40
Raph est un homme rationnel. S’il en déplore le gâchis, s’il condamne de tout son être un tel acte, il sait qu’il n’est pour rien dans la mort d’Annabelle Mira. Ni lui, ni Cassie. Ils n’auraient pu ni la prévoir, ni l’empêcher, et mettre la police au courant de leur affaire n’aurait servi à rien, excepté, sans doute, à stigmatiser un peu plus Cassie.
Il ferme tous ses logiciels et met l’écran en veille, satisfait d’avoir bouclé en une heure toutes les tâches urgentes. Rationnel ou pas, et même exempt de culpabilité, il ressent un besoin vital de se croire utile. Il migre donc jusqu’au fauteuil de cuir fauve, manifestant ostensiblement son statut de favori au centre d’un harem de livres, croquis ou dossiers en tous genres.
Annabelle Mira avait une famille. Vivraient-ils mieux la mort de leur fille, de leur sœur, de leur cousine, avec le mensonge de son suicide ? Penseraient-ils qu’elle s’est finalement échappée d’un monde ne lui convenant plus ? Ou à l’inverse, feraient-ils plus facilement leur deuil avec l’idée qu’elle n’a pas choisi ? Que sa mort est le résultat d’un esprit dérangé et d’un malheureux concours de circonstance ?
Raph n’en sait rien. Cette pensée l’obsède presque autant que le regard de Cassie à peine quelques heures plus tôt, écroulée sur le sol de sa salle de bains et secouée par quelque chose de l’ordre de la fureur, du torrent trop longtemps endigué, du chagrin à la douleur trop grande pour le corps qu’elle habite.
Ce n’est pas Annabelle Mira qu’elle a pleuré, mais huit ans de cauchemars soigneusement enfouis. Il le fallait, se répète-t-il, mais même lui n’en sort pas indemne. Brisé net par ses sanglots, la gorge encombrée de mots doux, il l’a veillée dans un silence gorgé de caresses, désespérément épris et vaguement effrayé. La douleur de Cassie a, semble-t-il, un effet exponentiel sur ses sentiments. Feu de paille ou simple révélateur ? Peu importe. L’amour, ça se cultive. Et pour Cassie, il transformerait un feu de paille en brasier éternel.
Il ricane, sidéré par sa mièvrerie. Et ouais, mon gars. Fait comme un rat. Transformé en jouvencelle sentimentale par une louve blessée.
Durant l’heure suivante, il se perd dans les méandres d’internet et d’Annabelle Mira. Profil idéal. Adolescence perturbée, cure de désintoxication à vingt-deux ans, séjours répétitifs en clinique depuis. Elle avait trente-et-un ans. Soit au-delà de l’âge moyen des victimes de l’époque, et en plein dans la tranche d’âge actuelle de Cassie.
Il n’apprend pas grand-chose de plus, ne voyant d’ailleurs pas ce qu’il pourrait bien apprendre d’utile. Qu’un homme a été vu suivant l’actrice quelques jours avant sa mort ? Qu’elle a raconté sa vie à son coiffeur ? Qu’une amie a surpris un coup de fil ? Laisse-moi rire, Raph. Le destin ne fait pas ce genre de cadeaux. Lorsque son portable sonne, il suppose donc avoir consacré suffisamment de temps à cette pauvre femme.
— Allo ?
— Raph ? C’est Philippe.
— Bonjour. Tu vas bien ?
— Ça ira le jour où Cassie sera en sécurité. Aucun message, aucun signe niant le suicide auprès d’Annabelle Mira. Elle s’est fait teindre les cheveux samedi dernier en salon, la coiffeuse l’a trouvée plus fébrile que d’habitude mais de bonne humeur. Elle pensait qu’elle avait décroché un rôle. J’imagine que même sans preuves, tu trouves, toi aussi, que ça fait un peu trop de coïncidences ?
— Ouais.
— Ouais. Sarah m’a communiqué leurs prochains chantiers, j’ai lancé des recherches dessus mais il n’y a que sept noms et à première vue, aucun ne colle au profil. J’approfondis au cas où.
— Tant mieux. Tu as pu avancer sur les suspects ?
— Oui, mais bredouille pour l’instant. Je t’envoie un mail récapitulatif d’ici une heure, tu verras par toi-même. Il m’en reste une petite dizaine à éplucher. Et toi, quelque chose ?
— Chou blanc, avoue-t-il avec un soupir. Sarah t’a raconté le show d’hier ?
— Oui, soupire à son tour Philippe. Ça sent mauvais, tout ça. Je deviens fou à rester chez moi sans pouvoir rien faire, bon dieu ! Et le garde du corps ?
— Désolé. Non négociable. Mais elle sait que j’ai accepté ton aide, si ça peut te remonter le moral.
— Et elle ne t’a pas foutu dehors ?
— J’ai eu chaud, mais non.
— Mon grand, tu es en train d’accomplir un exploit. Bon. Au moins, je pourrai l’appeler sans mentir. Je t’envoie cet email et on se rappelle s’il y a du nouveau. N’oublie pas, mes archives t’attendent.
— Crois-moi, s’esclaffe Raph, je n’oublie pas. Mais Cassie passe avant.
— Bonne réponse. Faites attention à vous. Allez, à bientôt.
— A bientôt.
Raph raccroche pensivement. Pourquoi le suicide d’Annabelle Mira n’est-il pas signé, comme avant ? Il pose son ordinateur portable sur le sol, en équilibre sur deux piles de dossiers, puis croise les bras. Parce que ne pouvant le partager avec Cassie, ce n’est plus le propos, suppose-t-il avec une grimace. Il ne joue plus, il assouvit. Il a tué par pulsion, par frustration peut-être, par vengeance éventuellement, mais seule la conclusion lui importe, désormais. Raph ferme un instant les yeux et inspire profondément, à peine rassuré à l’idée de sa maison pleine d’ouvriers. C’est l’instant que choisit son ordinateur pour annoncer l’arrivée d’un mail. Il couine comme une fillette.
Philippe a exclu la quasi-totalité des noms passés au crible, constate-t-il rapidement. Il glisse à bas du fauteuil et s’installe en tailleur sur le tapis. S’emparant de la pile correspondante, il trie les feuillets en fonction des résultats de Philippe, grosse pile, fait, petite pile à faire et se dit, au vu des huit malheureux tas de feuilles agrafées constituant la seconde pile, que la chance ne sera pas de leur côté. Il jette un œil dépité à la pile de rapports en attente de lecture.
Raph n’aurait jamais cru pouvoir procrastiner sur un sujet pareil. Pourtant, simplement parce qu’il est frustré, découragé et plutôt que de se plonger dans l’un de ces rapports en attente, il étale les feuillets de la pile « à faire » devant lui, les seuls qu’il n’a pas besoin de consulter puisque Philippe en est chargé.
Bien, Raph. Brillant. Très utile. Il se traite de tous les noms et commence à reformer la pile avec agacement, malmenant les liasses pour mieux masquer son impuissance, puis s’immobilise subitement. Liam et Jodie Willis ? Il a dû mal lire. Mais puisqu’il n’en est pas certain, il reprend les huit liasses et entreprend de les feuilleter l’une après l’autre jusqu’à constater que non, il n’a pas mal lu. Dans la liasse « Isaac Ackerley », est agrafée une page « Liam et Jodie Willis ».
