36
Cassie soupire une nouvelle fois, consultant discrètement sa montre. Personne, en dehors de Sarah, n’a jamais pu la convaincre de s’incruster dans une session fournisseurs. Elle fait toujours ses shoppings en solo, et en métro. Oui. Elle doit donc être en train de rêver sa présence sur le siège passager de sa propre voiture menée par un graphiste frétillant.
Il a probablement brandi l’argument de la femme seule perdue dans la grande ville avec un prédateur aux trousses, rumine-t-elle avec fatalisme. Son armure défaillante a fait le reste, à savoir rien, puisque la soirée de la veille ne subsiste dans sa mémoire qu’en un délicieux brouillard de vin rouge et de volupté.
Voilà comment de bon matin, au troisième jour des travaux de plomberie et avant la dernière nuit de Raph chez elle, sans aucun souvenir de promesse ou d’accord tacite, elle a trouvé le fameux graphiste frétillant adossé au couloir avec ses clés de voiture.
Elle secoue la tête et baisse les yeux sur ses feuillets, contemplant l’une après l’autre les projections des salles de bains vêtues de leurs futures couleurs. Calcaire, ciel et vermillon pour Raph. Crème, prune et chocolat pour la salle de bains d’amis. Banane, vanille et gris souris pour celle d’Emilie ça, c’était la surprise de la semaine, mais elle avait eu la même avec les couleurs de sa chambre, au début des travaux. Elle a vérifié trois jours de suite avant de valider, persuadée d’une défaillance de son propre système, elle qui s’attendait à des couleurs sombres, agressives, un cadre adapté au brushing et aux talons aiguille. Mais non. Corail, bleu givré, vanille et mandarine.
— Ta sœur aime sa chambre ? Demande-t-elle tout à trac.
Raph lui coule un regard surpris, négociant un virage d’une main souple.
— Elle l’adore. Elle dit que ça lui rappelle « avant ».
— Avant… vos parents ?
— Oui.
— C’était déjà sa chambre ?
— Oui. Elle ne te l’a pas dit ? Que les couleurs que tu as choisies ressemblent à celles de sa chambre d’enfant ?
— Elle ne commente jamais le résultat.
— Tu plaisantes ?
— Non.
— Je ne sais pas pourquoi je cherche encore une logique dans ses actes, murmure Raph. Elle pourrait se faire renverser par un train qu’elle ne réagirait sans doute pas.
Cassie lui jette un coup d’œil furtif, mal à l’aise. Entendre Raph se torturer pour sa sœur l’atteint, elle, et c’est très nouveau. Mais plus elle veut bien faire, moins elle y arrive. Elle n’est pas douée pour ces choses-là. Elle se contente de lui effleurer la joue, lui griffant le cou au passage, puis fait mine de se replonger dans son carnet.
Raph fronce les sourcils. Cassie fait tourner son alliance de plus belle. Depuis deux jours qu’il dort chez elle, il la surprend de plus en plus fréquemment songeuse, le dévisageant comme si elle se demandait bien quoi faire de lui. Et chaque fois qu’il l’interroge, elle esquive.
Il change de vitesse et ravale un soupir. Il finira bien par lui tirer les vers du nez, à cette tête de mule, mais il n’est pas certain d’apprécier ce qu’elle lui dira.
Elle essaye, elle essaye vraiment. Mais s’ouvrir à Raph oblige Cassie à affronter son inexpérience en matière de sentiments, et ça n’a rien de drôle. Depuis deux jours qu’il dort chez elle, elle alterne extase totale et frustration intense.
L’embrasser pour dire bonjour, pas le réflexe, lui prendre la main pour le plaisir, pas l’idée. Elle est encombrée par ses mots, surprise par sa présence et sidérée par sa tendresse sans pour autant envisager de s’en priver. Raph fait vraiment l’amour, avec tout ce que ça comporte de mélasse sentimentale, or Cassie est plus à l’aise avec la chevauchée sauvage qu’avec le trot extatique. Et puis vraiment, c’est quoi, ces étincelles bleutées, ces ondes pâles et ces paillettes ? Un truc pareil devrait signifier qu’elle est exposée et qu’elle lit en lui. Sauf que non. Elle est fermée, il est invisible, pourtant sa couleur est aussi perceptible qu’incontrôlable et c’est trop bon pour être honnête.
