39
N’ayant jamais été franchement matinal, Raph est stupéfait de se voir, une fois de plus, les yeux ouverts et le cerveau en marche, et ce avant même la sonnerie du réveil. Il contrôle l’heure avec un grognement, attendant patiemment de se rappeler de la date. Jeudi. Dommage. Plus que quatorze petites minutes avant le hurlement de cet engin de malheur.
Il se redresse sur un coude. Sur la pommette de Cassie, la boucle amputée repose innocemment, ardent rappel de la journée de la veille, de la menace sur leurs cieux, de la scène sur la terrasse, quelques heures plus tôt, au cœur de la nuit. Lorsqu’une Cassie exaltée claironnait qu’elle était la prochaine, et qu’il se sentait transparent.
Il déteste la façon dont elle parle de sa mort, comme si rien n’était grave. Il comprend, pourtant, il comprend qu’elle a vécu dans une terreur routinière durant des mois, l’a ressassée durant des années. Oui, il comprend que chaque détail nouveau l’écartant du schéma infernal soit en soi une victoire. Mais lui, dans tout ça… il approche une main de la peau pâle striée du soleil filtrant à travers les volets. Elle se sacrifierait sans hésitation en échange de la vie d’une autre, parce qu’elle est vivante, que neuf femmes sont mortes, et que sa culpabilité la fait placer sa propre vie tout en bas de la liste. Lui, il veut qu’elle hésite. Il veut qu’elle pense à lui. Il veut lui faire comprendre que c’est grave, il veut être un couple et plus seulement un orphelin trentenaire, et il veut qu’elle se réveille pour lui faire oublier tout ça.
Très bassement, il s’empare du réveil et l’avance de douze minutes. Le repose, patiente trente secondes, puis quand la sonnerie retentit, l’éteint avec un juron. Cassie tressaille. Elle gigote une fraction de seconde, ronronne, se blottit contre lui et se rendort sur un soupir tremblant. Tant pis. Il pose une joue sur ses boucles rougeoyantes et sent son cœur se gonfler. Nom de nom, c’est qu’il est sacrément accro.
— Cassie Willis, chuchote-t-il tout bas, je crois bien que je suis amoureux de toi.
— Je sais, grogne-t-elle d’une voix rauque.
Raph se fige. Il n’attendait pas de réaction, celle-ci encore moins.
— Comment ça, tu sais ?
Les paupières toujours closes, elle se niche plus confortablement au creux de son épaule.
— Cette nuit, marmonne-t-elle d’une voix ensommeillée. Quand tu es sorti sur la terrasse. J’étais ouverte.
— Et alors, quoi ? C’était écrit au néon ?
— Pas loin.
Alors qu’elle s’étire comme un chat contre lui, Raph sourit. Enchanté de ce qu’elle ne dit pas.
— Cassie, murmure-t-il, dessinant sa hanche du bout de l’index. Tu veux dire que tu sais que je suis fou de toi et que tu peux l’entendre sans faire de syncope ?
Elle ouvre subitement les yeux, l’étourdissant d’émeraude.
— Tu profites de ma vulnérabilité, accuse-t-elle d’une voix un peu plus vive.
— Totalement, et sans aucun scrupule. Alors ?
Elle hausse les épaules, et il croit même distinguer un frissonnement de sourire au coin de ses lèvres.
— Je suis trop ensuquée pour faire une syncope. Alors c’est particulièrement pénible, mais je prendrai sur moi.
C’est bien un sourire, et taquin qui plus est. Raph sent son cœur trébucher, vaciller, peiner à reprendre sa course. Rude début de journée pour son pauvre organe. Sans savoir pourquoi, il a une pensée pour ses parents, si fugitive qu’il en doute presque et la laisse filer. Puis se penche sur Cassie. Qu’elle le veuille ou non, elle n’est pas loin de le rejoindre dans sa mélasse sentimentale. Rira bien qui rira le dernier.
— Trop aimable, chuchote-t-il contre ses lèvres.
— Si je peux rendre service...
Une porte claque au loin, et la voix de Sarah traverse la porte.
— Cassie ? Raph ? Il faut que je vous parle.
— Ben voyons… ronchonne Raph.
— Quelque chose ne va pas, l’interrompt Cassie, s’arrachant à ses bras pour enfiler un peignoir.
— Quoi ? Comment tu…
Il est déjà seul dans la chambre.
Lorsque Raph débarque, Cassie est assise à la table de la cuisine face à une Sarah hirsute, vêtue d’un pantalon de jogging noir et d’un débardeur bleu électrique, le regard rivé à son bol de café rempli à ras bord. Et elle est inquiète. Elle n’a jamais vu Sarah aussi mutique.
