37
La journée achevée, Raph ne sent plus ses pieds, redoute des cauchemars peuplés de chaises sanguinaires et de rideaux hurleurs, mais Cassie l’a dit et bien dit, le doute est leur pire ennemi. Difficile de ruminer quand on parcourt des kilomètres d’entrepôts. En revanche, une fois rentrés et les orteils en éventail, rien de plus facile.
Une mèche de cheveux ! Un vrai cliché de pervers, ou un parfait détail flippant. Contrairement à Cassie, Raph penche plus pour un nouveau tour de passe-passe destiné à faire grimper la pression, assorti à un besoin maladif de possession, qu’à du simple fétichisme. Il s’en frotte le crâne de frustration. Arrête, Raph ! Concentre-toi. Prouve que tu vaux quelque chose. Il tente de gribouiller une minute, rature, recommence, gomme, puis repose son crayon.
Possession. Jalousie. Peut-être que supprimer son mari n’avait pas uniquement pour but d’achever Cassie, mais déjà, à l’époque, de se venger de l’homme qui partageait sa vie. Mort, responsabilité des crimes, double punition. Jalousie, vengeance, coupable idéal. Empreintes et lettre d’aveux. Manipulation mentale ? D’après le portrait esquissé par Cassie, Ian n’avait pourtant pas l’air d’un homme en proie au doute. Mais noyée dans sa propre détresse, elle a pu…
Assez, Raph ! Assez de meurtres pour aujourd’hui. Il reprend son crayon et se remet à griffonner. Quelques secondes, à peine, avant de le casser en deux. Une heure que sa frustration grimpe à chaque dessin minable. Une heure qu’il fait face sa nullité, le même néant qu’avant son atelier neuf, la même stérilité, la même rage du vide, la tête pleine de tueurs pervers et de boucles coupées.
Qui croit-il leurrer ? Tu vises trop haut, mon vieux Raph. Tu ferais mieux d’en rester aux logos pour sex-toys. Et puis qu’est-ce-que tu espérais faire dans un bureau multicolore, aussi ? Exaspéré, il examine les alentours avec dédain. Un vrai truc de gonzesse. Un vrai truc de gonzesse réussi, que sa médiocrité ne mérite même pas. Autant aller dessiner dans les chiottes. Encore que, chez Cassie, même les chiottes valent mieux que lui. Il froisse rageusement l’intégralité de ses croquis et les balance contre la porte.
— Raph ?
Le battant s’écarte doucement.
— Tout va bien ?
Quoi, ses platitudes ont fait tant de bruit que ça en s’écrasant contre une porte ?
— Très bien, répond-il sèchement.
Elle le détaille un instant, ses boucles encore humides dégringolant le long de ses épaules, et il la déteste pour sa perfection. Non, elle ne serait sans doute pas d’accord, mais pour lui, elle est parfaite. Elle le renvoie à sa propre déchéance.
— Ça va, je te dis, répète-t-il. Je te rejoins plus tard.
Va-t-en, bon sang, va-t-en ! Ça va mal finir. Il n’est pas en état d’être gentil.
— Raph, je vois bien que non. Qu’est-ce-qui se passe ? Tu as du mal à avancer ?
Le doigt en plein sur son incompétence. Ouh, que ça fait mal, le doigt de Miss Parfaite sur la plaie purulente de son impuissance.
— Non, ça n’a rien à voir avec toi, crache-t-il en se levant brusquement. Tout ne tourne pas autour de toi, figure-toi ! Il y a d’autres choses, des choses qui ne t’intéressent pas, des choses beaucoup plus terre à terre et sans importance, comme ma médiocrité. Mais ça, ça ne concerne pas la petite Cassie, hein ? La mignonne petite Cassie avec ses jolies couleurs ! Tant qu’elle peut tirer son coup, elle est contente, Cassie, le reste, on s’en fout !
Elle reste sans voix, bouche entrouverte, à le dévisager. La culpabilité s’empile sur le reste. Raph explose.
— Mais tu ne peux pas me laisser tranquille deux minutes, bon dieu ? Va visualiser ton salon ! J’ai besoin d’être seul ! Juste le temps d’accepter que je ne sers à rien, que je ne vaux rien et que je n’ai aucun talent, contrairement à toi ! Oh, rien de grave, juste un fait auquel je suis régulièrement confronté et que, étonnamment, je n’arrive pas à intégrer. Je suis une merde ! Hurle-t-il avec un coup de pied excédé dans l’une des boules de papier jonchant le sol.
N’importe quelle réaction le ferait sortir de ses gonds, dans l’état de nerfs où il se trouve. N’importe laquelle, sauf celle que choisit Cassie. Elle éclate de rire et laisse tomber son peignoir sur le sol.
— Je peux savoir ce que tu fous ? Lâche-t-il, stupéfait.
Elle ne répond pas, joliment nue. Et sans autre forme de procès, le renverse brutalement sur le parquet.
— Comment on est arrivés là ?
Affalée contre le cou de Raph, Cassie hausse les épaules. Elle ne se souvient pas non plus d’avoir rampé jusque sous le bureau, mais allez savoir.
— Cassie, je te présente toutes mes excuses, marmonne-t-il. Je ne pensais pas un mot de ce que je t’ai dit et je comprendrais que tu m’en veuilles, encore qu’au vu de ta réaction, ce n’était pas flagrant. Mais je ne comprends quand même pas ce qui t’a fait rire dans tout ça.
Cassie lui jette un coup d’œil à la dérobée. Etendu sous elle, Raph tire d’une main sur ses cheveux, lui palpe le fessier de l’autre, la voix tendue et les yeux fixés sur le plateau du bureau. Elle aimerait vraiment se convaincre qu’elle le connait trop peu pour interpréter son langage corporel.
Malheureusement, un Raphaël De Forest en proie au doute est trop rare pour l’ignorer, d’autant qu’une fois de plus, les ondes bleutées lui coupent toute retraite. Une vraie plaie, ces trucs. Un sérum de vérité inconscient. Elle descend du corps de Raph, rampe hors de l’ombre du bureau et se rejette sur le dos, les yeux sur le plafond vert.
— Bon, bougonne-t-elle. Mais je ne veux entendre aucun commentaire ! C’est juste que tu es toujours tellement parfait, tu sais toujours quoi dire, quoi faire… et moi je ne sais pas te soutenir, je ne trouve ni les bons mots, ni les bons gestes. Je ne sais pas te montrer… ce que je veux te montrer, et je culpabilise, alors te voir là, avec tes insultes sans queue ni tête, hirsute et enragé… ça a rééquilibré la balance, et ça m’a fait un bien fou.
La rejoignant sur le tapis, Raph écarquille les yeux, s’assoit en tailleur et se penche au-dessus d’elle.
— Attends, attends. Tu culpabilises ? Mais de quoi ?
— Pas de commentaire, on a dit !
— Non, tu as dit. Cassie, sérieusement, tu culpabilises de ne pas savoir me soutenir ? C’est vrai ?