Pire, même en envisageant que des… sentiments naissants, éventuellement, puissent en être à l’origine, dans ce cas pourquoi, avec Ian, n’a-t-elle jamais rien perçu de semblable ? Plus Raph donne, plus Cassie se questionne, obsédée par l’impression de ne pas en faire assez. Et plus elle se questionne, plus elle peine à retrouver le sens de son amour pour Ian.
Elle triture une boucle échappée de son chignon avec agacement. Raph l’écoute, même quand elle ne parle pas. Il est attentif à ses changements d’humeur, à ses froncements de sourcils, cherche à comprendre ce qu’elle ressent et la bonne façon d’y répondre. Avec Ian, elle écoutait. Il parlait, il décidait, il réclamait. Et lorsqu’elle en a eu besoin, il s’est trouvé incapable d’intervertir les rôles.
Pour laisser la place à la possibilité d’une autre, elle réévalue le poids d’une relation sacralisée au fil des ans or elle en sort allégée, certes, mais aussi un peu perdue sans son lest habituel. Elle n’en veut pas à Raph de pousser Ian dans un coin. C’est à elle-même qu’elle en veut, parce que l’autoportrait qui persiste à se dessiner lui plait de moins en moins. Pourquoi n’a-t-elle jamais rien remis en question ? Et à quoi bon le faire aujourd’hui ?
— A quoi tu penses ? Continue à le fixer comme ça et tu vas faire éclater le pare-brise.
Alors qu’elle se redresse sur son siège, Raph ravale un soupir. Elle va esquiver, une fois de plus.
— Tu lis trop de Spiderman, biaise-t-elle.
— Superman, hérétique ! Le regard laser, c’est Superman. Et on ne lit jamais trop de Superman.
— Réponse typique d’un type qui lit trop de Superman.
— D’accord, alors le type qui lit trop de Superman aimerait beaucoup savoir à quoi tu penses avec une mine aussi renfrognée.
Elle évite toujours son regard, manipulant son alliance à toute allure. Cette fois, elle va carrément mentir, constate Raph, et ça le blesse.
— Je cherche à comprendre comment tu m’as convaincue de m’accompagner, marmonne-t-elle.
— Ben voyons, soupire-t-il. C’est bien là ?
— Oui, confirme-t-elle, désignant la boutique de Lionel et Valérie. Gare-toi dès que tu peux, mais tu vas galérer. On aurait dû venir en métro.
— Je suis un homme. Un homme trouve toujours une place.
— Si tu trouves une place dans la rue, ricane-t-elle, je…
Sans un mot, Raph enclenche le clignotant. Une voiture s’extrait d’une place tout à fait réglementaire, ni sortie de garage, ni handicapés, ni livraisons, à dix mètres de la boutique. Elle le dévisage d’un regard authentiquement furieux, et il se contente de sourire. Mais à l’expression de Cassie, il comprend que même le sourire, c’est déjà trop.
— Cassie ! Entre !
Cassie s’avance jusqu’au comptoir pour embrasser Valérie et puisque le destin est sexiste, ne retient pas la porte, que Raph ramasse sur le pied avec un juron.
— Faites pas attention, marmonne-t-il en boitant jusqu’à elle. Elle est furax parce que j’ai trouvé une place.
— Comment tu vas ? L’ignore Cassie avec un coup d’œil au ventre de Valérie. Tout se passe bien là-dedans ?
— A merveille. Salut, Raph ! Contente de te revoir.
Elle l’embrasse, puis saisit la main de Cassie.
— Ecoute, je voulais te dire… je suis désolée d’avoir autant pleuré, la semaine dernière, mais oublie Maryann, tu as pris la bonne décision. Je suis déjà émotive de nature, et là, avec le bébé, c’est n’importe quoi. Hier j’ai pleuré parce que j’ai écrasé une coccinelle. Ce matin, parce qu’il n’y avait plus de confiture de fraise.
Cassie éclate de rire, indiciblement soulagée. Et décide, du même coup, de se montrer magnanime. Elle pince la fesse de Raph.
— Eh ! Proteste-t-il.
— Cassie ! S’exclame Lionel en déboulant de la réserve. Pile à l’heure. Salut, Raph. Tu te lances dans la déco ?
— Ouais, réplique-t-il avec un coup d’œil à sa voisine. Je décore ma vie.
Cassie lève les yeux au ciel, furieuse de trouver ça charmant. Elle est en train de virer donzelle romantique et c’est terriblement peu professionnel.