Raph lit les premières lignes avec perplexité. Que les enquêteurs se soient penchés sur l’historique familial de Cassie, d’accord, mais le dossier n’a rien à faire parmi ceux des suspects. Probablement une simple erreur de classement. Il a imprimé et agrafé à toute vitesse, après tout, suppose-t-il tout en feuilletant rapidement la liasse.
Liam & Jodie Willis, Rapport d’accident, Isaac Ackerley. La numérotation des pages est pourtant cohérente. De plus en plus perplexe, Raph retire l’agrafe et sépare en trois piles distinctes les documents. Il devrait en parler à Cassie.
De son point de vue à elle, c’est certain, de celui de Raph… oh, et puis zut. Ras-le-bol de voir ses tâches de rousseur s’évanouir choc après choc. Il lira d’abord, parlera ensuite, et si ça évite à Cassie de vomir un repas de plus, ça en vaut la peine. Il attrape la première pile avant de changer d’avis, comprime à la hâte les autres entre deux bandes dessinées dans l’étagère voisine, et à peine a-t-il tourné la première page qu’on frappe à la porte.
Ben tiens. Forcément. Pour couronner le tout, la pile qu’il a piochée, c’est le rapport d’accident. Hors de question que Cassie voie ça, d’autant qu’avec un peu de chance, elle lui offrira aujourd’hui encore son corps dévêtu. Il rassemble à la hâte les profils des suspects en attente d’examen, glisse le rapport d’accident au-dessous et repousse le tout sur le côté.
— Entre ! Crie-t-il un peu trop fort.
La cloison s’entrouvre à peine et Cassie y glisse le nez, regard rivé au Velux, malheureusement vêtue à ce que Raph en aperçoit.
— On va déjeuner, propose-t-elle, si tu veux te joindre à nous.
— Ouaip. Mais avant ça, j’ai besoin d’un câlin.
— Tout le monde nous attend.
Si Raph s’est un jour laissé prendre aux rebuffades impassibles de Cassie Willis, ce jour est révolu. Il ne voit plus le regard opaque mais l’index sur son front, n’entend plus le silence, mais le tapotement nerveux de sa bottine contre le mur du couloir. Il se lève d’un bond et se dirige droit sur elle pour ouvrir en grand la cloison coulissante.
— Si tu crois que je ne sais pas ce qui te tracasse, lâche-t-il d’un ton sec, tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Et j’avais beau m’y attendre, ça fait mal. Tu as pleuré, Cassie ! D’une, pas de quoi avoir honte, de deux, je ne suis pas n’importe qui.
Elle pénètre enfin dans la pièce, le regard toujours fuyant, mais libère sa cicatrice, laissant retomber ses bras le long de son corps. Elle ne lutte pas contre lui, devine Raph. Seulement contre elle-même, et c’est presque pire.
— Tu connais toutes mes cicatrices, lance-t-il plus doucement. Visibles ou invisible. Cassie, je t’ai vue à poil, et dans des positions plus qu’acrobatiques. Qu’y a-t-il de si honteux à me montrer ton âme comme je vois ton corps ?
Elle est cabossée, son âme, voilà ce qu’il y a. Cassie lâche un long soupir, luttant de toutes ses forces pour ne pas toucher à son alliance, pour ne pas se carapater à toute allure, pour lever les yeux et les plonger dans ceux de Raph.
— Je n’ai pas l’habitude, souffle-t-elle finalement. Depuis la mort de Ian, je vis avec l’idée que m’exposer veut dire me mettre en danger, comme à l’époque où ce type entrait dans ma tête quand il le voulait parce que j’étais sans défense. C’est excessif, j’ai compris. Mais ce n’est pas facile. Je n’avais… tu n’étais pas prévu. Je gère comme je peux.
— Alors je peux avoir mon câlin, maintenant ?
Odieusement charmant, si charmant que ça ne devrait pas exister, comment voulez-vous qu’elle s’en sorte. Avec un bougonnement malhonnête, Cassie s’approche d’un pas et glisse le nez dans son cou. Pas sa faute non plus, c’est pile à la bonne hauteur.
— Le jour où tu comprendras que quand tu es sans défense, c’est moi qui suis à ta merci, je serai foutu, chuchote-t-il contre ses cheveux.
Cassie hésite. Puis opte pour la facilité.
— Tout le monde nous attend pour manger. Si on ne se dépêche pas, ils risquent d’investir ta table de jardin.
— Qu’ils l’investissent, ricane Raph en la libérant, ça m’est bien égal. Tout ce que je vois, c’est que je préfère manger avec vous et votre humour vache que tout seul devant mon ordinateur. Si tu m’avais cédé dès le début du chantier, j’aurais supporté moins de repas en solitaire.
— J’ai toujours eu l’intention de te céder, lâche-t-elle sans y faire attention. Mais je voulais attendre la fin du chantier, alors dis-toi qu’on a coupé la poire en deux.
— C’est vrai ?
— Qu’est-ce-que c’est ?
Elle s’avance jusqu’au fauteuil et s’accroupit devant les piles de dossiers posées sur le tapis, afin d’en lire les noms.
— Les profils de suspects sur lesquels bosse Philippe, précise Raph, s’approchant dans son dos. Pourquoi tu m’as cédé, si tu voulais attendre la fin du chantier ?
— Tu étais craquant, et je me sentais seule. Je ne comprends pas, souffle-t-elle, un dossier à la main. J’avais formellement innocenté Giles auprès des flics, j’en suis certaine. Pourquoi est-il dans la liste ?
Parce que ton mari l’a accusé, songe Raph. Une diversion, bon dieu ! Cassie a déjà lu trois noms, encore cinq et elle tombe sur celui de ses parents.
— Aucune idée, ment-il, Philippe n’a pas encore traité son cas. Dis-donc, tu ne m’as pas dit que tout le monde nous attendait pour manger ? Et d’abord comment ça, tu te sentais seule ? Tu m’as cédé simplement parce que j’étais là ?
Enfin ! Enfin, Cassie repose le dossier sur la pile et se redresse avec un sourire. Un sourire qui, diversion ou pas, donne tout un tas d’idées à Raph.
— Sarah venait de rencontrer Julie, explique-t-elle. Je ne pouvais pas travailler sans que l’autre essaye de s’infiltrer dans ma tête, j’étais fatiguée. Tu étais là, gentil, sexy, et tu m’offrais un verre… j’ai eu envie de toi, et j’ai décidé de ne pas réfléchir plus loin. Je n’ai pas imaginé une seconde où ça me mènerait.
— Je préfère ça, avoue-t-il. Parce que moi j’y tiens, à cette première fois. En grande partie pour la photo mentale que j’ai prise ce soir-là, ce bout de dentelle verte par terre entre tes jambes, d’accord, mais…
Lorsque Cassie retire le tournevis de son chignon, Raph se dit qu’ils sont sur la même longueur d’ondes. Il bondit vers le panneau du couloir.
— On vous rejoint plus tard, hurle-t-il en direction de l’escalier, faites comme chez vous !
Puis il se retourne vers Cassie, sourire triomphant aussitôt figé en… moue bovine, oui, c’est le terme. Cassie est assise sur le fauteuil en cuir de son bureau, sa robe portefeuille couverte de feuillages tropicaux dévoilant le haut de ses cuisses entrouvertes. A ses pieds, entre les roulettes du fauteuil, une infime chose de dentelle crème et corail.
— Je n’ai pas eu le temps d’enlever mes bottes, murmure-t-elle avec une moue gourmande.