Cassie perd tous ses repères. C’est que sa question a l’air sincère, et que ça a l’air important pour lui, aussi étrange que ça paraisse. Elle, elle ne voit vraiment pas l’intérêt.
— Je me sens maladroite, concède-t-elle le regard fuyant. Je ne sais pas quoi dire quand tu vas mal, être tendre, ce genre de trucs que tu attends.
— Cassie, mais enfin… d’où tu sors ça ? C’est pour ça que tu as l’air pensive depuis deux jours ? Pourquoi tu ne m’en as pas parlé plus tôt ?
—Parce que ça n’a pas d’intérêt, réplique-t-elle en toute sincérité.
Vu la tête de Raph, il ne doit pas être d’accord. Cassie comment à se sentir un peu trop exposée pour ce genre de conversation. Elle se redresse donc vivement et entoure ses genoux de ses bras, sans savoir quoi faire de la mine perplexe de son vis-à-vis.
— Tu plaisantes, c’est ça ? Articule-t-il finalement. Non, tu ne plaisantes pas. C’est comme ça que tu fonctionnais avec ton mari ?
Cassie se contente de croiser les bras. Elle refuse de juger Ian, elle refuse même d’impliquer Ian. Même s’il a raison, et que… et que oui, là, d’un coup, ce genre de fonctionnement ne lui semble finalement pas très sain, mais…
Raph inspire longuement. Elle n’a pas relevé, mais son regard de défi veut tout dire, et le mari de Cassie vient encore de perdre quelques points dans son estime à lui.
— Bon, peu importe, soupire-t-il. Regarde-moi. Tu dois me parler de ce genre de trucs, Cassie. Surtout que tu es totalement à côté de la plaque. D’une, tes états d’âme m’intéressent au plus haut point, sans quoi notre couple ne vaudrait pas tripette. De deux, ta façon d’être me convient parfaitement. Je me fous de la façon dont tu fais les choses, ce qui m’importe, c’est que tu les fais
Face à lui, Cassie hausse un sourcil, la mine aussi perdue que peu convaincue et les yeux toujours fixés sur ses genoux.
— Eh oui, ricane-t-il. Je suis à ce point accro. Tu n’imagines pas l’effet que tes gestes hésitants peuvent me faire. Même quand tu me colles une baffe sous prétexte de me caresser la joue, je craque.
— Tu te fous de moi, marmonne-t-elle sans conviction.
— Même pas, ma belle, murmure-t-il. Même pas.
Raph rapproche ses orteils de leurs collègues vernis. Trop besoin de la toucher, encore, toujours, jusqu’au bout.
— Cassie, je ne sais pas comment tu faisais avec ton mari et ça m’est bien égal. Mais si tu veux que ça marche entre nous, quand quelque chose te préoccupe, on en parle !
Levant enfin le nez vers lui, elle le dévisage sans un mot, puis glisse un pied sous celui de Raph. Il prend ça pour un oui, d’autant qu’elle sourit presque.
— On est un couple ? Finit-elle par marmonner.
— Si je te dis oui, tu pars en courant ?
— Même pas, mon beau, murmure-t-elle. Même pas.
Raph n’en croit pas ses oreilles. Une excellente journée, finalement, décide-t-il en l’attirant tout contre lui, genoux entourés des bras, boucles et tout le reste.
— Alors j’en ai bien peur, sourit-il. Dis, si j’ai bien compris, tu as éclaté de rire parce que tu étais soulagée de constater ma nullité ?
— Exactement, opine-t-elle. Raph, il y a des jours où ça marche, d’autres non, tu n’es pas comptable, il n’y a pas d’absolu. Tu n’as pas idée de la dose d’énergie créative qui imprégnait ton atelier. Tu as tout en toi, tu as seulement besoin d’être canalisé pour ne pas t’éparpiller, et c’est pour ça que ça ne marche pas ici. L’espace est aménagé pour Sarah et moi. Tu n’es pas dans ton univers, tu n’as pas ton matériel et tu as la tête pleine d’un tueur en série.
— Et toi qui penses ne pas savoir me remonter le moral, murmure-t-il tendrement. Moi, je ne demande rien de plus.
Comme tout ce qui comporte un tant soit peu de sentiment, Cassie gère mal, et tant qu’elle ne l’abandonne pas à poil au milieu du jardin, Raph trouve ça charmant. Il la laisse donc se débattre et la serre un peu plus près.
— Oui, bougonne-t-elle, bon, c’est…bref. Depuis le temps que tu me rabâches être mauvais comme un putois quand tu es frustré, j’ai enfin croisé la bête.
— Tu apprendras vite à me laisser mariner, soupire-t-il. Je suis infréquentable. Et encore désolé.
— Pas de quoi. Ça te rend bestial. Et de temps en temps, une bonne culbute bien sauvage, ça fait du bien par où ça passe.
Il éclate de rire, presque choqué, surtout flatté. Après tout, s’ils peuvent tirer de ses humeurs de putois un point positif…
Impossible de dormir. Et pourtant, elle est détendue, après le dîner avec Sarah et Julie. Comment a-t-elle pu survivre, à l’époque, sans personne d’autre que Ian à qui parler ?
Non, Ian n’avait pas souvent le temps. Ian était fatigué. Ian avait mieux à faire, et elle a fini par trouver ça normal. Ses états d’âme ne regardaient qu’elle. Même quand sa santé mentale était en jeu, elle ne l’a pas remis en cause. Encore un mythe de sa vie de couple qui s’écroule. Elle ne veut pas penser à Ian. Elle ferme les yeux, savourant la chaleur de Raph dans son dos, le poids de son bras sur sa taille. Ian lui tournait toujours le dos, il avait besoin d’espace. Elle, elle aime être enveloppée, particulièrement de bleu. A-t-elle nié ses propres envies pour se convaincre qu’elle et Ian étaient compatibles ?
Elle avait beau être une adolescente perturbée, elle avait des amis, à l’époque. Un bon nombre, même. Alors comment s’est-elle retrouvée, à vingt-trois ans, totalement seule ? Elle n’a pas perçu le tournant. Aujourd’hui encore, elle n’a aucun souvenir de rupture, rien d’autre qu’un éloignement banal dû au temps qu’elle passait avec Ian. Qui de toute façon, n’aimait pas ses amis.
Ça suffit ! S’ordonne-t-elle, se frictionnant les yeux. Pense à autre chose. Elle se concentre sur Sarah, dérive sur son travail, passe en revue ses tâches du lendemain. Son esprit la ramène tout droit à l’ombre noire. Elle effleure sa boucle coupée, se fige sur sa cicatrice. Elle a pensé, au déjeuner…
Sans doute une mauvaise idée. Elle frotte ses pieds l’un contre l’autre. Très mauvaise. Elle se tourne de quelques centimètres, repousse ses cheveux. Et en même temps, qu’a-t-elle à perdre ? Et elle est curieuse de savoir si elle en est capable. Au moins, elle fera quelque chose et puis de toute façon, elle doute de s’endormir dans les minutes à venir.