— C’est Julie ? Interroge-t-elle.
— Nan, marmonne Sarah sans lever les yeux.
Raph se laisse tomber devant le mug de café posé sur la serviette à carreaux bleus. Cassie ne lui accorde pas un regard, l’estomac de plus en plus noué.
— Sarah, accouche ! Tes parents ? Ta sœur ? Le boulot ?
— Nan…
Sarah soupire longuement, suivant le contour de son bol du bout de l’index, puis lève enfin le nez. Elle pose un regard navré sur Cassie, puis sur Raph, puis sur Cassie, avant de repousser sa frange asymétrique du mauvais côté.
— Sarah, bon sang! S’écrie Cassie. Tu me fais peur ! Qu’est-ce-qui se passe ?
— Désolée, répond Sarah, se frottant nerveusement le nez. Je suis… bon. Tu sais, le matin, je regarde toujours les infos en m’habillant.
— Oui. Et ?
— Et… et je ne sais pas comment dire ça !
— Droit au but, ordonne Cassie.
— L’actrice avec qui on avait rendez-vous demain. Morte. Pendue. Suicide.
Cassie se fige. Son estomac se rétracte brusquement. Une cliente. Une jeune femme. Morte. Pendue. Suicide. Juste après sa discussion avec le coupable, juste après l’avoir provoqué. Simple, basique et violent. Une femme est morte par sa faute.
Avec un juron, Raph replie la main qu’il a tendue. Trop tard. Cassie est inaccessible. Un instant entre deux instants, de ceux où quelque chose bascule, auquel il assiste impuissant. La douleur zèbre les iris émeraude comme une pierre précieuse se fendillerait. Une vilaine fissure bien visible. Puis les pupilles se dilatent, Cassie renverse son tabouret et se précipite dans le couloir.
— Elle va être malade, murmure Sarah sans bouger.
— Oui.
Raph jette un coup d’œil au couloir. Il lui laissera le temps de se ressaisir, pas celui de se refermer. En attendant, il va déglutir calmement, accepter que tout ça n’est pas un cauchemar et digérer la réalité en compagnie de Sarah. Il se tourne vers sa voisine qui se frictionne toujours le nez, froncée de la racine de sa frange à son menton en pointe.
— Sarah, on savait que ça pouvait arriver.
Elle lui décoche un faible sourire.
— Ouais. Je sais. C’est juste… avant, c’était assez irréel, et là… j’ai les chocottes. Non, je suis terrorisée. Et énervée. Et paumée. Comment a-t-elle fait pour vivre avec ça ?
— On s’habitue à tout, même au pire.
Sarah hoche la tête, toujours aussi froncée.
— Si ça peut t’aider, lâche-t-il avec un soupir résigné, je t’autorise à te moquer de mon caleçon.
Elle baisse les yeux sur le caleçon bleu dur à bordures rouges. Un fil s’étire quelque part, relevant les coins de sa bouche et défroissant en partie ses traits.
— Rassure-moi, ça n’a aucun rapport avec un quelconque héros de BD ?
— Je ne nierai ni ne confirmerai. Je me sacrifie déjà pour te distraire.
Il tire sur son T-shirt afin de cacher le « S » rouge sur fond jaune brodé sur la ceinture. La distraire, pas se ridiculiser.
— J’en ai attrapé deux au hasard dans mon tiroir avant de partir hier, avoue-t-il. Je ne maîtrise pas encore très bien les nouveaux tiroirs de ma nouvelle penderie. Résultat, c’était ça ou Darth Vader collé sur mon sabre laser.
Cette fois, tous les plis s’évanouissent dans son éclat de rire. Raph s’autorise une gorgée de café. Les yeux de Sarah s’animent sous la choucroute que commencent à former ses cheveux à force de fourrager dedans à pleines mains. Elle digèrera, et un coup de peigne lissera les derniers nœuds.
Cassie encaissera, mais ne digèrera pas, et aucun peigne n’y changera rien. Une femme est morte et pour elle, c’est la dixième. Sans compter son mari, sans compter les probables autres victimes non identifiées. Puisque comment savoir ? Sans signature, impossible de prouver un meurtre. Le plus pointu des enquêteurs n’y songerait même pas.
— Sarah, reprend-il, reposant sa tasse de café. Désolé d’insister, mais est-ce-que tu sais…
— Quand ?
Ils tressaillent dans un bel ensemble. Cassie, livide, appuyée au chambranle dans son peignoir de soie turquoise à grosses fleurs, supplie Sarah du regard.
— Quand ?
— Quoi ? Bégaye Sarah, perplexe.
— Est-ce-que tu sais quand elle est morte ? Précise Raph, complétant la question qu’il s’apprêtait lui-même à poser.