— Cassie, reprend Lionel, avec cette histoire, j’ai repensé à ta demande et je ne sais plus… La dernière fois, tu m’as réclamé de la cordelette pour une chambre…
— Non, intervient fermement Raph. Hors de question.
— Ta sœur… souffle Cassie.
— Je m’occupe de ma sœur. Je ne veux pas de nœuds chez moi.
Cassie hausse les épaules. La conscience professionnelle a ses limites.
— Bon, conclut Lionel. Mag t’a parlé de la chevalière, je crois. Ça vous a aidés ?
— C’était celle de mon mari. Il l’a sans doute volée lors de son meurtre.
Bon sang, Cassie, censure-toi ! A force de parler à Raph et Sarah, elle en oublie que ce genre du sujet est délicat en société. Le silence est pesant, Valérie baisse les yeux, Lionel toussote, Cassie cherche quoi dire et Raph explose de rire.
— Ça c’est ma nana, glousse-t-il joyeusement. Une crinière rousse, des yeux à tomber et un don inné pour détendre l’atmosphère. Pas banale, hein ?
— Ça, c’est sûr, ricane Lionel. Allez, au boulot !
Il les guide dans l’un des box colorés réservés aux clients. Cassie tente toujours de digérer le « ma nana », pas trop le choix, vu que son auteur vient de lui sauver la mise. Il est parfait. Elle est foutue.
— C’est parti, renchérit Lionel. Petite ou grosse ?
— Grosse.
— Grosse quoi ? Interroge Raph.
— Commande, précise Cassie. Ça veut dire qu’on a droit à des sièges, du café et avec de la chance, des viennoiseries.
Pour être grosse, elle est grosse. Atterré, Raph voit s’accumuler les lignes et les chiffres durant plus d’une heure, effaré par le budget alloué à Cassie par sa sœur. Budget dont Cassie elle-même avoue sans peine l’énormité, mais Emilie veut des œuvres d’art jusque dans les placards. Or les œuvres d’art, ça coûte cher.
Emilie ne jettera pas même un coup d’œil aux œuvres dont elle orne les murs. La collection d’art, c’était le rêve de leur père. Raph ravale ses commentaires et prend son mal en patience, hoche poliment la tête devant l’échographie de Valérie, joue sur son téléphone, descend quatre cafés et vide le panier de viennoiseries jusqu’à ce que sonne l’heure de la délivrance.
Fausse alerte, malheureusement. S’ils regagnent le monde des vivants, ce n’est que pour entrer dans une galerie trois portes plus loin. Puis une autre. Une autre, et encore une autre, reprendre la voiture, passer chez Magali, des lampes et des couleurs, trois galeries supplémentaires et la moitié de son héritage. A l’heure du déjeuner, Raph déborde d’un immense respect pour Cassie. Professionnalisme, efficacité. Pas une crampe, pas une goutte de sueur ou un geste d’impatience. Rien. Lui, il a passé le stade de la patience à la quatrième galerie. Celui du martyr à la sixième.
Il a appris qu’un bleu pouvait être dur, gris, givré, ciel, vert, minéral et des milliers d’autres choses improbables. Que les tapis possédaient des centaines de propriétés différentes et qu’un monochrome coûtait la peau des fesses, un vrai scandale. Il a surtout appris que tout ça, il s’en foutait complètement, qu’il voulait une bière et une pizza et que si elle le traînait dans une seule galerie supplémentaire avant de l’avoir nourri, il se roulerait par terre dans l’allée en pleurant.
— Ça te dirait qu’on s’arrête pour manger ? Propose Cassie, s’immobilisant devant la terrasse ombragée d’un petit restaurant italien.
En phase, conclut-il, s’affalant sur la chaise la plus proche. Ils sont irrémédiablement en phase.
— Enfin, soupire-t-il. Je te jure que si tu m’imposes…
— Ne craque pas maintenant ! S’esclaffe Cassie tout en prenant place en phase de lui. Encore deux heures et Sarah prépare le prochain dîner.
— Vous avez parié ?
— Ouais.
— Sur moi ?
— Ouais.
— Si tu gagnes, j’ai droit à la pipe du siècle ?
— Juré.
Raph jette un coup d’œil à sa montre. Deux heures… en faisant traîner le déjeuner, peut-être.
— Je meurs de faim, gémit-il malgré tout.