Mauvaise idée, Cassie. Ouais. Délicatement, elle se libère des bras de Raph et coule hors du lit.
Si elle avait pris le temps de réfléchir, elle aurait sans doute eu l’idée de recouvrir le carrelage de la terrasse d’un plaid avant de s’y assoir. Elle ne l’a pas pris, elle a les fesses congelées. Allez, Cassie Willis. Au boulot. Paumes sur les genoux, elle délie ses épaules, inspire profondément et se déverrouille.
Une dizaine de minutes, peut-être un peu moins, sans doute pas plus. Une dizaine de minutes emplies d’une brise tiède, percevant sans les entendre les bruissements de la ville, les pores aux abois, avant que la trop familière chape de plomb ne s’abatte sur ses épaules et lui englue les sens.
— Cassandra…
Un homme, Cassie. Sous la voix, sous la nappe de goudron, il n’y a qu’un homme. N’oublie plus jamais ça. Tu n’es pas à sa merci. Elle serre les dents, carre les épaules et respire doucement, ignorant l’idée que si elle l’entend, il ne doit pas être bien loin.
— Ma Cassandra… pas de baby-sitter, ce soir ? Tu t’es déjà lassée de ton nouveau jouet ? Ou peut-être te croyais-tu capable de dormir en paix… tu pensais pouvoir me tenir à distance ? Je serai toujours là, Cassandra, au creux de tes failles. Je veille sur tes cauchemars, mon cœur.
Ignorant les frissons le long de son dos, Cassie hausse un sourcil. Il ne sait pas ce qu’elle fait. Il croit qu’elle dort.
— Tu me manques, Cassandra. Je t’ai sentie, aujourd’hui. J’aurais pu te toucher, ou j’aurais pu te tuer, là, comme ça. Mais c’est encore trop tôt. J’ai au moins un petit souvenir, en attendant…
Maintenant. Elle se focalise sur le rideau noir, et en dépit de son dégoût, tente d’y entrelacer sa propre couleur. Après tout, ce n’est qu’une histoire de câbles, non ?
— Tu devrais mettre tes infos à jour, susurre-t-elle sur le ton le plus condescendant qu’elle puisse produire. Je ne dors pas. Tu es là parce que je t’y autorise, pas parce que tu as du talent.
Un silence s’installe. Puis se prolonge, et elle laisse échapper un soupir frustré. Bon. Dommage, mais ça valait la peine d’essayer. Elle aurait tellement aimé pouvoir le…
— Et bien et bien, on a fait des progrès. Ça pour une surprise... ravi de t’entendre, Cassandra. Ta voix est un régal pour mon oreille solitaire.
Il l’entend. Jésus Marie Joseph, il l’entend.
— Pas la tienne, réplique-t-elle dans un souffle.
— Ne sois pas mesquine. Je comprends que tu luttes, mais tu perds ton temps et tu le sais. Tu as besoin de moi autant que j’ai besoin de toi. Ton corps a besoin du mien. Ne me dis pas que tu n’en as jamais rêvé, de mes mains sur toi… un homme avec une puissance comme la mienne, tu sais le bien que je pourrais te faire ? Et le mal…rien à voir avec la femmelette qui occupe ton lit. Tu n’as pas pu te retenir, hein ? Tu avais besoin d’un coup de queue, et c’est tout ce que tu as trouvé ? Tu es une pute. La mienne, mais une pute quand même, comme les autres, une petite chienne.
Il s’excite, réalise-t-elle avec fureur. Ce… ce… quel porc !
— Mais c’est quoi, cette obsession ? Explose-t-elle. Va te faire soigner, espèce de taré ! Mon corps, tu le dégoûtes, il se plongerait dans le coma plutôt que de sentir ta main sur lui, alors contente-toi de te palucher sur ta mèche de cheveux et fous-moi la paix, connard !
Silence stupéfait. Puis la respiration se fait chuintante, rageuse, pressante, et ce n’est sans doute pas le mouvement le plus stratégique, certes. Mais bon dieu, que c’est bon de rendre la pareille !
— Ne me provoque pas, Cassandra.
— Pourquoi ? J’ai ruiné ton porno amateur ? Le jour où tu décideras de te comporter en homme plutôt qu’en adolescent excité, tu m’expliqueras ce que tu veux.
Elle entend l’inspiration sifflante qu’il prend avant de lui répondre, et cette seule inspiration, aveu de colère bienfaisant, la remplit d’une jubilation sans précédent.
— Mais toi, Cassandra, crache-t-il finalement. Ça a toujours été toi.
— Alors viens ! Rétorque-t-elle. Finissons-en !
Il éclate de rire dans une mélodie de verre brisé, et toute jubilation s’évanouit sous une avalanche d’ombre poisseuse. Un homme, Cassie. Juste un homme. Détraqué, obsédé, mais un homme.
— Oh oui, ricane-t-il, manifestement réjoui. Oui, je vais venir, et dans tous les sens du terme. Pauvre, pauvre Cassandra… si perdue… si seule et perdue… je vais te reprendre en main, mon cœur.
Cassie grimace. Perdue, oui. Mais plus seule. Allez, Cassie. On se sort du goudron.
— C’est ça, lâche-t-elle avec un rire forcé. Mon pauvre vieux, je ne suis ni seule ni perdue, j’ai à disposition des mains bien plus efficaces que les tiennes et je ne suis pas particulièrement attirée par un taré impuissant qui s’accroche à la seule femme capable de l’entendre.
Raph se retourne et tend la main pour ramener Cassie contre lui. Lorsque ses doigts rencontrent des draps froids, il fait un immense effort. Il ouvre un œil.
Deux heures vingt, constate-t-il. Pourquoi n’est-elle pas dans les bras de Morphée, et dans les siens, à deux heures vingt ? Probablement aux toilettes. Les filles passent leur temps à se relever pour aller aux toilettes. Ouais. Sauf qu’il y a un truc pas normal. Il parcourt la pièce faiblement éclairée par la lune s’infiltrant entre les volets. Quelque chose lui titille les méninges alors même qu’il est à moitié endormi et ça vraiment, ce n’est pas normal.
Un courant d’air. Il y a un courant d’air. S’inquiéter pour un courant d’air, c’est débile. Il est débile, décide-t-il en repoussant les draps, inquiet.
Sitôt la porte franchie, il respire mieux. Il l’entend murmurer au loin. Bon. Elle est au téléphone sur la terrasse pour ne pas le réveiller, d’où murmure et courant d’air, ça colle. Mais au téléphone à deux heures du matin, seules deux options possibles : d’une, elle a un amant. En plus de lui. De deux, quelqu’un, quelque part, a un problème urgent. Dans tous les cas, il se sent en droit de pousser plus avant l’investigation.
Il s’avance doucement, indécis. C’est bien la voix de Cassie, mais quelque chose est différent, quelque chose de plus rond, de plus délié, de dansant. Il tend l’oreille, fait deux pas de plus et comprend qu’il ne comprend plus rien. Assise en tailleur à même le carrelage de la terrasse, seulement vêtue d’un T-shirt, Cassie chuchote dans la langue de Shakespeare.