— Ah. Euh… aux infos, ils ont dit que sa femme de ménage l’avait trouvée hier matin. Pourquoi ?
Il préfèrerait presque qu’elle s’écroule. Qu’elle crie, qu’elle pleure de rage ou de soulagement, qu’elle remercie le ciel ou le maudisse. Au lieu de ça, Cassie se redresse lentement. Ramasse son tabouret pour s’y jucher du bout des fesses, exhale un profond soupir, pose ses coudes sur la table et son front sur ses doigts, leur dissimulant son regard. Seul son majeur reste mobile, suivant inlassablement le sillon blanc gravé à la racine de ses cheveux.
— Tu n’y es pour rien, déclare fermement Raph, posant une main sur sa cuisse. C’était déjà trop tard.
Elle sursaute. Il la touche et elle sursaute, retranchée dans sa tour pour mieux murer ses sentiments. Il retire sa main.
— Mais de quoi vous parlez ? S’étonne Sarah.
— Cassie a eu une… conversation avec notre ami.
— Quoi ?
En quelques mots, il lui rapporte la teneur du dialogue.
— Quel malade, siffle-t-elle.
— Ouais. Mais rien à voir avec cette femme. Elle était déjà morte, martèle-t-il, tentant sans succès d’apercevoir un œil entre les doigts et les boucles.
Rien. La fuite en avant.
— Est-ce-qu’il y a eu des détails, aux infos ? Finit-il par demander à Sarah avec un soupir résigné.
— Pas beaucoup plus que ce que je t’en ai dit. Sa femme de ménage l’a retrouvée pendue chez elle hier matin. Ça ressemble à un suicide. Samedi dernier, elle assistait à une première, on a eu droit aux témoignages des hôtesses, des vigiles, de deux autres actrices… En gros, personne ne savait qu’elle n’allait pas bien.
— Il faut qu’on appelle ton père. Il pourra sans doute savoir s’il y avait un message, une entaille au poignet, le genre de détails que les médias ne connaîtraient pas.
— Je m’en occupe. Je l’appellerai tout à l’heure… s’il ne m’a pas appelée avant, parce que l’habitude de regarder les infos au réveil, c’est de lui que je la tiens. Mais… il y a toujours une possibilité, murmure-t-elle. Minime, d’accord, mais tout de même… pour que ce soit un vrai suicide, non ?
Raph jette un coup d’œil à Cassie, toujours prostrée. Sans ce majeur fébrile sur sa cicatrice, il exclurait l’idée d’une vie sous la masse de boucles.
— De quelle couleur étaient ses cheveux ? Interroge-t-il à contrecœur.
Sarah se fige. Elle le contemple quelques secondes, puis coule un regard accablé à Cassie.
— Les actrices changent très souvent, ça ne veut pas forcément dire que…
— Sarah… l’interrompt Cassie d’une voix lasse, sans relever la tête.
— En général, elle est brune, soupire Sarah. Mais sur les images de la première, elle est acajou.
— Je vais prendre une douche.
Le cœur en copaux, Raph laisse Cassie se diriger vers le couloir, esquivant avec virtuosité les deux paires d’yeux lancées à ses trousses. Sarah se frotte une dernière fois le nez et se lève à son tour.
— Je te la confie, souffle-t-elle. Je dois rejoindre Julie. Elle est un peu dépassée aussi.
Au moment de passer la porte, elle pivote et le défie de ses iris noisette.
— Raph, pousse-la. Elle va vouloir cadenasser tout ça au fond. Elle fonctionne comme ça, logique ou pas, utile ou pas, il faut lui faire du mal pour pouvoir lui faire du bien.
— Je sais, répond-il sans bouger, accoudé à la table.
Il devra se renseigner sur cette actrice, réclamer à Sarah et Cassie une liste de leurs chantiers prévus, probablement une liste de toutes leurs connaissances féminines, avancer significativement dans les dossiers. Il faut que ça bouge. Question de survie.
Il abandonne bols et mugs dans l’évier sans même une pensée pour le lave-vaisselle et se dirige vers la salle de bains.
Une femme est morte. Une inconnue. Une actrice en plein essor dont l’unique erreur fut de faire appel à Cassie Willis pour décorer l’appartement qu’elle venait d’acheter.
Cassie expédie rageusement sa serviette dans un coin, repousse ses lourdes boucles et s’observe un instant dans le miroir. Tant qu’elle ne saura pas pourquoi, si pourquoi il y a, il lui manquera quelque chose. Un bout d’elle-même, le morceau justifiant sa présence dans les obsessions d’un taré. Se tartinant de crème hydratante à la fraise, elle entretient consciencieusement sa fureur. La colère agit comme la caféine sur un organisme épuisé. Elle permet de tenir le coup, artificiellement peut-être, mais tenir jusqu’à avoir la liberté de s’écrouler. Et pour l’instant, Cassie n’a pas besoin de s’écrouler, elle a besoin de caféine.