Raph aime les défis. Il relève donc celui-ci avec beaucoup d’entrain, complète sa mission avec un dévouement admirable et lorsqu’il s’écroule sur le parquet, se dit que la prochaine fois, ils devraient tenter d’atteindre le lit. Cet atelier est en train de devenir un temple de la débauche.
— On va manger ?
Il contemple un instant la femme qu’il recouvre toujours de son corps. Joues écarlates, lèvres entrouvertes, chevelure en bataille, respiration haletante, mouvements lascifs de chat repu. Bottines toujours aux pieds. Tous les signaux sont là, elle ne devrait pas être en état de réfléchir.
— Tu y as pensé tout du long ou tu récupères plus vite que moi ?
— Je dois récupérer plus vite, sourit-elle.
Il n’a jamais été particulièrement à cheval sur les traditions, encore moins sur celle de la tendresse après le sexe. Mais tout de même. Elle a franchement tendance à lui couper la chique.
— Quelle incorrigible romantique tu fais… bougonne-t-il, se redressant pour attraper son pantalon.
— Quoi ?
— Rien.
— Et ben… il n’aura pas fait long feu, ton idéal de communication.
Il lui décoche un coup d’œil amusé, puis abandonne son pantalon pour se repencher sur le corps pâle scintillant joliment sur le parquet acajou.
— D’accord, tu l’auras voulu. Tu m’as frustré. J’avais envie de te serrer contre moi, comme ça, grogne-t-il, la calant contre son torse en deux mouvements. Et j’avais envie de te dire que je suis fou de toi, de sentir ton cœur s’affoler tout contre le mien pendant que tu déglutirais péniblement pour accepter l’inévitable parce que quand même, il y a plus pénible que d’être adorée par un type charmant comme moi. Et tu noteras que pour ne pas te faire trop peur, je fais très attention à ne pas te dire je t’aime. Ah, si. Je viens de le dire. Désolé.
Un silence absolu s’abat à la fin de sa phrase. Il suppose qu’elle joue la morte en attendant que ça passe et il la comprend, un peu, parce qu’il n’avait pas prévu de dire ça. Mais les mots sont parfois mus d’une volonté propre.
— Cassie ? Hésite-t-il, louchant sur le sommet de son crâne. Je dois appeler les secours ?
Un drôle de frémissement se propage sur son torse. Cassie rit, puis se relève sur un coude.
— Je ne peux pas te répondre, bougonne-t-elle. C’est trop… c’est complètement…
— Je sais. Tu es là, ça me va.
Elle le dévisage longuement. Bien sûr, qu’il veut une réponse, il n’a pas prétendu le contraire. Il préfère simplement ne pas en avoir plutôt que l’entendre bafouiller. Elle le sait, il le sait, l’avenir leur répondra. Un jour.
— Cassie ?
— Mmm ?
— Les rainures du parquet sont en train de me tatouer les fesses.
Elle se dégage en pouffant et attrape sa robe.
— Il va falloir que je t’installe un tapis supplémentaire, annonce-t-elle d’un air pensif en détaillant les piles de dossiers éparpillées tout autour du fauteuil de cuir fauve. Si tu passes autant de temps par terre, ça va devenir indispensable… qu’est-ce-que c’est que ça ?
— Quoi ? S’étonne Raph, abandonnant à regret la robe s’enroulant autour de son corps comme une feuille de salade autour d’un nem.
Oh. La poisse. Les belles piles de Raph se sont écroulées, balayées par un coup de bottine malencontreux. Mais pire que l’idée de devoir tout trier, l’image de Cassie tenant dans une main le rapport d’accident de ses parents.
— Je voulais avoir ton accord avant de le lire, ment-il honteusement.
Lui qui se targuait de ne jamais mentir ne cesse de repousser ses limites.
— Mais d’où ça sort ?
— Des dossiers qu’on m’a transmis.
— Et qu’est-ce-que ça fait dedans ?
— Aucune idée. J’imagine qu’ils ont creusé ton passé.
Là, au moins, il est honnête. Cassie semble hésiter un instant, le regard rivé aux feuilles imprimées.
— Je veux le lire.
Et voilà. Exactement ce qu’il redoutait. Raph lui décoche un coup d’œil navré, autant par l’idée que par sa propre nullité en dissimulation.
— C’est le rapport sur l’accident de tes parents, Cassie.
— J’ai vu, merci. Alors lis-le-moi, toi.
— Tu n’en as pas eu les conclusions, à l’époque ?
— Si. Raph, je sais que tu veux me protéger, mais tu perds ton temps. Soit tu me le lis, soit je pars avec et je le lis seule.
Pas d’échappatoire. Raph enfile son polo, résigné. Heureusement qu’il a pioché ces feuillets, finalement. Cette partie-là sera du moins sans surprise.
Le dimanche 23 juin 2002, Liam et Jodie Willis, cinquante-cinq ans tous les deux, prennent leur voiture depuis la banlieue de Londres où ils vivent, pour rallier le quartier de Camden où ils doivent dîner au restaurant avec leur fille et son compagnon. Ils se rejoignent à dix-neuf heures trente. Le dîner dure une heure quinze, réglé par les époux Willis. Ces derniers prennent congé pour regagner leur voiture garée dans un parking quelques rues plus loin. Grâce au ticket de paiement du parking et aux caméras de surveillance, on sait qu’ils le quittent à vingt heures cinquante-sept, Liam au volant.
— Tu es sûre de vouloir t’infliger ça ?
Cassie relève les yeux vers Raph, assis en face d’elle sur le tapis, dûment rhabillé et le regard inquiet. Bien sûr que ça fait mal. Entendre les faits, froids et vides, se souvenir, cette nuit, ce dîner, les voir, presque… son écharde se fait poignard, oui, mais elle a connu pire et Raph sait l’un comme l’autre.
— Certaine, répète-t-elle.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Je veux… être sûre que ma mémoire ne me joue pas de tours, avoue-t-elle subitement avec un soupir. En huit ans, les fois où j’ai parlé de mes parents se comptent sur les doigts d’une main. Alors je veux…
— Tu vas te faire du mal, la coupe Raph.
— J’ai connu pire.
— Pas moi.
Raph s’approche jusqu’à ce que leurs genoux se touchent, et Cassie encaisse avec stupeur une flopée de paillettes bleues. Elle ne s’habitue décidément pas. Ni aux paillettes, ni à leur pouvoir cicatrisant, mais l’effet est bel et bien là, elle sourit donc et se penche en avant.
— Raph, je sais à quoi m’attendre. Les flics ont inclus ce rapport, je veux savoir pourquoi et vérifier que mes souvenirs correspondent à la réalité. Alors lis et résume. S’il te plait.
Il pousse un soupir fataliste, mais baisse les yeux sur les feuillets.
A vingt-et-une heures trente-deux, en cette nuit de 2002, Nathalie Moore appelle la police pour signaler un accident. Un break bleu nuit vient de percuter le pilier de béton du pont surplombant l’autoroute sur laquelle elle roule, une dizaine de mètres devant elle. Les secours ne mettent que quelques minutes à arriver, une dizaine de plus à désincarcérer les victimes, immédiatement transportées à l’hôpital. Les décès de Liam et Jodie Willis à la suite de polytraumatismes sont constatés à l’hôpital à vingt-et-une heures cinquante-trois.