— Tu es la prochaine, petite pute. Et quand tu auras la corde autour du cou, en vie uniquement par la pointe de tes pieds sur un tabouret glissant, la peau entaillée parce que j’aurai choisi une grosse corde rêche et hérissée, je te laisserai là le temps de m’occuper de ton copain. Ou je l’obligerai à regarder. Oui, il regardera pendant que je te sauterai comme la salope que tu es. Et tu regarderas pendant que je le saignerai comme l’animal insignifiant qu’il est.
Cassie déglutit. Disparu, le tueur esthète et sentimental. Elle l’a fait sortir de son rôle et il se révèle tel qu’il est.
— Entre vous deux, murmure-t-elle, le porc n’est pas celui que tu crois. C’est un meilleur homme et un meilleur coup que tu ne le seras probablement jamais.
Un halètement furieux résonne dans sa tête. Il lutte manifestement pour recouvrer un minimum de contrôle. Facile à déstabiliser, très pointilleux sur ses compétences sexuelles, et chaque grincement de rage qu’elle lui tire ôte une épine de l’oursin qu’est son passé. Puéril, mais efficace.
— On verra, reprend la voix, vibrante de violence contenue. On verra ça très bientôt, et tu sentiras à quel point je suis capable de bander, espèce de…
La voix s’évanouit brusquement. Un doux halo bleu envahit son champ de vision, scintillant d’inquiétude, d’agacement et de… zut. Elle se verrouille et oublie vaillamment ce qu’elle vient de voir.
— Je l’ai eu ! S’exclame-t-elle, se redressant d’un bond pour se jeter contre un Raph perplexe.
— Quoi ? Tu trembles ! Bon sang, Cassie, qu’est-ce-que tu fabriquais ?
— Je lui ai parlé, explique-t-elle à toute allure. Je lui ai parlé, nom d’un… d’un… Bon dieu, ça fait du bien !
Raph la dévisage longuement, incrédule.
— Tu… quoi ? Tu as quoi ? Et ça fait du bien ?
Elle recule, hoche la tête et repousse ses cheveux pour mieux caresser sa cicatrice.
— Je lui ai parlé, répète-t-elle. Il ne s’y attendait pas. Il croyait que je dormais ! Ça veut dire qu’il ne peut pas vraiment lire mon esprit. Il ne peut pas vraiment… non, il ne peut pas, et… et moi, peut-être que…
— Cassie, temps mort ! Pourquoi as-tu fait ça ?
— Parce que je voulais savoir si j’en étais capable ! Raph, plus j’en apprends, plus je me contrôle, mieux je pourrai le combattre.
Il s’ébouriffe les cheveux d’une main, apparemment désarçonné.
— C’était dangereux, soupire-t-il.
— Il ne pouvait rien me faire.
— Si tu l’avais provoqué, il aurait pu… tu l’as provoqué.
Cassie hausse les épaules, dissimulant maladroitement son sourire. A-t-elle tort d’être fière ? Non. Elle vient de faire face à son pire cauchemar, d’une certaine manière. Elle lui a tenu tête, l’a fait sortir de ses gonds, ne s’est pas noyée sous le goudron. Oui, elle est fière.
— Oui, admet-elle, je l’ai provoqué. Et ça fait un bien fou. Tu ne comprends pas, note-t-elle.
Elle inspire profondément, le temps de calmer les battements frénétiques de son pauvre cœur débordé, aussi bien de fierté que de peur rétrospective. Puis pousse Raph dans un fauteuil en résine et s’installe sur ses genoux.
— Comme je te l’ai dit à midi, explique-t-elle calmement, ce n’était qu’une voix dans ma tête, une voix sur laquelle je focalisais toutes mes angoisses. Dorénavant, je sais ce qu’il fait, comment il le fait. Aujourd’hui, je l’ai vu courir comme n’importe qui. Et je viens de me rendre compte que je peux entrer dans sa tête comme il peut entrer dans la mienne. Que je peux le vexer, le frustrer, l’insulter. Alors oui, ça fait du bien, parce que mon cauchemar n’est plus une voix atone et inaccessible, mais juste un type qui ne supporte pas qu’on le traite d’impuissant.
— Tu l’as traité d’impuissant, lâche Raph, atterré. Tu l’as vexé, frustré, insulté.
— Un peu. Et ça m’a libérée.
— Cassie…
— Je sais ! Le coupe-t-elle. Je ne le sous-estime pas, il a été assez clair sur ce qu’il veut me faire. D’ailleurs, désolée, il prévoit aussi de te vider les entrailles. Mais j’ai pu expulser trop de choses que je gardais en moi, colère, dégoût, haine… j’ai pu lui répondre, Raph, pas seulement subir. Je ne sais pas comment l’expliquer mieux. J’ai enfin agi.
Elle reprend son souffle, lui attrape la nuque et plonge au fond de ses ardoises.
— Tu comprends ?
— Ça ne me rassure pas du tout, mais oui, je comprends, souffle-t-il. Promets-moi seulement une chose : si tu dois refaire ça, préviens-moi.
Cassie sourit. Plutôt que de jouer les mâles dictateurs, il respecte ses besoins et se range à ses côtés. Bon sang, que cet homme la perturbe.
— C’est bien aussi, en anti-putois.
— J’y travaille, soupire-t-il. Raconte-moi ce qu’il t’a dit.
— Nom d’un chien, Cassie, articule-t-il lorsqu’elle achève son récit. Tu n’y es pas allée de main morte.
— Je suis la prochaine, Raph. C’est tout ce qui compte, il ne tuera personne d’autre. Je ne peux pas vivre avec d’autres morts sur la conscience.
— Mais tu n’y es pour rien, bordel !
Elle le détaille, surprise. Encore tout faux, Cassie. Absorbée par la conversation qu’elle vient d’avoir avec l’homme qui veut sa mort, elle n’a pas vu l’homme qui veut sa vie se décomposer sous ses yeux.
— Pardon, murmure-t-elle. Je t’ai fait peur.
Raph se passe une main sur les yeux.
— Peu importe. C’est un fait, tu n’y es pour rien.
— Non, et pourtant si. Si je n’existais pas, personne ne serait mort.
— Mais arrête, Cassie ! Il ne tue pas parce que tu existes, tu as simplement eu la malchance d’être celle sur laquelle il a arrêté son choix ! Si ça n’avait pas été toi, il en aurait trouvé une autre !
— Mais il se trouve que c’est moi. Raph, tout se passera bien, tu verras, chuchote-t-elle contre son oreille avec une confiance qu’elle est loin d’éprouver.
— Tu mens, grimace-t-il, et mal. Mais je m’en fous. Tu t’es assise sur mes genoux, tu m’as caressé la joue et murmuré à l’oreille. Je crois que tu sous-estimes ce que tu es capable de donner, Cassie Willis.
Cassie contemple avec perplexité ses bras autour de Raph, ses cuisses sur les siennes. Puis d’un coup, le bras de Raph sous ses jambes et le vide sous ses fesses.