Deux coups brefs résonnent contre la porte, puis le battant s’écarte avant qu’elle ait pu répondre. Raph. Bon. Pour changer, elle est incapable de décider si elle a envie de le voir ou de le fuir. De toute façon, Raph ne s’arrête pas à ce genre de considérations.
Il n’a pas non plus l’intention de répondre à sa nudité, réalise-t-elle, déçue, lorsqu’il s’adosse au mur. Dommage. Après la colère, le sexe est le meilleur des dérivatifs. Elle veut se disputer ou s’envoyer en l’air, puisqu’il n’opte pour aucune des deux options, elle prend le parti de l’ignorer.
Raph n’est malheureusement pas un homme facile à ignorer. Son regard dégoulinant de bienveillance englue de bleu chacun de ses mouvements, et elle n’en a rien à carrer, de sa foutue bienveillance. Alors pourquoi ta colère retombe-t-elle si vite, ma vieille ? Ses saletés de paillettes bleues, sans doute. Elle enfile ses sous-vêtements, repoussant à nouveau ses cheveux avec impatience.
— Quoi ? Lance-t-elle sèchement.
Elle lui jette un coup d’œil agacé dans le miroir. Grossière erreur. Lorsqu’elle croise les ardoises ombrées de tendresse sous ses mèches hirsutes, elle se dégonfle comme une baudruche.
— Joli, lâche Raph, le regard rivé à son buste.
Elle baisse les yeux sur ses seins reposant sur ses bras croisés, revient sur Raph et hausse les sourcils.
— Si tu cherches une partie de jambes en l’air, je suis à toi.
— Non. Mais en conclusion, je suis partant.
— Conclusion à quoi ?
— A la discussion qu’on va avoir.
Cassie décroise les bras sur un soupir. Elle n’a même plus envie de se battre. Ni de s’envoyer en l’air, d’ailleurs. Elle veut juste qu’il s’en aille, avec ses foutues paillettes bleues. Qu’il se taise. Ne pas penser, ne pas sentir, ne pas entendre.
— Je ne veux pas parler..
Il s’approche d’elle jusqu’à la toucher, lentement, prédateur et protecteur dans un même glissement.
— Cassie, murmure-t-il, si tu me jures que tu es en train de digérer, et pas d’enterrer, je te laisserai tranquille. Si tu me dis que tu n’évites pas d’y penser, que tu n’essaies pas d’oublier, je te croirai.
Elle soutient son regard, déstabilisée. Il la croirait. Il suffirait qu’elle lui dise… sauf qu’elle ne peut plus lui mentir, pas alors qu’il la possède du fond des yeux avec sa franchise crue et ses ondes bleues. De plus en plus mal à l’aise, elle détourne le regard pour enfiler un T-shirt.
Reprends-toi, Cassie ! Repoussant une fois de plus ses cheveux, elle sent sa boucle amputée lui effleurer la pommette. Sauve-toi, Cassie. Tout son corps se mobilise contre ce regard ardoise qui la cloue sur place, renversant ses défenses une à une, l’acculant au pied de sa tour. Sauve-toi !
Elle lui jette un coup d’œil, cherche la porte, se tourne et se retourne. La vague enfle. Elle serre les dents, cherchant à nouveau la porte, puis tente de pousser Raph qui lui bloque le passage. Il résiste. Cet homme résiste à tout. Sors, Cassie, fuis, bordel ! Elle le pousse un peu plus fort.
— Raph, dégage ! Siffle-t-elle, au bord de la panique. Va-t-en, laisse-moi, j’ai besoin de… de… de…
— De moi, souffle-t-il sans bouger d’un pouce. Tu verras, ça fait un peu moins mal à deux.
Sa propre couleur la lâche, dégoulinant du moindre de ses pores, lui battant les tempes, gommant de son champ de vision tout ce qui n’est pas la main tendue prête à la ramasser. Non, mon dieu, non. Elle ne s’en relèvera pas.
— Raph, supplie-t-elle, s’il te plait. Laisse-moi.
— Je suis désolé, ma belle. Je ne peux pas. Je t’aime trop.
Elle baisse sa garde, estomaquée. L’inondation bleue la submerge aussitôt. La couleur de Raph et tout ce qu’elle contient de sentiments dont elle ne veut pas la met à genoux. Avec un long gémissement à mi-chemin entre chien battu et pneu crevé, submergée par onze morts injustifiées, débordée par sa culpabilité d’exister face à l’absence des autres, mortifiée d’être ce qu’elle est pour déclencher l’obsession morbide d’un homme, Cassie Willis s’écroule.