Raph tourne la page à la hâte, dissimulant la photo du break éventré. Face à lui, Cassie fixe ses pieds, le menton posé sur les genoux, le visage vide. Si elle commence à accepter son soutien, force est de constater qu’elle ne compte pas dessus.
Il reprend le rapport avec un soupir rentré, puis fronce les sourcils. Nitrazépam ? C’est quoi, Nitrazépam ?
— Raph ?
— Ton père s’est endormi au volant, c’est ça ?
— Oui.
— Bon. C’est bien ce qui est écrit. Abrégé des causes, somnolence au volant due à l’absorption de Nitrazépam, et ne me demande pas ce que c’est avant que j’aie pu chercher.
Il écarte le rapport pour attraper son ordinateur portable, grâce auquel la recherche ne prend que quelques secondes.
— Le Nitrazépam est une substance chimique de la famille des benzodiazépines, lit-il. Comme toutes les molécules de sa famille, elle possède des propriétés anxiolytiques, hypnotiques ou sédatives, anticonvulsantes, et myorelaxantes, mais est surtout utilisée comme hypnotique.
— Hypnotique ?
— Somnifère.
La décharge démarre du cœur et se répand dans ses entrailles. Cassie s’empare de l’ordinateur pour le tourner vers elle, incapable de traiter l’information.
— Qu’est-ce-que c’est que ces conneries ?
— Ton père ne prenait pas de somnifères ?
— Non !
Raph la dévisage longuement, manifestement affolé par son souffle rapide et la rougeur de ses joues, mais elle n’y peut rien. Ses deux parents déferlent dans ses veines.
— C’est prescrit pour traiter l'anxiété, poursuit Raph, l'insomnie, l'agitation psychomotrice, les convulsions, les spasmes, ou dans le contexte d'un syndrome de sevrage alcoolique. Ton père avait peut-être…
— Non !
— Cassie, tu…
— Non ! Mon père ne supportait pas de faire ses examens avec ma mère, il trouvait qu’elle s’inquiétait beaucoup trop. Les dernières années, je l’accompagnais pour ses contrôles, et je peux te garantir que son bilan était celui de n’importe quel homme de son âge plutôt bien portant. Un peu de cholestérol, quelques histoires de gamma GT, rien de plus. Il faisait du sport, mangeait sainement, buvait raisonnablement. Il a arrêté de fumer à quarante ans. Il n’a jamais eu d’insomnies de sa vie, au contraire : il s’endormait comme une masse à peine la tête sur l’oreiller et ronflait toute la nuit. Ma mère dormait avec des boules Quiès, et en dépit des quelques soucis de sommeil qu’elle a eus à la ménopause, elle a toujours refusé les somnifères. Aucun des deux n’était dépressif et il n’y a jamais eu un seul médicament fort dans la maison, ils étaient tous les deux contre. Des restes de leur jeunesse hippie. Leur tolérance s’arrêtait à l’aspirine.
Raph la contemple un instant, embarrassé, avant de reprendre le rapport. Il passe dix minutes supplémentaires à éplucher les feuillets, survolant les détails techniques concernant le véhicule, l’état de la route et du trafic, les conditions météo et jusqu’au menu du repas consommé avant l’accident. Le père de Cassie n’avait bu qu’un verre de vin, la nuit n’était pas encore tombée, le ciel était dégagé, la voiture sortait du contrôle technique et aucune défaillance n’a été constatée.
Seule ressort la dose de Nitrazepam. Toutefois, selon le rapport joint d’un expert, la quantité retrouvée dans le sang n’excédait pas celle d’une médication classique, qui, si elle est totalement contre-indiquée en association avec la conduite, n’a rien d’exceptionnel. Il relève les yeux, débordé d’impuissance.
— Je suis désolé, explique-t-il doucement, les faits sont là.
— Mais c’est du délire ! Pourquoi ne m’en a-t-on rien dit, à l’époque ? Je leur aurais expliqué, moi ! Et pourquoi mon père aurait-il pris un médicament qui risquait de l’endormir avant de conduire ? Pourquoi quelqu’un qui surveille ce qu’il boit avant de prendre le volant ferait ça ?
— Peut-être qu’il s’est trompé de médicament ?
— Avec quoi ? Il ne prenait pas de médicaments du tout. Est-ce-qu’ils ont retrouvé la boîte ? Une ordonnance, quelque chose ?
Raph étouffe son soupir, puis reprend le rapport.
— Oui, répond-il quelques minutes plus tard, la mort dans l’âme. Pas d’ordonnance, mais la boîte était dans la poche de sa veste.
Cassie secoue la tête et se frotte les yeux.
— Il suffit qu’il ait mal dormi, insiste doucement Raph. Même sans ordonnance, un ami a pu lui donner, ou un pharmacien peu regardant. C’était un accident, Cassie.
— Non.
— Quoi ?
— Ce n’était pas un accident. C’est pour ça qu’ils ont un dossier là-dessus. S’il avait ça dans le sang, c’est qu’il l’a pris à son insu, ils devaient le savoir. Je l’ai vu la veille. Tu te souviens de ta dernière journée avec tes parents ? Est-ce-que tu n’as pas gravé dans ta mémoire les derniers instants où tu les as vus vivants ?
— Si.
— Ma mère a fait une sieste l’après-midi, j’ai jardiné avec mon père. Il m’a dit qu’il n’avait pas besoin de sieste, qu’il avait bien assez dormi comme ça, il m’a dit « Tu me connais, Cass, même une tornade ne perturberait pas mes huit heures de sommeil règlementaires ». Même s’il n’avait pas dormi la nuit du samedi au dimanche, tu ne réclames pas un somnifère pour une mauvaise nuit.
— Cass ?
— C’est comme ça qu’il m’appelait, murmure-t-elle avec un sourire fragile. Ma mère préférait Cassie, elle trouvait ça plus féminin.
Raph repose les feuillets à côté de lui et pose les coudes sur ses genoux. Il ne mettra pas ses souvenirs en doute.
— Bon, se résigne-t-il, prenons les choses dans l’autre sens. Imaginons que ce n’était pas un accident. Qui ? Ton père avait des ennemis ?
— Non.
— Alors pourquoi ?
— Et si c’était moi ? Si c’était déjà moi ? Pour me fragiliser, m’isoler, me faire du mal ?
— Dans ce cas pourquoi, ensuite, attendre six mois avant de commencer à tuer ? Pourquoi te laisser six mois pour t’en remettre ?
— Ian. Il y a eu Ian. Peut-être qu’il n’avait pas prévu que je me marierais, peut-être qu’il ne pouvait pas m’atteindre. Peut-être qu’il se préparait.
— Ça ne colle pas, excuse-moi, je sais que c’est dur, mais ça ne colle pas. Si c’était ça, pourquoi ne pas se débarrasser de Ian ?
Il voit l’incompréhension dans ses yeux, il la voit chercher, ne pas trouver. Puis lâcher prise.
— Je ne sais pas, avoue-t-elle en enfouissant son visage entre ses mains. Mais je suis certaine, absolument certaine, que mon père n’aurait jamais pris ce truc de son plein gré.
Raph observe la cascade de boucles rousses dégoulinant sur ses genoux pâles. Il aperçoit même un éclair de dentelle corail et crème au creux de ses cuisses et ne pense pourtant qu’à une chose, alléger le fardeau pesant sur les épaules de sa propriétaire. Il tend une main et la pose sur son bras, lui arrachant un frémissement qui le mortifie.
— Cassie, laisse-moi t’aider. Laisse-moi au moins partager ta douleur. S’il te plait.
