut. Voilà qu’il lui refait le coup du feu de cheminée devant le glaçon, et ça marche. Cassie fond. Elle baisse les yeux pour échapper à la fournaise, tombe sur son aquarelle en train de sécher au sol et se redresse brusquement.
— Mince, grogne-t-elle. Il faut absolument que je termine ça. Qu’est-ce-que tu voulais me dire ?
— Viens me voir quand tu auras fini, se contente-t-il de répondre, se levant à son tour. Je voulais juste savoir comment tu te sentais.
Cassie se contente d’un sourire, et se détourne, tiraillée entre l’envie de lui dire que tout va bien et la tentation de se laisser aller contre lui. Le corps de Raph ne lui laisse pas le temps de trancher. Il se replie sur son dos, ses bras enveloppent sa taille, un menton rugueux atterrit dans son cou et contre toute attente, le cœur de Cassie papillonne.
— Mon cœur vient de papillonner, souffle-t-elle avec stupeur, totalement immobile.
Elle se mord les lèvres. Trente-deux ans, et elle roucoule comme une midinette. Mais papillonner ! A son âge ! Depuis la mort de ses parents, elle l’a senti battre, se serrer, se briser. Dégeler, frémir, s’apaiser, même. Mais ça…
— Et c’est bon signe ? Chuchote-t-il contre son cou.
— Ça dépend pour qui, mais ça faisait longtemps. Bon, je…
— Merci de me l’avoir dit, glisse-t-il en lui bécotant la nuque. Je t’attends à côté.
Il fait deux pas vers la porte.
— Cassie ?
Déjà agenouillée devant son aquarelle pour détourner son attention des tribulations de son cœur, elle lève les yeux.
— Mmm ?
— Qu’est-ce-que tu lui as dit ?
— Tu veux vraiment savoir ?
— Tu l’as nargué.
— Un peu.
Il l’étudie quelques secondes, le regard sombre, avant de se détourner en soupirant.
Raph n’aime pas savoir que quelqu’un peut se glisser dans sa tête, Cassie ou un autre. Il est certain, pourtant, qu’elle ne s’en servira jamais, ou sinon par accident. Ce qui n’empêche pas le principe d’être perturbant. Finalement, se dit-il en vérifiant ses mails, il n’avait jamais réalisé à quel point pareille intrusion est violente. C’est le domaine le plus privé, le plus intouchable, le plus inattaquable d’un être humain.
Il effectue rapidement la modification d’un fichier réclamée par un client, appelle l’imprimeur pour les épreuves d’une brochure, prépare un devis et deux factures. Puis reprend place dans son fauteuil avec un crayon et un paquet d’Oréo qu’il n’a pas le temps d’entamer, bien obligé de le lâcher pour sortir son portable de sa poche.
— Allo ?
— Raph ? C’est moi.
— Salut sœurette. Ça y est, le congrès est fini ?
— Oui, mais je dois prolonger mon séjour. Ils ont besoin de moi plus longtemps que prévu, je dois former un nouveau. Je ne rentrerai que demain ou après-demain.
— D’accord, soupire-t-il. Tiens-moi au courant. Emilie… comment tu vas ?
Silence. Il ne cherche pas à le rompre. Si elle veut esquiver la question, il ne l’y aidera pas.
— En fait, finit-elle par reprendre, je vais mieux. Prendre l’air m’a fait du bien. Le plus dur est passé, ne t’inquiète pas.
Le plus dur est passé ? Elle va mieux ? Raph ne sait pas trop quoi dire, déshabitué qu’il est à entendre ce genre de mots dans la bouche de sa sœur.
— Bon, je dois te laisser. A très bientôt.
— Je t’aime, lance Raph à une ligne déjà coupée.
Il soupire, les yeux rivés à son portable. Il ne sait plus quoi penser. La voix désincarnée de sa sœur ne collait pas avec ses propos optimistes. Mais puisqu’il ne peut rien faire d’autre et que seul son téléphone l’a entendu, il compose rapidement un message pour rappeler à sa sœur qu’il l’aime.
— Raph ?
Après trois légers coups, la cloison de son atelier coulisse sans bruit, livrant passage à une éruption de boucles rousses retenues par un morceau de câble électrique. Il adore surprendre Cassie dans une journée de travail. Elle finit toujours pas dompter sa crinière avec ce qui lui tombe sous la main, élastique, bout de tissu, crayon ou tournevis piqué dans sa cascade rougeoyante. Il l’a même croisée une fois avec du scotch de masquage dans les cheveux. Comment elle s’y prend pour transformer un morceau de scotch en objet de désir, là réside tout le mystère de son pouvoir sur lui.
— Ça t’ennuie si on discute plus tard ? Supplie-t-elle quasiment. Les plombiers sont en bas, il y a une fuite à l’un des lavabos, Magali a un problème avec un fauteuil, une galerie s’est trompée dans les tableaux qu’elle a livrés, il me reste les couleurs de la salle de bains de ta sœur à définir et il faut que je termine son bureau avant qu’elle rentre.
— Là-dessus, je peux te soulager. Elle vient d’appeler, elle ne rentrera que demain ou après-demain.
— Génial ! Enfin, je veux dire…
— Je sais ce que tu veux dire, sourit Raph.
— Du coup, tu… tu es seul, ce soir ?
Le sourire de Raph s’élargit. Lui, ça fait deux semaines que son cœur papillonne, mais il ne se lasse pas du phénomène.
— Oui, confirme-t-il.
— Et tu… dors ici ?
— Ça dépend de toi.
— Pourquoi ?
— Parce que si tu n’en as pas marre, j’aimerais l’entendre.
Lorsqu’il la voit prendre son souffle, il chavire. Elle n’a même pas hésité.
— Ça me ferait plaisir que tu dormes avec moi, bredouille-t-elle avec une grimace.
— A moi encore plus, réplique-t-il en s’approchant pour la prendre dans ses bras.
— Tu as trouvé plus d’informations sur cette histoire de somnifères ?
— Non.
— Bon.
Elle pose le nez contre son torse, tape du pied puis soupire, le réduisant à l’état d’esclave par son simple langage corporel.
— Cassie… ça va ?
— Ça ira, répond-elle en se libérant, sa boucle coupée rebondissant contre sa joue. Je suis en vie.
Pour combien de temps ? Raph la laisse s’enfuir, les bras ballants. Puis retourne à son fauteuil et après une infime hésitation, extirpe de son étagère le dossier de Ian Andrews.