Il se redresse sur un coude. Sur la pommette de Cassie, la boucle amputée repose innocemment, ardent rappel de la journée de la veille, de la menace sur leurs cieux, de la scène sur la terrasse, quelques heures plus tôt, au cœur de la nuit. Lorsqu’une Cassie exaltée claironnait qu’elle était la prochaine, et qu’il se sentait transparent.
Il déteste la façon dont elle parle de sa mort, comme si rien n’était grave. Il comprend, pourtant, il comprend qu’elle a vécu dans une terreur routinière durant des mois, l’a ressassée durant des années. Oui, il comprend que chaque détail nouveau l’écartant du schéma infernal soit en soi une victoire. Mais lui, dans tout ça… il approche une main de la peau pâle striée du soleil filtrant à travers les volets. Elle se sacrifierait sans hésitation en échange de la vie d’une autre, parce qu’elle est vivante, que neuf femmes sont mortes, et que sa culpabilité la fait placer sa propre vie tout en bas de la liste. Lui, il veut qu’elle hésite. Il veut qu’elle pense à lui. Il veut lui faire comprendre que c’est grave, il veut être un couple et plus seulement un orphelin trentenaire, et il veut qu’elle se réveille pour lui faire oublier tout ça.
Très bassement, il s’empare du réveil et l’avance de douze minutes. Le repose, patiente trente secondes, puis quand la sonnerie retentit, l’éteint avec un juron. Cassie tressaille. Elle gigote une fraction de seconde, ronronne, se blottit contre lui et se rendort sur un soupir tremblant. Tant pis. Il pose une joue sur ses boucles rougeoyantes et sent son cœur se gonfler. Nom de nom, c’est qu’il est sacrément accro.
— Cassie Willis, chuchote-t-il tout bas, je crois bien que je suis amoureux de toi.
— Je sais, grogne-t-elle d’une voix rauque.
Raph se fige. Il n’attendait pas de réaction, celle-ci encore moins.
— Comment ça, tu sais ?
Les paupières toujours closes, elle se niche plus confortablement au creux de son épaule.
— Cette nuit, marmonne-t-elle d’une voix ensommeillée. Quand tu es sorti sur la terrasse. J’étais ouverte.
— Et alors, quoi ? C’était écrit au néon ?
— Pas loin.
Alors qu’elle s’étire comme un chat contre lui, Raph sourit. Enchanté de ce qu’elle ne dit pas.
— Cassie, murmure-t-il, dessinant sa hanche du bout de l’index. Tu veux dire que tu sais que je suis fou de toi et que tu peux l’entendre sans faire de syncope ?
Elle ouvre subitement les yeux, l’étourdissant d’émeraude.
— Tu profites de ma vulnérabilité, accuse-t-elle d’une voix un peu plus vive.
— Totalement, et sans aucun scrupule. Alors ?
Elle hausse les épaules, et il croit même distinguer un frissonnement de sourire au coin de ses lèvres.
— Je suis trop ensuquée pour faire une syncope. Alors c’est particulièrement pénible, mais je prendrai sur moi.
C’est bien un sourire, et taquin qui plus est. Raph sent son cœur trébucher, vaciller, peiner à reprendre sa course. Rude début de journée pour son pauvre organe. Sans savoir pourquoi, il a une pensée pour ses parents, si fugitive qu’il en doute presque et la laisse filer. Puis se penche sur Cassie. Qu’elle le veuille ou non, elle n’est pas loin de le rejoindre dans sa mélasse sentimentale. Rira bien qui rira le dernier.
— Trop aimable, chuchote-t-il contre ses lèvres.
— Si je peux rendre service...
Une porte claque au loin, et la voix de Sarah traverse la porte.
— Cassie ? Raph ? Il faut que je vous parle.
— Ben voyons… ronchonne Raph.
— Quelque chose ne va pas, l’interrompt Cassie, s’arrachant à ses bras pour enfiler un peignoir.
— Quoi ? Comment tu…
Il est déjà seul dans la chambre.
Lorsque Raph débarque, Cassie est assise à la table de la cuisine face à une Sarah hirsute, vêtue d’un pantalon de jogging noir et d’un débardeur bleu électrique, le regard rivé à son bol de café rempli à ras bord. Et elle est inquiète. Elle n’a jamais vu Sarah aussi mutique.
— C’est Julie ? Interroge-t-elle.
— Nan, marmonne Sarah sans lever les yeux.