Elle ne lève pas la tête. Mais elle tend les bras. Dégoulinant de tendresse, il l’attire contre lui, se demandant qui pouvait bien vouloir tuer Liam Willis.
Il ferme tous ses logiciels et met l’écran en veille, satisfait d’avoir bouclé en une heure toutes les tâches urgentes. Rationnel ou pas, et même exempt de culpabilité, il ressent un besoin vital de se croire utile. Il migre donc jusqu’au fauteuil de cuir fauve, manifestant ostensiblement son statut de favori au centre d’un harem de livres, croquis ou dossiers en tous genres.
Annabelle Mira avait une famille. Vivraient-ils mieux la mort de leur fille, de leur sœur, de leur cousine, avec le mensonge de son suicide ? Penseraient-ils qu’elle s’est finalement échappée d’un monde ne lui convenant plus ? Ou à l’inverse, feraient-ils plus facilement leur deuil avec l’idée qu’elle n’a pas choisi ? Que sa mort est le résultat d’un esprit dérangé et d’un malheureux concours de circonstance ?
Raph n’en sait rien. Cette pensée l’obsède presque autant que le regard de Cassie à peine quelques heures plus tôt, écroulée sur le sol de sa salle de bains et secouée par quelque chose de l’ordre de la fureur, du torrent trop longtemps endigué, du chagrin à la douleur trop grande pour le corps qu’elle habite.
Ce n’est pas Annabelle Mira qu’elle a pleuré, mais huit ans de cauchemars soigneusement enfouis. Il le fallait, se répète-t-il, mais même lui n’en sort pas indemne. Brisé net par ses sanglots, la gorge encombrée de mots doux, il l’a veillée dans un silence gorgé de caresses, désespérément épris et vaguement effrayé. La douleur de Cassie a, semble-t-il, un effet exponentiel sur ses sentiments. Feu de paille ou simple révélateur ? Peu importe. L’amour, ça se cultive. Et pour Cassie, il transformerait un feu de paille en brasier éternel.
Il ricane, sidéré par sa mièvrerie. Et ouais, mon gars. Fait comme un rat. Transformé en jouvencelle sentimentale par une louve blessée.
Durant l’heure suivante, il se perd dans les méandres d’internet et d’Annabelle Mira. Profil idéal. Adolescence perturbée, cure de désintoxication à vingt-deux ans, séjours répétitifs en clinique depuis. Elle avait trente-et-un ans. Soit au-delà de l’âge moyen des victimes de l’époque, et en plein dans la tranche d’âge actuelle de Cassie.
Il n’apprend pas grand-chose de plus, ne voyant d’ailleurs pas ce qu’il pourrait bien apprendre d’utile. Qu’un homme a été vu suivant l’actrice quelques jours avant sa mort ? Qu’elle a raconté sa vie à son coiffeur ? Qu’une amie a surpris un coup de fil ? Laisse-moi rire, Raph. Le destin ne fait pas ce genre de cadeaux. Lorsque son portable sonne, il suppose donc avoir consacré suffisamment de temps à cette pauvre femme.
— Allo ?
— Raph ? C’est Philippe.
— Bonjour. Tu vas bien ?
— Ça ira le jour où Cassie sera en sécurité. Aucun message, aucun signe niant le suicide auprès d’Annabelle Mira. Elle s’est fait teindre les cheveux samedi dernier en salon, la coiffeuse l’a trouvée plus fébrile que d’habitude mais de bonne humeur. Elle pensait qu’elle avait décroché un rôle. J’imagine que même sans preuves, tu trouves, toi aussi, que ça fait un peu trop de coïncidences ?
— Ouais.
— Ouais. Sarah m’a communiqué leurs prochains chantiers, j’ai lancé des recherches dessus mais il n’y a que sept noms et à première vue, aucun ne colle au profil. J’approfondis au cas où.
— Tant mieux. Tu as pu avancer sur les suspects ?
— Oui, mais bredouille pour l’instant. Je t’envoie un mail récapitulatif d’ici une heure, tu verras par toi-même. Il m’en reste une petite dizaine à éplucher. Et toi, quelque chose ?
— Chou blanc, avoue-t-il avec un soupir. Sarah t’a raconté le show d’hier ?
— Oui, soupire à son tour Philippe. Ça sent mauvais, tout ça. Je deviens fou à rester chez moi sans pouvoir rien faire, bon dieu ! Et le garde du corps ?
— Désolé. Non négociable. Mais elle sait que j’ai accepté ton aide, si ça peut te remonter le moral.
— Et elle ne t’a pas foutu dehors ?
— J’ai eu chaud, mais non.
— Mon grand, tu es en train d’accomplir un exploit. Bon. Au moins, je pourrai l’appeler sans mentir. Je t’envoie cet email et on se rappelle s’il y a du nouveau. N’oublie pas, mes archives t’attendent.
— Crois-moi, s’esclaffe Raph, je n’oublie pas. Mais Cassie passe avant.
— Bonne réponse. Faites attention à vous. Allez, à bientôt.
— A bientôt.
Raph raccroche pensivement. Pourquoi le suicide d’Annabelle Mira n’est-il pas signé, comme avant ? Il pose son ordinateur portable sur le sol, en équilibre sur deux piles de dossiers, puis croise les bras. Parce que ne pouvant le partager avec Cassie, ce n’est plus le propos, suppose-t-il avec une grimace. Il ne joue plus, il assouvit. Il a tué par pulsion, par frustration peut-être, par vengeance éventuellement, mais seule la conclusion lui importe, désormais. Raph ferme un instant les yeux et inspire profondément, à peine rassuré à l’idée de sa maison pleine d’ouvriers. C’est l’instant que choisit son ordinateur pour annoncer l’arrivée d’un mail. Il couine comme une fillette.
Philippe a exclu la quasi-totalité des noms passés au crible, constate-t-il rapidement. Il glisse à bas du fauteuil et s’installe en tailleur sur le tapis. S’emparant de la pile correspondante, il trie les feuillets en fonction des résultats de Philippe, grosse pile, fait, petite pile à faire et se dit, au vu des huit malheureux tas de feuilles agrafées constituant la seconde pile, que la chance ne sera pas de leur côté. Il jette un œil dépité à la pile de rapports en attente de lecture.
Raph n’aurait jamais cru pouvoir procrastiner sur un sujet pareil. Pourtant, simplement parce qu’il est frustré, découragé et plutôt que de se plonger dans l’un de ces rapports en attente, il étale les feuillets de la pile « à faire » devant lui, les seuls qu’il n’a pas besoin de consulter puisque Philippe en est chargé.
Bien, Raph. Brillant. Très utile. Il se traite de tous les noms et commence à reformer la pile avec agacement, malmenant les liasses pour mieux masquer son impuissance, puis s’immobilise subitement. Liam et Jodie Willis ? Il a dû mal lire. Mais puisqu’il n’en est pas certain, il reprend les huit liasses et entreprend de les feuilleter l’une après l’autre jusqu’à constater que non, il n’a pas mal lu. Dans la liasse « Isaac Ackerley », est agrafée une page « Liam et Jodie Willis ».
Raph lit les premières lignes avec perplexité. Que les enquêteurs se soient penchés sur l’historique familial de Cassie, d’accord, mais le dossier n’a rien à faire parmi ceux des suspects. Probablement une simple erreur de classement. Il a imprimé et agrafé à toute vitesse, après tout, suppose-t-il tout en feuilletant rapidement la liasse.