— Je ne vois pas comment, vu le nombre de croissants miniatures que tu t’es enfilé.
— Ça fait quatre heures qu’on marche, je te signale. J’ai besoin de carburant.
Cassie lui tend le menu.
— Je parlais d’un autre type de carburant.
Quatre heures qu’ils marchent, quatre heures qu’il ne l’a pas touchée, trop, c’est trop. Il l’attrape par la nuque et l’attire vers lui par-dessus la table. Une semaine plus tôt, elle se serait métamorphosée en bloc de granit à l’idée d’être embrassée en public. Là, non. Elle ne résiste pas, lui répond même, il s’autocongratule donc gaiement et met du cœur à l’ouvrage.
Cassie recule d’un bond, le souffle court. Elle pivote aussitôt, une main dans son sac, scrutant la foule d’un œil vitreux.
— Cassie ?
Nouvel assaut. Elle ne voit rien. Il doit pourtant être tout près, pour qu’elle ait tant de mal à le repousser. Si près que si elle s’ouvre pour trouver sa trace, il risque fort d’entrer dans sa tête avant qu’elle puisse l’en empêcher.
— Cassie ! Qu’est-ce-qui se passe ?
— Hein ?
Elle réalise que Raph est toujours là, le regard inquiet, tendu vers elle. Réagis, Cassie ! Sors-toi du goudron !
— Il est là, articule-t-elle.
— Quoi ?
Elle tressaille, dents serrées sous la vague noire. Il ne peut pas entrer, certes, mais il peut ruer, et il le fait très bien. Elle extrait résolument le Mini Shocker de son sac.
— Il est là, siffle-t-elle, et il veut que je le sache.
Raph a besoin de quelques secondes pour intégrer l’idée. Il est là. Il. Lui. Il veut qu’elle le sache. Provocation. Cherche, Raph ! S’il veut qu’elle le sache, il ne se cachera pas. Dans le brouhaha de la ville et les odeurs de pizza, il fouille à son tour les environs, les nerfs tendus à craquer.
Avec l’état d’esprit adéquat, le plus innocent des inconnus peut sembler suspect, méfiance ancestrale tapie, prête à jaillir à la moindre brèche. Raph n’a confiance qu’en une seule personne, et elle est assise en face de lui. Tout autre être vivant est une menace potentielle. Depuis l’homme seul assis quelques pas derrière eux au groupe de jeunes les jaugeant du coin de l’œil, depuis les silhouettes douteuses ondulant derrière la vitrine au flot de passants troubles, à cet instant précis, le monde est son ennemi. Il défie du regard, provoque en duel, jusqu’à ce qu’un tri s’opère et que le monde rétrécisse.
— Je pourrai m’ouvrir pour suivre sa trace, chuchote Cassie, mais…
— Non. Attends.
Une ombre dans le dos de Cassie, une sensation plus qu’une certitude. Tous les poils de Raph se hérissent. Un imperméable long, des lunettes de soleil, un large chapeau et un énorme foulard bariolé. Un vrai déguisement d’exhibitionniste. Il veut qu’on le voie.
— Raph ?
Raph se lève et repousse sa chaise, sans quitter des yeux la silhouette adossée à la façade du restaurant. Ce n’est pas le déguisement qui lui hérisse les poils, comprend-il alors que le foulard, à la faveur d’un souffle de vent, ondule langoureusement. C’est le sourire. Un sourire étriqué, caustique, à moitié mangé par une barbe rousse et débordant d’un vide glacial.
A peine est-il debout que le sourire s’élargit. L’homme se détourne vivement pour se lancer au pas de course. C’est lui, c’est bien lui, il est juste là ! Electrisé par un déferlement de rage brute, Raph bondit de sa chaise, slalome entre les tables, enragé de voir l’imperméable s’éloigner alors que lui-même traverse péniblement la terrasse bondée. Lorsqu’enfin la voie se dégage, il se jette en avant avec l’énergie du désespoir.
Loin devant, le chapeau s’envole. L’homme est roux, cheveux courts et bouclés. Les détails, Raph, enregistre les détails ! Grand. Mince. Rapide, le salaud, athlétique. Quoi d’autre, quoi d’autre ? L’imperméable lui bat les jambes, son foulard vole, l’homme ne livre rien. Son dos est muet, ses mains invisibles. Et le dos muet s’éloigne. Trop vite, bon sang, il va trop vite ! Raph supplie ses jambes et pousse sur ses pieds, le cœur au bord des lèvres.