— Et maintenant, au lit, ordonne-t-il en la portant à l’intérieur. Tu m’épuises.
Une mèche de cheveux ! Un vrai cliché de pervers, ou un parfait détail flippant. Contrairement à Cassie, Raph penche plus pour un nouveau tour de passe-passe destiné à faire grimper la pression, assorti à un besoin maladif de possession, qu’à du simple fétichisme. Il s’en frotte le crâne de frustration. Arrête, Raph ! Concentre-toi. Prouve que tu vaux quelque chose. Il tente de gribouiller une minute, rature, recommence, gomme, puis repose son crayon.
Possession. Jalousie. Peut-être que supprimer son mari n’avait pas uniquement pour but d’achever Cassie, mais déjà, à l’époque, de se venger de l’homme qui partageait sa vie. Mort, responsabilité des crimes, double punition. Jalousie, vengeance, coupable idéal. Empreintes et lettre d’aveux. Manipulation mentale ? D’après le portrait esquissé par Cassie, Ian n’avait pourtant pas l’air d’un homme en proie au doute. Mais noyée dans sa propre détresse, elle a pu…
Assez, Raph ! Assez de meurtres pour aujourd’hui. Il reprend son crayon et se remet à griffonner. Quelques secondes, à peine, avant de le casser en deux. Une heure que sa frustration grimpe à chaque dessin minable. Une heure qu’il fait face sa nullité, le même néant qu’avant son atelier neuf, la même stérilité, la même rage du vide, la tête pleine de tueurs pervers et de boucles coupées.
Qui croit-il leurrer ? Tu vises trop haut, mon vieux Raph. Tu ferais mieux d’en rester aux logos pour sex-toys. Et puis qu’est-ce-que tu espérais faire dans un bureau multicolore, aussi ? Exaspéré, il examine les alentours avec dédain. Un vrai truc de gonzesse. Un vrai truc de gonzesse réussi, que sa médiocrité ne mérite même pas. Autant aller dessiner dans les chiottes. Encore que, chez Cassie, même les chiottes valent mieux que lui. Il froisse rageusement l’intégralité de ses croquis et les balance contre la porte.
— Raph ?
Le battant s’écarte doucement.
— Tout va bien ?
Quoi, ses platitudes ont fait tant de bruit que ça en s’écrasant contre une porte ?
— Très bien, répond-il sèchement.
Elle le détaille un instant, ses boucles encore humides dégringolant le long de ses épaules, et il la déteste pour sa perfection. Non, elle ne serait sans doute pas d’accord, mais pour lui, elle est parfaite. Elle le renvoie à sa propre déchéance.
— Ça va, je te dis, répète-t-il. Je te rejoins plus tard.
Va-t-en, bon sang, va-t-en ! Ça va mal finir. Il n’est pas en état d’être gentil.
— Raph, je vois bien que non. Qu’est-ce-qui se passe ? Tu as du mal à avancer ?
Le doigt en plein sur son incompétence. Ouh, que ça fait mal, le doigt de Miss Parfaite sur la plaie purulente de son impuissance.
— Non, ça n’a rien à voir avec toi, crache-t-il en se levant brusquement. Tout ne tourne pas autour de toi, figure-toi ! Il y a d’autres choses, des choses qui ne t’intéressent pas, des choses beaucoup plus terre à terre et sans importance, comme ma médiocrité. Mais ça, ça ne concerne pas la petite Cassie, hein ? La mignonne petite Cassie avec ses jolies couleurs ! Tant qu’elle peut tirer son coup, elle est contente, Cassie, le reste, on s’en fout !
Elle reste sans voix, bouche entrouverte, à le dévisager. La culpabilité s’empile sur le reste. Raph explose.
— Mais tu ne peux pas me laisser tranquille deux minutes, bon dieu ? Va visualiser ton salon ! J’ai besoin d’être seul ! Juste le temps d’accepter que je ne sers à rien, que je ne vaux rien et que je n’ai aucun talent, contrairement à toi ! Oh, rien de grave, juste un fait auquel je suis régulièrement confronté et que, étonnamment, je n’arrive pas à intégrer. Je suis une merde ! Hurle-t-il avec un coup de pied excédé dans l’une des boules de papier jonchant le sol.
N’importe quelle réaction le ferait sortir de ses gonds, dans l’état de nerfs où il se trouve. N’importe laquelle, sauf celle que choisit Cassie. Elle éclate de rire et laisse tomber son peignoir sur le sol.
— Je peux savoir ce que tu fous ? Lâche-t-il, stupéfait.
Elle ne répond pas, joliment nue. Et sans autre forme de procès, le renverse brutalement sur le parquet.
— Comment on est arrivés là ?
Affalée contre le cou de Raph, Cassie hausse les épaules. Elle ne se souvient pas non plus d’avoir rampé jusque sous le bureau, mais allez savoir.
— Cassie, je te présente toutes mes excuses, marmonne-t-il. Je ne pensais pas un mot de ce que je t’ai dit et je comprendrais que tu m’en veuilles, encore qu’au vu de ta réaction, ce n’était pas flagrant. Mais je ne comprends quand même pas ce qui t’a fait rire dans tout ça.
Cassie lui jette un coup d’œil à la dérobée. Etendu sous elle, Raph tire d’une main sur ses cheveux, lui palpe le fessier de l’autre, la voix tendue et les yeux fixés sur le plateau du bureau. Elle aimerait vraiment se convaincre qu’elle le connait trop peu pour interpréter son langage corporel.
Malheureusement, un Raphaël De Forest en proie au doute est trop rare pour l’ignorer, d’autant qu’une fois de plus, les ondes bleutées lui coupent toute retraite. Une vraie plaie, ces trucs. Un sérum de vérité inconscient. Elle descend du corps de Raph, rampe hors de l’ombre du bureau et se rejette sur le dos, les yeux sur le plafond vert.
— Bon, bougonne-t-elle. Mais je ne veux entendre aucun commentaire ! C’est juste que tu es toujours tellement parfait, tu sais toujours quoi dire, quoi faire… et moi je ne sais pas te soutenir, je ne trouve ni les bons mots, ni les bons gestes. Je ne sais pas te montrer… ce que je veux te montrer, et je culpabilise, alors te voir là, avec tes insultes sans queue ni tête, hirsute et enragé… ça a rééquilibré la balance, et ça m’a fait un bien fou.
La rejoignant sur le tapis, Raph écarquille les yeux, s’assoit en tailleur et se penche au-dessus d’elle.
— Attends, attends. Tu culpabilises ? Mais de quoi ?
— Pas de commentaire, on a dit !
— Non, tu as dit. Cassie, sérieusement, tu culpabilises de ne pas savoir me soutenir ? C’est vrai ?
Cassie perd tous ses repères. C’est que sa question a l’air sincère, et que ça a l’air important pour lui, aussi étrange que ça paraisse. Elle, elle ne voit vraiment pas l’intérêt.