Raph se laisse tomber devant le mug de café posé sur la serviette à carreaux bleus. Cassie ne lui accorde pas un regard, l’estomac de plus en plus noué.
— Sarah, accouche ! Tes parents ? Ta sœur ? Le boulot ?
— Nan…
Sarah soupire longuement, suivant le contour de son bol du bout de l’index, puis lève enfin le nez. Elle pose un regard navré sur Cassie, puis sur Raph, puis sur Cassie, avant de repousser sa frange asymétrique du mauvais côté.
— Sarah, bon sang! S’écrie Cassie. Tu me fais peur ! Qu’est-ce-qui se passe ?
— Désolée, répond Sarah, se frottant nerveusement le nez. Je suis… bon. Tu sais, le matin, je regarde toujours les infos en m’habillant.
— Oui. Et ?
— Et… et je ne sais pas comment dire ça !
— Droit au but, ordonne Cassie.
— L’actrice avec qui on avait rendez-vous demain. Morte. Pendue. Suicide.
Cassie se fige. Son estomac se rétracte brusquement. Une cliente. Une jeune femme. Morte. Pendue. Suicide. Juste après sa discussion avec le coupable, juste après l’avoir provoqué. Simple, basique et violent. Une femme est morte par sa faute.
Avec un juron, Raph replie la main qu’il a tendue. Trop tard. Cassie est inaccessible. Un instant entre deux instants, de ceux où quelque chose bascule, auquel il assiste impuissant. La douleur zèbre les iris émeraude comme une pierre précieuse se fendillerait. Une vilaine fissure bien visible. Puis les pupilles se dilatent, Cassie renverse son tabouret et se précipite dans le couloir.
— Elle va être malade, murmure Sarah sans bouger.
— Oui.
Raph jette un coup d’œil au couloir. Il lui laissera le temps de se ressaisir, pas celui de se refermer. En attendant, il va déglutir calmement, accepter que tout ça n’est pas un cauchemar et digérer la réalité en compagnie de Sarah. Il se tourne vers sa voisine qui se frictionne toujours le nez, froncée de la racine de sa frange à son menton en pointe.
— Sarah, on savait que ça pouvait arriver.
Elle lui décoche un faible sourire.
— Ouais. Je sais. C’est juste… avant, c’était assez irréel, et là… j’ai les chocottes. Non, je suis terrorisée. Et énervée. Et paumée. Comment a-t-elle fait pour vivre avec ça ?
— On s’habitue à tout, même au pire.
Sarah hoche la tête, toujours aussi froncée.
— Si ça peut t’aider, lâche-t-il avec un soupir résigné, je t’autorise à te moquer de mon caleçon.
Elle baisse les yeux sur le caleçon bleu dur à bordures rouges. Un fil s’étire quelque part, relevant les coins de sa bouche et défroissant en partie ses traits.
— Rassure-moi, ça n’a aucun rapport avec un quelconque héros de BD ?
— Je ne nierai ni ne confirmerai. Je me sacrifie déjà pour te distraire.
Il tire sur son T-shirt afin de cacher le « S » rouge sur fond jaune brodé sur la ceinture. La distraire, pas se ridiculiser.
— J’en ai attrapé deux au hasard dans mon tiroir avant de partir hier, avoue-t-il. Je ne maîtrise pas encore très bien les nouveaux tiroirs de ma nouvelle penderie. Résultat, c’était ça ou Darth Vader collé sur mon sabre laser.
Cette fois, tous les plis s’évanouissent dans son éclat de rire. Raph s’autorise une gorgée de café. Les yeux de Sarah s’animent sous la choucroute que commencent à former ses cheveux à force de fourrager dedans à pleines mains. Elle digèrera, et un coup de peigne lissera les derniers nœuds.
Cassie encaissera, mais ne digèrera pas, et aucun peigne n’y changera rien. Une femme est morte et pour elle, c’est la dixième. Sans compter son mari, sans compter les probables autres victimes non identifiées. Puisque comment savoir ? Sans signature, impossible de prouver un meurtre. Le plus pointu des enquêteurs n’y songerait même pas.
— Sarah, reprend-il, reposant sa tasse de café. Désolé d’insister, mais est-ce-que tu sais…
— Quand ?
Ils tressaillent dans un bel ensemble. Cassie, livide, appuyée au chambranle dans son peignoir de soie turquoise à grosses fleurs, supplie Sarah du regard.
— Quand ?
— Quoi ? Bégaye Sarah, perplexe.
— Est-ce-que tu sais quand elle est morte ? Précise Raph, complétant la question qu’il s’apprêtait lui-même à poser.
— Ah. Euh… aux infos, ils ont dit que sa femme de ménage l’avait trouvée hier matin. Pourquoi ?