Il est vraiment là. Celui par qui tout arrive est là, à seulement quelques dizaines de mètres. Raph pourrait tout faire cesser maintenant. S’il pouvait se transcender, dépasser ses limites, et avec un tout petit peu de chance quant aux obstacles parsemant son parcours, il pourrait y arriver, il pourrait libérer Cassie. Il en pleurerait de rage.
Parce que dans le monde réel, quand on se transcende, on ne se transforme pas pour autant en surhomme. On ne rattrape pas de longues secondes de retard cumulées par la traversée d’une terrasse de restaurant jonchée de tables, de chaises et de clients alors que la cible remonte une voie dégagée dans le prolongement de laquelle elle a pris soin de se placer au préalable.
Raph ne lâche pas prise pour autant. Le souffle court et les muscles en feu, il traverse la rue, remonte le trottoir, enjambe un chien, évite une poubelle et deux groupes d’adolescents, trébuche sur un sac sans perdre l’équilibre. Mais transcendé ou pas, lorsque Raph atteint l’angle auquel l’imperméable a bifurqué, il ne peut que se résigner à freiner, en nage.
Merde ! Furibond, il envoie son poing sur le mur voisin, ajoutant la douleur à la frustration. Idiot, conclut-il avec un nouveau juron. Le mur est en crépi. Il contemple ses phalanges éraflées, dépité, puis déglutit péniblement et ravale le maelstrom d’émotions menaçant de déborder. Il est lucide. L’imperméable beige savait où il allait, d’où il partait, combien de temps il lui faudrait pour y aller et quelle avance il aurait. Le type est fou, pas stupide. Il voulait être repéré, il voulait que Cassie… reste seule sur la terrasse. Il le savait, abruti de Raph, il savait que tu le suivrais !
Le cœur asthmatique, il repart à toute allure en sens inverse. La sueur dégouline le long de son dos, une sueur froide, épaisse, le vent lui gifle les oreilles alors qu’il tente de maîtriser son souffle. Du calme. Elle est seule, oui, mais au beau milieu d’une place bondée. Il ne la touchera pas. Non. Peut-être pas. Ou peut-être…
Comment expliquer à qui ne l’a pas vécu cette infime fraction de seconde, cette virgule de temps suspendu durant laquelle le cœur toussote, hoquète et cale comme une vieille guimbarde sous l’effet d’une accélération trop violente ? Même pas le temps de noter l’arrêt que la machine est relancée. Mais quelque part, dans la mémoire du muscle, la virgule est gravée à jamais.
Raph cale. Lorsqu’il débouche enfin sur la place du restaurant, fébrile et essoufflé, inconscient des regards perplexes posés sur lui, il cale.
Cassie est là, coudes sur la table et tête entre les mains, sans doute en train de caresser fébrilement sa cicatrice, le foulard à fleurs noué dans ses cheveux resplendissant comme un bouquet exotique dans la jungle de ses boucles rousses. Et derrière les boucles rousses, un imperméable beige tend la main.
Une fraction de seconde. Raph redémarre en hurlant son nom. Dans la même fraction de seconde, Cassie sursaute, la silhouette fait un geste en avant et repart au pas de course. Cassie ou l’imperméable ? Cassie. Toujours, toujours Cassie. Il se précipite vers elle, non sans voir du coin de l’œil l’imperméable beige disparaître à un coin de rue.
— Cassie ? Ça va ?
Debout devant la table sous les regards curieux des autres clients, agrippée à son Mini Shocker, Cassie pivote vers lui. Elle a encore du mal à croire ce qui vient de se passer. Elle porte la main à sa joue, perplexe.
— Ça va, assure-t-elle.
Elle se laisse envelopper sans broncher. Raph a l’air sacrément secoué, d’ailleurs elle l’est aussi.
— Il m’a coupé les cheveux, lâche-t-elle contre son torse.
— Quoi ?
Reculant légèrement, il la dévisage attentivement. Elle passe un doigt sur la boucle amputée rebondissant contre sa pommette. Les doigts de Raph se crispent sur son dos.
— On rentre ? Murmure-t-il, effleurant sa boucle.
— Non. Je veux déjeuner.
— Déjeuner ?
Elle lui sourit et se laisse tomber sur sa chaise avec un soupir. Un peu assommée, tout de même.