— Je me sens maladroite, concède-t-elle le regard fuyant. Je ne sais pas quoi dire quand tu vas mal, être tendre, ce genre de trucs que tu attends.
— Cassie, mais enfin… d’où tu sors ça ? C’est pour ça que tu as l’air pensive depuis deux jours ? Pourquoi tu ne m’en as pas parlé plus tôt ?
—Parce que ça n’a pas d’intérêt, réplique-t-elle en toute sincérité.
Vu la tête de Raph, il ne doit pas être d’accord. Cassie comment à se sentir un peu trop exposée pour ce genre de conversation. Elle se redresse donc vivement et entoure ses genoux de ses bras, sans savoir quoi faire de la mine perplexe de son vis-à-vis.
— Tu plaisantes, c’est ça ? Articule-t-il finalement. Non, tu ne plaisantes pas. C’est comme ça que tu fonctionnais avec ton mari ?
Cassie se contente de croiser les bras. Elle refuse de juger Ian, elle refuse même d’impliquer Ian. Même s’il a raison, et que… et que oui, là, d’un coup, ce genre de fonctionnement ne lui semble finalement pas très sain, mais…
Raph inspire longuement. Elle n’a pas relevé, mais son regard de défi veut tout dire, et le mari de Cassie vient encore de perdre quelques points dans son estime à lui.
— Bon, peu importe, soupire-t-il. Regarde-moi. Tu dois me parler de ce genre de trucs, Cassie. Surtout que tu es totalement à côté de la plaque. D’une, tes états d’âme m’intéressent au plus haut point, sans quoi notre couple ne vaudrait pas tripette. De deux, ta façon d’être me convient parfaitement. Je me fous de la façon dont tu fais les choses, ce qui m’importe, c’est que tu les fais
Face à lui, Cassie hausse un sourcil, la mine aussi perdue que peu convaincue et les yeux toujours fixés sur ses genoux.
— Eh oui, ricane-t-il. Je suis à ce point accro. Tu n’imagines pas l’effet que tes gestes hésitants peuvent me faire. Même quand tu me colles une baffe sous prétexte de me caresser la joue, je craque.
— Tu te fous de moi, marmonne-t-elle sans conviction.
— Même pas, ma belle, murmure-t-il. Même pas.
Raph rapproche ses orteils de leurs collègues vernis. Trop besoin de la toucher, encore, toujours, jusqu’au bout.
— Cassie, je ne sais pas comment tu faisais avec ton mari et ça m’est bien égal. Mais si tu veux que ça marche entre nous, quand quelque chose te préoccupe, on en parle !
Levant enfin le nez vers lui, elle le dévisage sans un mot, puis glisse un pied sous celui de Raph. Il prend ça pour un oui, d’autant qu’elle sourit presque.
— On est un couple ? Finit-elle par marmonner.
— Si je te dis oui, tu pars en courant ?
— Même pas, mon beau, murmure-t-elle. Même pas.
Raph n’en croit pas ses oreilles. Une excellente journée, finalement, décide-t-il en l’attirant tout contre lui, genoux entourés des bras, boucles et tout le reste.
— Alors j’en ai bien peur, sourit-il. Dis, si j’ai bien compris, tu as éclaté de rire parce que tu étais soulagée de constater ma nullité ?
— Exactement, opine-t-elle. Raph, il y a des jours où ça marche, d’autres non, tu n’es pas comptable, il n’y a pas d’absolu. Tu n’as pas idée de la dose d’énergie créative qui imprégnait ton atelier. Tu as tout en toi, tu as seulement besoin d’être canalisé pour ne pas t’éparpiller, et c’est pour ça que ça ne marche pas ici. L’espace est aménagé pour Sarah et moi. Tu n’es pas dans ton univers, tu n’as pas ton matériel et tu as la tête pleine d’un tueur en série.
— Et toi qui penses ne pas savoir me remonter le moral, murmure-t-il tendrement. Moi, je ne demande rien de plus.
Comme tout ce qui comporte un tant soit peu de sentiment, Cassie gère mal, et tant qu’elle ne l’abandonne pas à poil au milieu du jardin, Raph trouve ça charmant. Il la laisse donc se débattre et la serre un peu plus près.
— Oui, bougonne-t-elle, bon, c’est…bref. Depuis le temps que tu me rabâches être mauvais comme un putois quand tu es frustré, j’ai enfin croisé la bête.
— Tu apprendras vite à me laisser mariner, soupire-t-il. Je suis infréquentable. Et encore désolé.
— Pas de quoi. Ça te rend bestial. Et de temps en temps, une bonne culbute bien sauvage, ça fait du bien par où ça passe.
Il éclate de rire, presque choqué, surtout flatté. Après tout, s’ils peuvent tirer de ses humeurs de putois un point positif…
Impossible de dormir. Et pourtant, elle est détendue, après le dîner avec Sarah et Julie. Comment a-t-elle pu survivre, à l’époque, sans personne d’autre que Ian à qui parler ?
Non, Ian n’avait pas souvent le temps. Ian était fatigué. Ian avait mieux à faire, et elle a fini par trouver ça normal. Ses états d’âme ne regardaient qu’elle. Même quand sa santé mentale était en jeu, elle ne l’a pas remis en cause. Encore un mythe de sa vie de couple qui s’écroule. Elle ne veut pas penser à Ian. Elle ferme les yeux, savourant la chaleur de Raph dans son dos, le poids de son bras sur sa taille. Ian lui tournait toujours le dos, il avait besoin d’espace. Elle, elle aime être enveloppée, particulièrement de bleu. A-t-elle nié ses propres envies pour se convaincre qu’elle et Ian étaient compatibles ?
Elle avait beau être une adolescente perturbée, elle avait des amis, à l’époque. Un bon nombre, même. Alors comment s’est-elle retrouvée, à vingt-trois ans, totalement seule ? Elle n’a pas perçu le tournant. Aujourd’hui encore, elle n’a aucun souvenir de rupture, rien d’autre qu’un éloignement banal dû au temps qu’elle passait avec Ian. Qui de toute façon, n’aimait pas ses amis.
Ça suffit ! S’ordonne-t-elle, se frictionnant les yeux. Pense à autre chose. Elle se concentre sur Sarah, dérive sur son travail, passe en revue ses tâches du lendemain. Son esprit la ramène tout droit à l’ombre noire. Elle effleure sa boucle coupée, se fige sur sa cicatrice. Elle a pensé, au déjeuner…
Sans doute une mauvaise idée. Elle frotte ses pieds l’un contre l’autre. Très mauvaise. Elle se tourne de quelques centimètres, repousse ses cheveux. Et en même temps, qu’a-t-elle à perdre ? Et elle est curieuse de savoir si elle en est capable. Au moins, elle fera quelque chose et puis de toute façon, elle doute de s’endormir dans les minutes à venir.
Mauvaise idée, Cassie. Ouais. Délicatement, elle se libère des bras de Raph et coule hors du lit.