Il préfèrerait presque qu’elle s’écroule. Qu’elle crie, qu’elle pleure de rage ou de soulagement, qu’elle remercie le ciel ou le maudisse. Au lieu de ça, Cassie se redresse lentement. Ramasse son tabouret pour s’y jucher du bout des fesses, exhale un profond soupir, pose ses coudes sur la table et son front sur ses doigts, leur dissimulant son regard. Seul son majeur reste mobile, suivant inlassablement le sillon blanc gravé à la racine de ses cheveux.
— Tu n’y es pour rien, déclare fermement Raph, posant une main sur sa cuisse. C’était déjà trop tard.
Elle sursaute. Il la touche et elle sursaute, retranchée dans sa tour pour mieux murer ses sentiments. Il retire sa main.
— Mais de quoi vous parlez ? S’étonne Sarah.
— Cassie a eu une… conversation avec notre ami.
— Quoi ?
En quelques mots, il lui rapporte la teneur du dialogue.
— Quel malade, siffle-t-elle.
— Ouais. Mais rien à voir avec cette femme. Elle était déjà morte, martèle-t-il, tentant sans succès d’apercevoir un œil entre les doigts et les boucles.
Rien. La fuite en avant.
— Est-ce-qu’il y a eu des détails, aux infos ? Finit-il par demander à Sarah avec un soupir résigné.
— Pas beaucoup plus que ce que je t’en ai dit. Sa femme de ménage l’a retrouvée pendue chez elle hier matin. Ça ressemble à un suicide. Samedi dernier, elle assistait à une première, on a eu droit aux témoignages des hôtesses, des vigiles, de deux autres actrices… En gros, personne ne savait qu’elle n’allait pas bien.
— Il faut qu’on appelle ton père. Il pourra sans doute savoir s’il y avait un message, une entaille au poignet, le genre de détails que les médias ne connaîtraient pas.
— Je m’en occupe. Je l’appellerai tout à l’heure… s’il ne m’a pas appelée avant, parce que l’habitude de regarder les infos au réveil, c’est de lui que je la tiens. Mais… il y a toujours une possibilité, murmure-t-elle. Minime, d’accord, mais tout de même… pour que ce soit un vrai suicide, non ?
Raph jette un coup d’œil à Cassie, toujours prostrée. Sans ce majeur fébrile sur sa cicatrice, il exclurait l’idée d’une vie sous la masse de boucles.
— De quelle couleur étaient ses cheveux ? Interroge-t-il à contrecœur.
Sarah se fige. Elle le contemple quelques secondes, puis coule un regard accablé à Cassie.
— Les actrices changent très souvent, ça ne veut pas forcément dire que…
— Sarah… l’interrompt Cassie d’une voix lasse, sans relever la tête.
— En général, elle est brune, soupire Sarah. Mais sur les images de la première, elle est acajou.
— Je vais prendre une douche.
Le cœur en copaux, Raph laisse Cassie se diriger vers le couloir, esquivant avec virtuosité les deux paires d’yeux lancées à ses trousses. Sarah se frotte une dernière fois le nez et se lève à son tour.
— Je te la confie, souffle-t-elle. Je dois rejoindre Julie. Elle est un peu dépassée aussi.
Au moment de passer la porte, elle pivote et le défie de ses iris noisette.
— Raph, pousse-la. Elle va vouloir cadenasser tout ça au fond. Elle fonctionne comme ça, logique ou pas, utile ou pas, il faut lui faire du mal pour pouvoir lui faire du bien.
— Je sais, répond-il sans bouger, accoudé à la table.
Il devra se renseigner sur cette actrice, réclamer à Sarah et Cassie une liste de leurs chantiers prévus, probablement une liste de toutes leurs connaissances féminines, avancer significativement dans les dossiers. Il faut que ça bouge. Question de survie.
Il abandonne bols et mugs dans l’évier sans même une pensée pour le lave-vaisselle et se dirige vers la salle de bains.
Une femme est morte. Une inconnue. Une actrice en plein essor dont l’unique erreur fut de faire appel à Cassie Willis pour décorer l’appartement qu’elle venait d’acheter.
Cassie expédie rageusement sa serviette dans un coin, repousse ses lourdes boucles et s’observe un instant dans le miroir. Tant qu’elle ne saura pas pourquoi, si pourquoi il y a, il lui manquera quelque chose. Un bout d’elle-même, le morceau justifiant sa présence dans les obsessions d’un taré. Se tartinant de crème hydratante à la fraise, elle entretient consciencieusement sa fureur. La colère agit comme la caféine sur un organisme épuisé. Elle permet de tenir le coup, artificiellement peut-être, mais tenir jusqu’à avoir la liberté de s’écrouler. Et pour l’instant, Cassie n’a pas besoin de s’écrouler, elle a besoin de caféine.