— Je veux déjeuner, répète-t-elle. Je ne le laisserai pas me gâcher la journée et de toute façon, il ne reviendra pas aujourd’hui. Mais je l’ai vu, Raph. Je l’ai enfin vu.
— Et zut, souffle Raph, indécis. Moi qui pensais abréger la séance de shopping… mais, Cassie, tu… il était là, je n’ai pas pu le rattraper, je t’ai laissé seule, il t’a coupé une mèche de cheveux et tu me dis que tu vas bien ?
— Oui, assure-t-elle. Assieds-toi.
Tandis qu’il obéit, elle coince la boucle coupée derrière son oreille et cherche les mots juste, parce qu’elle se doute bien qu’il n’aimera pas ce qu’elle va dire.
— Je l’ai vu, répète-t-elle. Ce type n’existait que dans ma tête, tu comprends ? Une menace à laquelle tu donnes une forme est bien moins terrifiante qu’une voix sans visage. Là, je l’ai vu. De dos, mais je l’ai vu, et ce n’est qu’un homme !
— Ça ne le rend pas moins dangereux.
— Non, mais ça le rend… humain, grince-t-elle avec un haussement d’épaules. Il a des faiblesses. Le coup de la mèche de cheveux, c’est pathétique. Qu’est-ce-qu’il espère ? Se lancer dans le vaudou, se tripoter avec mes cheveux ? Glauque, mais pathétique. Il passe d’un cauchemar sans visage à un homme minable, et oui, ça fait du bien.
Elle tente de lui prendre la main et manque renverser un verre que Raph rattrape de justesse. Frustrée, elle se contente donc de le dévisager.
Raph redresse le verre sans la quitter des yeux, constamment accroché par la boucle coupée tressautant sur sa joue. Il ne peut pas imaginer, ne peut pas ressentir ce qu’elle lui explique. Il en comprend le sens, oui. Mais pour lui, ce type aurait pu la tuer, là, aujourd’hui, comme ça, sur une place bondée. Alors faible ou pathétique, peu importe.
— Dangereux, répète-t-il. Ne le sous-estime pas.
— Je ne risque pas, rassure-toi. Mais s’il est désespéré à ce point, il ne tardera pas à passer à l’acte. Et ce sera fini.
De mieux en mieux.
— Cassie…
— Je sais, je sais. Mais si ça peut te remonter le moral, par fini, je pense à son visage déchiqueté sous ma botte plutôt qu’à moi au bout d’une corde.
Non, ça ne lui remonte pas le moral. Il fera comme si.
— Tu as vu son visage ? Hasarde-t-il.
— Non. Seulement son dos. Je ne l’ai pas senti arriver derrière moi, il avait dû se bloquer. Et toi ?
— Rien d’utile. Grand, blanc, cheveux et barbe rousse teints ou naturels, imperméable beige.
Pour une fois, Raph esquive. Il a retenu une chose, c’est ce sourire froid et calculateur, franchement réjoui, excité, caustique. Dangereux.
— Tu voudrais bien ranger ce machin ? Lance-t-il, pointant le menton vers le boitier noir toujours serré dans la main gauche de Cassie.
— Oui, pardon. Ça ne m’a pas été d’une grande utilité, mais j’avais au moins quelque chose à quoi m’accrocher. Encore une chance que je n’aie pas grillé le serveur.
Elle s’empare du menu et y plonge le nez. Lui la dévore des yeux, prêt à la jucher sur son épaule pour courir la mettre à l’abri. Parce que l’arrêt fugace de son cœur a créé cette virgule qui, jusqu’à la fin, nécessitera d’être remplie de Cassie.
— Au fait, poursuit-t-elle comme elle réclamerait la composition de la pizza forestière. Tu as trouvé quelque chose dans les rapports, hier ?
Avec un rictus impuissant, il s’enhardit jusqu’à lui caresser la pommette. Il a trop peur que la boucle cisaillée ne la raye.
— Non. Philippe a passé en revue une partie de la liste de suspects, sans succès. Beaucoup mènent une vie tranquille en Angleterre, deux sont décédés, un autre est à l’hôpital. Il continue d’avancer. Tu sais, les flics se sont intéressés à tous ceux qui te côtoyaient de près ou de loin, en plus des proches des victimes. Ça fait du monde. Et avec les rendez-vous pour les caméras de surveillance, je n’ai pas pu avancer autant que prévu. Bon dieu, Cassie, je suis désolé de ne pas l’avoir rattrapé ! Il était juste là. Si j’avais…
— Non ! Le coupe-t-elle fermement. Non. Ne te laisse pas atteindre. Il avait prévu, calculé, estimé, tout s’est passé comme il le voulait et il n’aurait pas pu en être autrement. Si tu commences à te faire des reproches, il gagne.