Si elle avait pris le temps de réfléchir, elle aurait sans doute eu l’idée de recouvrir le carrelage de la terrasse d’un plaid avant de s’y assoir. Elle ne l’a pas pris, elle a les fesses congelées. Allez, Cassie Willis. Au boulot. Paumes sur les genoux, elle délie ses épaules, inspire profondément et se déverrouille.
Une dizaine de minutes, peut-être un peu moins, sans doute pas plus. Une dizaine de minutes emplies d’une brise tiède, percevant sans les entendre les bruissements de la ville, les pores aux abois, avant que la trop familière chape de plomb ne s’abatte sur ses épaules et lui englue les sens.
— Cassandra…
Un homme, Cassie. Sous la voix, sous la nappe de goudron, il n’y a qu’un homme. N’oublie plus jamais ça. Tu n’es pas à sa merci. Elle serre les dents, carre les épaules et respire doucement, ignorant l’idée que si elle l’entend, il ne doit pas être bien loin.
— Ma Cassandra… pas de baby-sitter, ce soir ? Tu t’es déjà lassée de ton nouveau jouet ? Ou peut-être te croyais-tu capable de dormir en paix… tu pensais pouvoir me tenir à distance ? Je serai toujours là, Cassandra, au creux de tes failles. Je veille sur tes cauchemars, mon cœur.
Ignorant les frissons le long de son dos, Cassie hausse un sourcil. Il ne sait pas ce qu’elle fait. Il croit qu’elle dort.
— Tu me manques, Cassandra. Je t’ai sentie, aujourd’hui. J’aurais pu te toucher, ou j’aurais pu te tuer, là, comme ça. Mais c’est encore trop tôt. J’ai au moins un petit souvenir, en attendant…
Maintenant. Elle se focalise sur le rideau noir, et en dépit de son dégoût, tente d’y entrelacer sa propre couleur. Après tout, ce n’est qu’une histoire de câbles, non ?
— Tu devrais mettre tes infos à jour, susurre-t-elle sur le ton le plus condescendant qu’elle puisse produire. Je ne dors pas. Tu es là parce que je t’y autorise, pas parce que tu as du talent.
Un silence s’installe. Puis se prolonge, et elle laisse échapper un soupir frustré. Bon. Dommage, mais ça valait la peine d’essayer. Elle aurait tellement aimé pouvoir le…
— Et bien et bien, on a fait des progrès. Ça pour une surprise... ravi de t’entendre, Cassandra. Ta voix est un régal pour mon oreille solitaire.
Il l’entend. Jésus Marie Joseph, il l’entend.
— Pas la tienne, réplique-t-elle dans un souffle.
— Ne sois pas mesquine. Je comprends que tu luttes, mais tu perds ton temps et tu le sais. Tu as besoin de moi autant que j’ai besoin de toi. Ton corps a besoin du mien. Ne me dis pas que tu n’en as jamais rêvé, de mes mains sur toi… un homme avec une puissance comme la mienne, tu sais le bien que je pourrais te faire ? Et le mal…rien à voir avec la femmelette qui occupe ton lit. Tu n’as pas pu te retenir, hein ? Tu avais besoin d’un coup de queue, et c’est tout ce que tu as trouvé ? Tu es une pute. La mienne, mais une pute quand même, comme les autres, une petite chienne.
Il s’excite, réalise-t-elle avec fureur. Ce… ce… quel porc !
— Mais c’est quoi, cette obsession ? Explose-t-elle. Va te faire soigner, espèce de taré ! Mon corps, tu le dégoûtes, il se plongerait dans le coma plutôt que de sentir ta main sur lui, alors contente-toi de te palucher sur ta mèche de cheveux et fous-moi la paix, connard !
Silence stupéfait. Puis la respiration se fait chuintante, rageuse, pressante, et ce n’est sans doute pas le mouvement le plus stratégique, certes. Mais bon dieu, que c’est bon de rendre la pareille !
— Ne me provoque pas, Cassandra.
— Pourquoi ? J’ai ruiné ton porno amateur ? Le jour où tu décideras de te comporter en homme plutôt qu’en adolescent excité, tu m’expliqueras ce que tu veux.
Elle entend l’inspiration sifflante qu’il prend avant de lui répondre, et cette seule inspiration, aveu de colère bienfaisant, la remplit d’une jubilation sans précédent.
— Mais toi, Cassandra, crache-t-il finalement. Ça a toujours été toi.
— Alors viens ! Rétorque-t-elle. Finissons-en !
Il éclate de rire dans une mélodie de verre brisé, et toute jubilation s’évanouit sous une avalanche d’ombre poisseuse. Un homme, Cassie. Juste un homme. Détraqué, obsédé, mais un homme.
— Oh oui, ricane-t-il, manifestement réjoui. Oui, je vais venir, et dans tous les sens du terme. Pauvre, pauvre Cassandra… si perdue… si seule et perdue… je vais te reprendre en main, mon cœur.
Cassie grimace. Perdue, oui. Mais plus seule. Allez, Cassie. On se sort du goudron.
— C’est ça, lâche-t-elle avec un rire forcé. Mon pauvre vieux, je ne suis ni seule ni perdue, j’ai à disposition des mains bien plus efficaces que les tiennes et je ne suis pas particulièrement attirée par un taré impuissant qui s’accroche à la seule femme capable de l’entendre.
Raph se retourne et tend la main pour ramener Cassie contre lui. Lorsque ses doigts rencontrent des draps froids, il fait un immense effort. Il ouvre un œil.
Deux heures vingt, constate-t-il. Pourquoi n’est-elle pas dans les bras de Morphée, et dans les siens, à deux heures vingt ? Probablement aux toilettes. Les filles passent leur temps à se relever pour aller aux toilettes. Ouais. Sauf qu’il y a un truc pas normal. Il parcourt la pièce faiblement éclairée par la lune s’infiltrant entre les volets. Quelque chose lui titille les méninges alors même qu’il est à moitié endormi et ça vraiment, ce n’est pas normal.
Un courant d’air. Il y a un courant d’air. S’inquiéter pour un courant d’air, c’est débile. Il est débile, décide-t-il en repoussant les draps, inquiet.
Sitôt la porte franchie, il respire mieux. Il l’entend murmurer au loin. Bon. Elle est au téléphone sur la terrasse pour ne pas le réveiller, d’où murmure et courant d’air, ça colle. Mais au téléphone à deux heures du matin, seules deux options possibles : d’une, elle a un amant. En plus de lui. De deux, quelqu’un, quelque part, a un problème urgent. Dans tous les cas, il se sent en droit de pousser plus avant l’investigation.
Il s’avance doucement, indécis. C’est bien la voix de Cassie, mais quelque chose est différent, quelque chose de plus rond, de plus délié, de dansant. Il tend l’oreille, fait deux pas de plus et comprend qu’il ne comprend plus rien. Assise en tailleur à même le carrelage de la terrasse, seulement vêtue d’un T-shirt, Cassie chuchote dans la langue de Shakespeare.