Liam & Jodie Willis, Rapport d’accident, Isaac Ackerley. La numérotation des pages est pourtant cohérente. De plus en plus perplexe, Raph retire l’agrafe et sépare en trois piles distinctes les documents. Il devrait en parler à Cassie.
De son point de vue à elle, c’est certain, de celui de Raph… oh, et puis zut. Ras-le-bol de voir ses tâches de rousseur s’évanouir choc après choc. Il lira d’abord, parlera ensuite, et si ça évite à Cassie de vomir un repas de plus, ça en vaut la peine. Il attrape la première pile avant de changer d’avis, comprime à la hâte les autres entre deux bandes dessinées dans l’étagère voisine, et à peine a-t-il tourné la première page qu’on frappe à la porte.
Ben tiens. Forcément. Pour couronner le tout, la pile qu’il a piochée, c’est le rapport d’accident. Hors de question que Cassie voie ça, d’autant qu’avec un peu de chance, elle lui offrira aujourd’hui encore son corps dévêtu. Il rassemble à la hâte les profils des suspects en attente d’examen, glisse le rapport d’accident au-dessous et repousse le tout sur le côté.
— Entre ! Crie-t-il un peu trop fort.
La cloison s’entrouvre à peine et Cassie y glisse le nez, regard rivé au Velux, malheureusement vêtue à ce que Raph en aperçoit.
— On va déjeuner, propose-t-elle, si tu veux te joindre à nous.
— Ouaip. Mais avant ça, j’ai besoin d’un câlin.
— Tout le monde nous attend.
Si Raph s’est un jour laissé prendre aux rebuffades impassibles de Cassie Willis, ce jour est révolu. Il ne voit plus le regard opaque mais l’index sur son front, n’entend plus le silence, mais le tapotement nerveux de sa bottine contre le mur du couloir. Il se lève d’un bond et se dirige droit sur elle pour ouvrir en grand la cloison coulissante.
— Si tu crois que je ne sais pas ce qui te tracasse, lâche-t-il d’un ton sec, tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Et j’avais beau m’y attendre, ça fait mal. Tu as pleuré, Cassie ! D’une, pas de quoi avoir honte, de deux, je ne suis pas n’importe qui.
Elle pénètre enfin dans la pièce, le regard toujours fuyant, mais libère sa cicatrice, laissant retomber ses bras le long de son corps. Elle ne lutte pas contre lui, devine Raph. Seulement contre elle-même, et c’est presque pire.
— Tu connais toutes mes cicatrices, lance-t-il plus doucement. Visibles ou invisible. Cassie, je t’ai vue à poil, et dans des positions plus qu’acrobatiques. Qu’y a-t-il de si honteux à me montrer ton âme comme je vois ton corps ?
Elle est cabossée, son âme, voilà ce qu’il y a. Cassie lâche un long soupir, luttant de toutes ses forces pour ne pas toucher à son alliance, pour ne pas se carapater à toute allure, pour lever les yeux et les plonger dans ceux de Raph.
— Je n’ai pas l’habitude, souffle-t-elle finalement. Depuis la mort de Ian, je vis avec l’idée que m’exposer veut dire me mettre en danger, comme à l’époque où ce type entrait dans ma tête quand il le voulait parce que j’étais sans défense. C’est excessif, j’ai compris. Mais ce n’est pas facile. Je n’avais… tu n’étais pas prévu. Je gère comme je peux.
— Alors je peux avoir mon câlin, maintenant ?
Odieusement charmant, si charmant que ça ne devrait pas exister, comment voulez-vous qu’elle s’en sorte. Avec un bougonnement malhonnête, Cassie s’approche d’un pas et glisse le nez dans son cou. Pas sa faute non plus, c’est pile à la bonne hauteur.
— Le jour où tu comprendras que quand tu es sans défense, c’est moi qui suis à ta merci, je serai foutu, chuchote-t-il contre ses cheveux.
Cassie hésite. Puis opte pour la facilité.
— Tout le monde nous attend pour manger. Si on ne se dépêche pas, ils risquent d’investir ta table de jardin.
— Qu’ils l’investissent, ricane Raph en la libérant, ça m’est bien égal. Tout ce que je vois, c’est que je préfère manger avec vous et votre humour vache que tout seul devant mon ordinateur. Si tu m’avais cédé dès le début du chantier, j’aurais supporté moins de repas en solitaire.
— J’ai toujours eu l’intention de te céder, lâche-t-elle sans y faire attention. Mais je voulais attendre la fin du chantier, alors dis-toi qu’on a coupé la poire en deux.
— C’est vrai ?
— Qu’est-ce-que c’est ?
Elle s’avance jusqu’au fauteuil et s’accroupit devant les piles de dossiers posées sur le tapis, afin d’en lire les noms.
— Les profils de suspects sur lesquels bosse Philippe, précise Raph, s’approchant dans son dos. Pourquoi tu m’as cédé, si tu voulais attendre la fin du chantier ?
— Tu étais craquant, et je me sentais seule. Je ne comprends pas, souffle-t-elle, un dossier à la main. J’avais formellement innocenté Giles auprès des flics, j’en suis certaine. Pourquoi est-il dans la liste ?
Parce que ton mari l’a accusé, songe Raph. Une diversion, bon dieu ! Cassie a déjà lu trois noms, encore cinq et elle tombe sur celui de ses parents.
— Aucune idée, ment-il, Philippe n’a pas encore traité son cas. Dis-donc, tu ne m’as pas dit que tout le monde nous attendait pour manger ? Et d’abord comment ça, tu te sentais seule ? Tu m’as cédé simplement parce que j’étais là ?
Enfin ! Enfin, Cassie repose le dossier sur la pile et se redresse avec un sourire. Un sourire qui, diversion ou pas, donne tout un tas d’idées à Raph.
— Sarah venait de rencontrer Julie, explique-t-elle. Je ne pouvais pas travailler sans que l’autre essaye de s’infiltrer dans ma tête, j’étais fatiguée. Tu étais là, gentil, sexy, et tu m’offrais un verre… j’ai eu envie de toi, et j’ai décidé de ne pas réfléchir plus loin. Je n’ai pas imaginé une seconde où ça me mènerait.
— Je préfère ça, avoue-t-il. Parce que moi j’y tiens, à cette première fois. En grande partie pour la photo mentale que j’ai prise ce soir-là, ce bout de dentelle verte par terre entre tes jambes, d’accord, mais…
Lorsque Cassie retire le tournevis de son chignon, Raph se dit qu’ils sont sur la même longueur d’ondes. Il bondit vers le panneau du couloir.
— On vous rejoint plus tard, hurle-t-il en direction de l’escalier, faites comme chez vous !
Puis il se retourne vers Cassie, sourire triomphant aussitôt figé en… moue bovine, oui, c’est le terme. Cassie est assise sur le fauteuil en cuir de son bureau, sa robe portefeuille couverte de feuillages tropicaux dévoilant le haut de ses cuisses entrouvertes. A ses pieds, entre les roulettes du fauteuil, une infime chose de dentelle crème et corail.
— Je n’ai pas eu le temps d’enlever mes bottes, murmure-t-elle avec une moue gourmande.
Raph aime les défis. Il relève donc celui-ci avec beaucoup d’entrain, complète sa mission avec un dévouement admirable et lorsqu’il s’écroule sur le parquet, se dit que la prochaine fois, ils devraient tenter d’atteindre le lit. Cet atelier est en train de devenir un temple de la débauche.