Elle a raison. Mais il aurait quand même…
— Raph ! Arrête.
Brusquement, elle se penche par-dessus la table et l’embrasse langoureusement.
— Ce n’est pas pour rien qu’il s’est manifesté pendant que tu m’embrassais, souffle-t-elle en le relâchant. Ça doit le rendre fou. Voilà ce que j’en dis.
— Tu devrais lui répondre plus souvent, bredouille-t-il, tâchant de se concentrer sur le menu.
Cassie l’examine pensivement, le cerveau en ébullition.
— Quoi ? Demande-t-il soudain, relevant la tête.
— Rien. On commande ? Et on rassure le serveur, au passage. Ça fait dix minutes que toute la terrasse nous regarde en chuchotant, je crois qu’il est à deux doigts d’appeler les flics.
Raph hoche la tête et interpelle le serveur qui s’empresse d’accourir, sans doute pressé de satisfaire sa curiosité, ainsi que celle des autres clients. Cassie réfléchit. Les mots tournent dans sa tête, l’idée germe et semble de seconde en seconde un peu moins folle.
Il a probablement brandi l’argument de la femme seule perdue dans la grande ville avec un prédateur aux trousses, rumine-t-elle avec fatalisme. Son armure défaillante a fait le reste, à savoir rien, puisque la soirée de la veille ne subsiste dans sa mémoire qu’en un délicieux brouillard de vin rouge et de volupté.
Voilà comment de bon matin, au troisième jour des travaux de plomberie et avant la dernière nuit de Raph chez elle, sans aucun souvenir de promesse ou d’accord tacite, elle a trouvé le fameux graphiste frétillant adossé au couloir avec ses clés de voiture.
Elle secoue la tête et baisse les yeux sur ses feuillets, contemplant l’une après l’autre les projections des salles de bains vêtues de leurs futures couleurs. Calcaire, ciel et vermillon pour Raph. Crème, prune et chocolat pour la salle de bains d’amis. Banane, vanille et gris souris pour celle d’Emilie ça, c’était la surprise de la semaine, mais elle avait eu la même avec les couleurs de sa chambre, au début des travaux. Elle a vérifié trois jours de suite avant de valider, persuadée d’une défaillance de son propre système, elle qui s’attendait à des couleurs sombres, agressives, un cadre adapté au brushing et aux talons aiguille. Mais non. Corail, bleu givré, vanille et mandarine.
— Ta sœur aime sa chambre ? Demande-t-elle tout à trac.
Raph lui coule un regard surpris, négociant un virage d’une main souple.
— Elle l’adore. Elle dit que ça lui rappelle « avant ».
— Avant… vos parents ?
— Oui.
— C’était déjà sa chambre ?
— Oui. Elle ne te l’a pas dit ? Que les couleurs que tu as choisies ressemblent à celles de sa chambre d’enfant ?
— Elle ne commente jamais le résultat.
— Tu plaisantes ?
— Non.
— Je ne sais pas pourquoi je cherche encore une logique dans ses actes, murmure Raph. Elle pourrait se faire renverser par un train qu’elle ne réagirait sans doute pas.
Cassie lui jette un coup d’œil furtif, mal à l’aise. Entendre Raph se torturer pour sa sœur l’atteint, elle, et c’est très nouveau. Mais plus elle veut bien faire, moins elle y arrive. Elle n’est pas douée pour ces choses-là. Elle se contente de lui effleurer la joue, lui griffant le cou au passage, puis fait mine de se replonger dans son carnet.
Raph fronce les sourcils. Cassie fait tourner son alliance de plus belle. Depuis deux jours qu’il dort chez elle, il la surprend de plus en plus fréquemment songeuse, le dévisageant comme si elle se demandait bien quoi faire de lui. Et chaque fois qu’il l’interroge, elle esquive.
Il change de vitesse et ravale un soupir. Il finira bien par lui tirer les vers du nez, à cette tête de mule, mais il n’est pas certain d’apprécier ce qu’elle lui dira.