— Tu es la prochaine, petite pute. Et quand tu auras la corde autour du cou, en vie uniquement par la pointe de tes pieds sur un tabouret glissant, la peau entaillée parce que j’aurai choisi une grosse corde rêche et hérissée, je te laisserai là le temps de m’occuper de ton copain. Ou je l’obligerai à regarder. Oui, il regardera pendant que je te sauterai comme la salope que tu es. Et tu regarderas pendant que je le saignerai comme l’animal insignifiant qu’il est.
Cassie déglutit. Disparu, le tueur esthète et sentimental. Elle l’a fait sortir de son rôle et il se révèle tel qu’il est.
— Entre vous deux, murmure-t-elle, le porc n’est pas celui que tu crois. C’est un meilleur homme et un meilleur coup que tu ne le seras probablement jamais.
Un halètement furieux résonne dans sa tête. Il lutte manifestement pour recouvrer un minimum de contrôle. Facile à déstabiliser, très pointilleux sur ses compétences sexuelles, et chaque grincement de rage qu’elle lui tire ôte une épine de l’oursin qu’est son passé. Puéril, mais efficace.
— On verra, reprend la voix, vibrante de violence contenue. On verra ça très bientôt, et tu sentiras à quel point je suis capable de bander, espèce de…
La voix s’évanouit brusquement. Un doux halo bleu envahit son champ de vision, scintillant d’inquiétude, d’agacement et de… zut. Elle se verrouille et oublie vaillamment ce qu’elle vient de voir.
— Je l’ai eu ! S’exclame-t-elle, se redressant d’un bond pour se jeter contre un Raph perplexe.
— Quoi ? Tu trembles ! Bon sang, Cassie, qu’est-ce-que tu fabriquais ?
— Je lui ai parlé, explique-t-elle à toute allure. Je lui ai parlé, nom d’un… d’un… Bon dieu, ça fait du bien !
Raph la dévisage longuement, incrédule.
— Tu… quoi ? Tu as quoi ? Et ça fait du bien ?
Elle recule, hoche la tête et repousse ses cheveux pour mieux caresser sa cicatrice.
— Je lui ai parlé, répète-t-elle. Il ne s’y attendait pas. Il croyait que je dormais ! Ça veut dire qu’il ne peut pas vraiment lire mon esprit. Il ne peut pas vraiment… non, il ne peut pas, et… et moi, peut-être que…
— Cassie, temps mort ! Pourquoi as-tu fait ça ?
— Parce que je voulais savoir si j’en étais capable ! Raph, plus j’en apprends, plus je me contrôle, mieux je pourrai le combattre.
Il s’ébouriffe les cheveux d’une main, apparemment désarçonné.
— C’était dangereux, soupire-t-il.
— Il ne pouvait rien me faire.
— Si tu l’avais provoqué, il aurait pu… tu l’as provoqué.
Cassie hausse les épaules, dissimulant maladroitement son sourire. A-t-elle tort d’être fière ? Non. Elle vient de faire face à son pire cauchemar, d’une certaine manière. Elle lui a tenu tête, l’a fait sortir de ses gonds, ne s’est pas noyée sous le goudron. Oui, elle est fière.
— Oui, admet-elle, je l’ai provoqué. Et ça fait un bien fou. Tu ne comprends pas, note-t-elle.
Elle inspire profondément, le temps de calmer les battements frénétiques de son pauvre cœur débordé, aussi bien de fierté que de peur rétrospective. Puis pousse Raph dans un fauteuil en résine et s’installe sur ses genoux.
— Comme je te l’ai dit à midi, explique-t-elle calmement, ce n’était qu’une voix dans ma tête, une voix sur laquelle je focalisais toutes mes angoisses. Dorénavant, je sais ce qu’il fait, comment il le fait. Aujourd’hui, je l’ai vu courir comme n’importe qui. Et je viens de me rendre compte que je peux entrer dans sa tête comme il peut entrer dans la mienne. Que je peux le vexer, le frustrer, l’insulter. Alors oui, ça fait du bien, parce que mon cauchemar n’est plus une voix atone et inaccessible, mais juste un type qui ne supporte pas qu’on le traite d’impuissant.
— Tu l’as traité d’impuissant, lâche Raph, atterré. Tu l’as vexé, frustré, insulté.
— Un peu. Et ça m’a libérée.
— Cassie…
— Je sais ! Le coupe-t-elle. Je ne le sous-estime pas, il a été assez clair sur ce qu’il veut me faire. D’ailleurs, désolée, il prévoit aussi de te vider les entrailles. Mais j’ai pu expulser trop de choses que je gardais en moi, colère, dégoût, haine… j’ai pu lui répondre, Raph, pas seulement subir. Je ne sais pas comment l’expliquer mieux. J’ai enfin agi.
Elle reprend son souffle, lui attrape la nuque et plonge au fond de ses ardoises.
— Tu comprends ?
— Ça ne me rassure pas du tout, mais oui, je comprends, souffle-t-il. Promets-moi seulement une chose : si tu dois refaire ça, préviens-moi.
Cassie sourit. Plutôt que de jouer les mâles dictateurs, il respecte ses besoins et se range à ses côtés. Bon sang, que cet homme la perturbe.
— C’est bien aussi, en anti-putois.
— J’y travaille, soupire-t-il. Raconte-moi ce qu’il t’a dit.
— Nom d’un chien, Cassie, articule-t-il lorsqu’elle achève son récit. Tu n’y es pas allée de main morte.
— Je suis la prochaine, Raph. C’est tout ce qui compte, il ne tuera personne d’autre. Je ne peux pas vivre avec d’autres morts sur la conscience.
— Mais tu n’y es pour rien, bordel !
Elle le détaille, surprise. Encore tout faux, Cassie. Absorbée par la conversation qu’elle vient d’avoir avec l’homme qui veut sa mort, elle n’a pas vu l’homme qui veut sa vie se décomposer sous ses yeux.
— Pardon, murmure-t-elle. Je t’ai fait peur.
Raph se passe une main sur les yeux.
— Peu importe. C’est un fait, tu n’y es pour rien.
— Non, et pourtant si. Si je n’existais pas, personne ne serait mort.
— Mais arrête, Cassie ! Il ne tue pas parce que tu existes, tu as simplement eu la malchance d’être celle sur laquelle il a arrêté son choix ! Si ça n’avait pas été toi, il en aurait trouvé une autre !
— Mais il se trouve que c’est moi. Raph, tout se passera bien, tu verras, chuchote-t-elle contre son oreille avec une confiance qu’elle est loin d’éprouver.
— Tu mens, grimace-t-il, et mal. Mais je m’en fous. Tu t’es assise sur mes genoux, tu m’as caressé la joue et murmuré à l’oreille. Je crois que tu sous-estimes ce que tu es capable de donner, Cassie Willis.
Cassie contemple avec perplexité ses bras autour de Raph, ses cuisses sur les siennes. Puis d’un coup, le bras de Raph sous ses jambes et le vide sous ses fesses.
— Et maintenant, au lit, ordonne-t-il en la portant à l’intérieur. Tu m’épuises.