— On va manger ?
Il contemple un instant la femme qu’il recouvre toujours de son corps. Joues écarlates, lèvres entrouvertes, chevelure en bataille, respiration haletante, mouvements lascifs de chat repu. Bottines toujours aux pieds. Tous les signaux sont là, elle ne devrait pas être en état de réfléchir.
— Tu y as pensé tout du long ou tu récupères plus vite que moi ?
— Je dois récupérer plus vite, sourit-elle.
Il n’a jamais été particulièrement à cheval sur les traditions, encore moins sur celle de la tendresse après le sexe. Mais tout de même. Elle a franchement tendance à lui couper la chique.
— Quelle incorrigible romantique tu fais… bougonne-t-il, se redressant pour attraper son pantalon.
— Quoi ?
— Rien.
— Et ben… il n’aura pas fait long feu, ton idéal de communication.
Il lui décoche un coup d’œil amusé, puis abandonne son pantalon pour se repencher sur le corps pâle scintillant joliment sur le parquet acajou.
— D’accord, tu l’auras voulu. Tu m’as frustré. J’avais envie de te serrer contre moi, comme ça, grogne-t-il, la calant contre son torse en deux mouvements. Et j’avais envie de te dire que je suis fou de toi, de sentir ton cœur s’affoler tout contre le mien pendant que tu déglutirais péniblement pour accepter l’inévitable parce que quand même, il y a plus pénible que d’être adorée par un type charmant comme moi. Et tu noteras que pour ne pas te faire trop peur, je fais très attention à ne pas te dire je t’aime. Ah, si. Je viens de le dire. Désolé.
Un silence absolu s’abat à la fin de sa phrase. Il suppose qu’elle joue la morte en attendant que ça passe et il la comprend, un peu, parce qu’il n’avait pas prévu de dire ça. Mais les mots sont parfois mus d’une volonté propre.
— Cassie ? Hésite-t-il, louchant sur le sommet de son crâne. Je dois appeler les secours ?
Un drôle de frémissement se propage sur son torse. Cassie rit, puis se relève sur un coude.
— Je ne peux pas te répondre, bougonne-t-elle. C’est trop… c’est complètement…
— Je sais. Tu es là, ça me va.
Elle le dévisage longuement. Bien sûr, qu’il veut une réponse, il n’a pas prétendu le contraire. Il préfère simplement ne pas en avoir plutôt que l’entendre bafouiller. Elle le sait, il le sait, l’avenir leur répondra. Un jour.
— Cassie ?
— Mmm ?
— Les rainures du parquet sont en train de me tatouer les fesses.
Elle se dégage en pouffant et attrape sa robe.
— Il va falloir que je t’installe un tapis supplémentaire, annonce-t-elle d’un air pensif en détaillant les piles de dossiers éparpillées tout autour du fauteuil de cuir fauve. Si tu passes autant de temps par terre, ça va devenir indispensable… qu’est-ce-que c’est que ça ?
— Quoi ? S’étonne Raph, abandonnant à regret la robe s’enroulant autour de son corps comme une feuille de salade autour d’un nem.
Oh. La poisse. Les belles piles de Raph se sont écroulées, balayées par un coup de bottine malencontreux. Mais pire que l’idée de devoir tout trier, l’image de Cassie tenant dans une main le rapport d’accident de ses parents.
— Je voulais avoir ton accord avant de le lire, ment-il honteusement.
Lui qui se targuait de ne jamais mentir ne cesse de repousser ses limites.
— Mais d’où ça sort ?
— Des dossiers qu’on m’a transmis.
— Et qu’est-ce-que ça fait dedans ?
— Aucune idée. J’imagine qu’ils ont creusé ton passé.
Là, au moins, il est honnête. Cassie semble hésiter un instant, le regard rivé aux feuilles imprimées.
— Je veux le lire.
Et voilà. Exactement ce qu’il redoutait. Raph lui décoche un coup d’œil navré, autant par l’idée que par sa propre nullité en dissimulation.
— C’est le rapport sur l’accident de tes parents, Cassie.
— J’ai vu, merci. Alors lis-le-moi, toi.
— Tu n’en as pas eu les conclusions, à l’époque ?
— Si. Raph, je sais que tu veux me protéger, mais tu perds ton temps. Soit tu me le lis, soit je pars avec et je le lis seule.
Pas d’échappatoire. Raph enfile son polo, résigné. Heureusement qu’il a pioché ces feuillets, finalement. Cette partie-là sera du moins sans surprise.
Le dimanche 23 juin 2002, Liam et Jodie Willis, cinquante-cinq ans tous les deux, prennent leur voiture depuis la banlieue de Londres où ils vivent, pour rallier le quartier de Camden où ils doivent dîner au restaurant avec leur fille et son compagnon. Ils se rejoignent à dix-neuf heures trente. Le dîner dure une heure quinze, réglé par les époux Willis. Ces derniers prennent congé pour regagner leur voiture garée dans un parking quelques rues plus loin. Grâce au ticket de paiement du parking et aux caméras de surveillance, on sait qu’ils le quittent à vingt heures cinquante-sept, Liam au volant.
— Tu es sûre de vouloir t’infliger ça ?
Cassie relève les yeux vers Raph, assis en face d’elle sur le tapis, dûment rhabillé et le regard inquiet. Bien sûr que ça fait mal. Entendre les faits, froids et vides, se souvenir, cette nuit, ce dîner, les voir, presque… son écharde se fait poignard, oui, mais elle a connu pire et Raph sait l’un comme l’autre.
— Certaine, répète-t-elle.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Je veux… être sûre que ma mémoire ne me joue pas de tours, avoue-t-elle subitement avec un soupir. En huit ans, les fois où j’ai parlé de mes parents se comptent sur les doigts d’une main. Alors je veux…
— Tu vas te faire du mal, la coupe Raph.
— J’ai connu pire.
— Pas moi.
Raph s’approche jusqu’à ce que leurs genoux se touchent, et Cassie encaisse avec stupeur une flopée de paillettes bleues. Elle ne s’habitue décidément pas. Ni aux paillettes, ni à leur pouvoir cicatrisant, mais l’effet est bel et bien là, elle sourit donc et se penche en avant.
— Raph, je sais à quoi m’attendre. Les flics ont inclus ce rapport, je veux savoir pourquoi et vérifier que mes souvenirs correspondent à la réalité. Alors lis et résume. S’il te plait.
Il pousse un soupir fataliste, mais baisse les yeux sur les feuillets.
A vingt-et-une heures trente-deux, en cette nuit de 2002, Nathalie Moore appelle la police pour signaler un accident. Un break bleu nuit vient de percuter le pilier de béton du pont surplombant l’autoroute sur laquelle elle roule, une dizaine de mètres devant elle. Les secours ne mettent que quelques minutes à arriver, une dizaine de plus à désincarcérer les victimes, immédiatement transportées à l’hôpital. Les décès de Liam et Jodie Willis à la suite de polytraumatismes sont constatés à l’hôpital à vingt-et-une heures cinquante-trois.
Raph tourne la page à la hâte, dissimulant la photo du break éventré. Face à lui, Cassie fixe ses pieds, le menton posé sur les genoux, le visage vide. Si elle commence à accepter son soutien, force est de constater qu’elle ne compte pas dessus.
Il reprend le rapport avec un soupir rentré, puis fronce les sourcils. Nitrazépam ? C’est quoi, Nitrazépam ?