Deux coups brefs résonnent contre la porte, puis le battant s’écarte avant qu’elle ait pu répondre. Raph. Bon. Pour changer, elle est incapable de décider si elle a envie de le voir ou de le fuir. De toute façon, Raph ne s’arrête pas à ce genre de considérations.
Il n’a pas non plus l’intention de répondre à sa nudité, réalise-t-elle, déçue, lorsqu’il s’adosse au mur. Dommage. Après la colère, le sexe est le meilleur des dérivatifs. Elle veut se disputer ou s’envoyer en l’air, puisqu’il n’opte pour aucune des deux options, elle prend le parti de l’ignorer.
Raph n’est malheureusement pas un homme facile à ignorer. Son regard dégoulinant de bienveillance englue de bleu chacun de ses mouvements, et elle n’en a rien à carrer, de sa foutue bienveillance. Alors pourquoi ta colère retombe-t-elle si vite, ma vieille ? Ses saletés de paillettes bleues, sans doute. Elle enfile ses sous-vêtements, repoussant à nouveau ses cheveux avec impatience.
— Quoi ? Lance-t-elle sèchement.
Elle lui jette un coup d’œil agacé dans le miroir. Grossière erreur. Lorsqu’elle croise les ardoises ombrées de tendresse sous ses mèches hirsutes, elle se dégonfle comme une baudruche.
— Joli, lâche Raph, le regard rivé à son buste.
Elle baisse les yeux sur ses seins reposant sur ses bras croisés, revient sur Raph et hausse les sourcils.
— Si tu cherches une partie de jambes en l’air, je suis à toi.
— Non. Mais en conclusion, je suis partant.
— Conclusion à quoi ?
— A la discussion qu’on va avoir.
Cassie décroise les bras sur un soupir. Elle n’a même plus envie de se battre. Ni de s’envoyer en l’air, d’ailleurs. Elle veut juste qu’il s’en aille, avec ses foutues paillettes bleues. Qu’il se taise. Ne pas penser, ne pas sentir, ne pas entendre.
— Je ne veux pas parler..
Il s’approche d’elle jusqu’à la toucher, lentement, prédateur et protecteur dans un même glissement.
— Cassie, murmure-t-il, si tu me jures que tu es en train de digérer, et pas d’enterrer, je te laisserai tranquille. Si tu me dis que tu n’évites pas d’y penser, que tu n’essaies pas d’oublier, je te croirai.
Elle soutient son regard, déstabilisée. Il la croirait. Il suffirait qu’elle lui dise… sauf qu’elle ne peut plus lui mentir, pas alors qu’il la possède du fond des yeux avec sa franchise crue et ses ondes bleues. De plus en plus mal à l’aise, elle détourne le regard pour enfiler un T-shirt.
Reprends-toi, Cassie ! Repoussant une fois de plus ses cheveux, elle sent sa boucle amputée lui effleurer la pommette. Sauve-toi, Cassie. Tout son corps se mobilise contre ce regard ardoise qui la cloue sur place, renversant ses défenses une à une, l’acculant au pied de sa tour. Sauve-toi !
Elle lui jette un coup d’œil, cherche la porte, se tourne et se retourne. La vague enfle. Elle serre les dents, cherchant à nouveau la porte, puis tente de pousser Raph qui lui bloque le passage. Il résiste. Cet homme résiste à tout. Sors, Cassie, fuis, bordel ! Elle le pousse un peu plus fort.
— Raph, dégage ! Siffle-t-elle, au bord de la panique. Va-t-en, laisse-moi, j’ai besoin de… de… de…
— De moi, souffle-t-il sans bouger d’un pouce. Tu verras, ça fait un peu moins mal à deux.
Sa propre couleur la lâche, dégoulinant du moindre de ses pores, lui battant les tempes, gommant de son champ de vision tout ce qui n’est pas la main tendue prête à la ramasser. Non, mon dieu, non. Elle ne s’en relèvera pas.
— Raph, supplie-t-elle, s’il te plait. Laisse-moi.
— Je suis désolé, ma belle. Je ne peux pas. Je t’aime trop.
Elle baisse sa garde, estomaquée. L’inondation bleue la submerge aussitôt. La couleur de Raph et tout ce qu’elle contient de sentiments dont elle ne veut pas la met à genoux. Avec un long gémissement à mi-chemin entre chien battu et pneu crevé, submergée par onze morts injustifiées, débordée par sa culpabilité d’exister face à l’absence des autres, mortifiée d’être ce qu’elle est pour déclencher l’obsession morbide d’un homme, Cassie Willis s’écroule.