— Raph ?
— Ton père s’est endormi au volant, c’est ça ?
— Oui.
— Bon. C’est bien ce qui est écrit. Abrégé des causes, somnolence au volant due à l’absorption de Nitrazépam, et ne me demande pas ce que c’est avant que j’aie pu chercher.
Il écarte le rapport pour attraper son ordinateur portable, grâce auquel la recherche ne prend que quelques secondes.
— Le Nitrazépam est une substance chimique de la famille des benzodiazépines, lit-il. Comme toutes les molécules de sa famille, elle possède des propriétés anxiolytiques, hypnotiques ou sédatives, anticonvulsantes, et myorelaxantes, mais est surtout utilisée comme hypnotique.
— Hypnotique ?
— Somnifère.
La décharge démarre du cœur et se répand dans ses entrailles. Cassie s’empare de l’ordinateur pour le tourner vers elle, incapable de traiter l’information.
— Qu’est-ce-que c’est que ces conneries ?
— Ton père ne prenait pas de somnifères ?
— Non !
Raph la dévisage longuement, manifestement affolé par son souffle rapide et la rougeur de ses joues, mais elle n’y peut rien. Ses deux parents déferlent dans ses veines.
— C’est prescrit pour traiter l'anxiété, poursuit Raph, l'insomnie, l'agitation psychomotrice, les convulsions, les spasmes, ou dans le contexte d'un syndrome de sevrage alcoolique. Ton père avait peut-être…
— Non !
— Cassie, tu…
— Non ! Mon père ne supportait pas de faire ses examens avec ma mère, il trouvait qu’elle s’inquiétait beaucoup trop. Les dernières années, je l’accompagnais pour ses contrôles, et je peux te garantir que son bilan était celui de n’importe quel homme de son âge plutôt bien portant. Un peu de cholestérol, quelques histoires de gamma GT, rien de plus. Il faisait du sport, mangeait sainement, buvait raisonnablement. Il a arrêté de fumer à quarante ans. Il n’a jamais eu d’insomnies de sa vie, au contraire : il s’endormait comme une masse à peine la tête sur l’oreiller et ronflait toute la nuit. Ma mère dormait avec des boules Quiès, et en dépit des quelques soucis de sommeil qu’elle a eus à la ménopause, elle a toujours refusé les somnifères. Aucun des deux n’était dépressif et il n’y a jamais eu un seul médicament fort dans la maison, ils étaient tous les deux contre. Des restes de leur jeunesse hippie. Leur tolérance s’arrêtait à l’aspirine.
Raph la contemple un instant, embarrassé, avant de reprendre le rapport. Il passe dix minutes supplémentaires à éplucher les feuillets, survolant les détails techniques concernant le véhicule, l’état de la route et du trafic, les conditions météo et jusqu’au menu du repas consommé avant l’accident. Le père de Cassie n’avait bu qu’un verre de vin, la nuit n’était pas encore tombée, le ciel était dégagé, la voiture sortait du contrôle technique et aucune défaillance n’a été constatée.
Seule ressort la dose de Nitrazepam. Toutefois, selon le rapport joint d’un expert, la quantité retrouvée dans le sang n’excédait pas celle d’une médication classique, qui, si elle est totalement contre-indiquée en association avec la conduite, n’a rien d’exceptionnel. Il relève les yeux, débordé d’impuissance.
— Je suis désolé, explique-t-il doucement, les faits sont là.
— Mais c’est du délire ! Pourquoi ne m’en a-t-on rien dit, à l’époque ? Je leur aurais expliqué, moi ! Et pourquoi mon père aurait-il pris un médicament qui risquait de l’endormir avant de conduire ? Pourquoi quelqu’un qui surveille ce qu’il boit avant de prendre le volant ferait ça ?
— Peut-être qu’il s’est trompé de médicament ?
— Avec quoi ? Il ne prenait pas de médicaments du tout. Est-ce-qu’ils ont retrouvé la boîte ? Une ordonnance, quelque chose ?
Raph étouffe son soupir, puis reprend le rapport.
— Oui, répond-il quelques minutes plus tard, la mort dans l’âme. Pas d’ordonnance, mais la boîte était dans la poche de sa veste.
Cassie secoue la tête et se frotte les yeux.
— Il suffit qu’il ait mal dormi, insiste doucement Raph. Même sans ordonnance, un ami a pu lui donner, ou un pharmacien peu regardant. C’était un accident, Cassie.
— Non.
— Quoi ?
— Ce n’était pas un accident. C’est pour ça qu’ils ont un dossier là-dessus. S’il avait ça dans le sang, c’est qu’il l’a pris à son insu, ils devaient le savoir. Je l’ai vu la veille. Tu te souviens de ta dernière journée avec tes parents ? Est-ce-que tu n’as pas gravé dans ta mémoire les derniers instants où tu les as vus vivants ?
— Si.
— Ma mère a fait une sieste l’après-midi, j’ai jardiné avec mon père. Il m’a dit qu’il n’avait pas besoin de sieste, qu’il avait bien assez dormi comme ça, il m’a dit « Tu me connais, Cass, même une tornade ne perturberait pas mes huit heures de sommeil règlementaires ». Même s’il n’avait pas dormi la nuit du samedi au dimanche, tu ne réclames pas un somnifère pour une mauvaise nuit.
— Cass ?
— C’est comme ça qu’il m’appelait, murmure-t-elle avec un sourire fragile. Ma mère préférait Cassie, elle trouvait ça plus féminin.
Raph repose les feuillets à côté de lui et pose les coudes sur ses genoux. Il ne mettra pas ses souvenirs en doute.
— Bon, se résigne-t-il, prenons les choses dans l’autre sens. Imaginons que ce n’était pas un accident. Qui ? Ton père avait des ennemis ?
— Non.
— Alors pourquoi ?
— Et si c’était moi ? Si c’était déjà moi ? Pour me fragiliser, m’isoler, me faire du mal ?
— Dans ce cas pourquoi, ensuite, attendre six mois avant de commencer à tuer ? Pourquoi te laisser six mois pour t’en remettre ?
— Ian. Il y a eu Ian. Peut-être qu’il n’avait pas prévu que je me marierais, peut-être qu’il ne pouvait pas m’atteindre. Peut-être qu’il se préparait.
— Ça ne colle pas, excuse-moi, je sais que c’est dur, mais ça ne colle pas. Si c’était ça, pourquoi ne pas se débarrasser de Ian ?
Il voit l’incompréhension dans ses yeux, il la voit chercher, ne pas trouver. Puis lâcher prise.
— Je ne sais pas, avoue-t-elle en enfouissant son visage entre ses mains. Mais je suis certaine, absolument certaine, que mon père n’aurait jamais pris ce truc de son plein gré.
Raph observe la cascade de boucles rousses dégoulinant sur ses genoux pâles. Il aperçoit même un éclair de dentelle corail et crème au creux de ses cuisses et ne pense pourtant qu’à une chose, alléger le fardeau pesant sur les épaules de sa propriétaire. Il tend une main et la pose sur son bras, lui arrachant un frémissement qui le mortifie.
— Cassie, laisse-moi t’aider. Laisse-moi au moins partager ta douleur. S’il te plait.
Elle ne lève pas la tête. Mais elle tend les bras. Dégoulinant de tendresse, il l’attire contre lui, se demandant qui pouvait bien vouloir tuer Liam Willis.