Elle essaye, elle essaye vraiment. Mais s’ouvrir à Raph oblige Cassie à affronter son inexpérience en matière de sentiments, et ça n’a rien de drôle. Depuis deux jours qu’il dort chez elle, elle alterne extase totale et frustration intense.
L’embrasser pour dire bonjour, pas le réflexe, lui prendre la main pour le plaisir, pas l’idée. Elle est encombrée par ses mots, surprise par sa présence et sidérée par sa tendresse sans pour autant envisager de s’en priver. Raph fait vraiment l’amour, avec tout ce que ça comporte de mélasse sentimentale, or Cassie est plus à l’aise avec la chevauchée sauvage qu’avec le trot extatique. Et puis vraiment, c’est quoi, ces étincelles bleutées, ces ondes pâles et ces paillettes ? Un truc pareil devrait signifier qu’elle est exposée et qu’elle lit en lui. Sauf que non. Elle est fermée, il est invisible, pourtant sa couleur est aussi perceptible qu’incontrôlable et c’est trop bon pour être honnête.
Pire, même en envisageant que des… sentiments naissants, éventuellement, puissent en être à l’origine, dans ce cas pourquoi, avec Ian, n’a-t-elle jamais rien perçu de semblable ? Plus Raph donne, plus Cassie se questionne, obsédée par l’impression de ne pas en faire assez. Et plus elle se questionne, plus elle peine à retrouver le sens de son amour pour Ian.
Elle triture une boucle échappée de son chignon avec agacement. Raph l’écoute, même quand elle ne parle pas. Il est attentif à ses changements d’humeur, à ses froncements de sourcils, cherche à comprendre ce qu’elle ressent et la bonne façon d’y répondre. Avec Ian, elle écoutait. Il parlait, il décidait, il réclamait. Et lorsqu’elle en a eu besoin, il s’est trouvé incapable d’intervertir les rôles.
Pour laisser la place à la possibilité d’une autre, elle réévalue le poids d’une relation sacralisée au fil des ans or elle en sort allégée, certes, mais aussi un peu perdue sans son lest habituel. Elle n’en veut pas à Raph de pousser Ian dans un coin. C’est à elle-même qu’elle en veut, parce que l’autoportrait qui persiste à se dessiner lui plait de moins en moins. Pourquoi n’a-t-elle jamais rien remis en question ? Et à quoi bon le faire aujourd’hui ?
— A quoi tu penses ? Continue à le fixer comme ça et tu vas faire éclater le pare-brise.
Alors qu’elle se redresse sur son siège, Raph ravale un soupir. Elle va esquiver, une fois de plus.
— Tu lis trop de Spiderman, biaise-t-elle.
— Superman, hérétique ! Le regard laser, c’est Superman. Et on ne lit jamais trop de Superman.
— Réponse typique d’un type qui lit trop de Superman.
— D’accord, alors le type qui lit trop de Superman aimerait beaucoup savoir à quoi tu penses avec une mine aussi renfrognée.
Elle évite toujours son regard, manipulant son alliance à toute allure. Cette fois, elle va carrément mentir, constate Raph, et ça le blesse.
— Je cherche à comprendre comment tu m’as convaincue de m’accompagner, marmonne-t-elle.
— Ben voyons, soupire-t-il. C’est bien là ?
— Oui, confirme-t-elle, désignant la boutique de Lionel et Valérie. Gare-toi dès que tu peux, mais tu vas galérer. On aurait dû venir en métro.
— Je suis un homme. Un homme trouve toujours une place.
— Si tu trouves une place dans la rue, ricane-t-elle, je…
Sans un mot, Raph enclenche le clignotant. Une voiture s’extrait d’une place tout à fait réglementaire, ni sortie de garage, ni handicapés, ni livraisons, à dix mètres de la boutique. Elle le dévisage d’un regard authentiquement furieux, et il se contente de sourire. Mais à l’expression de Cassie, il comprend que même le sourire, c’est déjà trop.
— Cassie ! Entre !
Cassie s’avance jusqu’au comptoir pour embrasser Valérie et puisque le destin est sexiste, ne retient pas la porte, que Raph ramasse sur le pied avec un juron.
— Faites pas attention, marmonne-t-il en boitant jusqu’à elle. Elle est furax parce que j’ai trouvé une place.
— Comment tu vas ? L’ignore Cassie avec un coup d’œil au ventre de Valérie. Tout se passe bien là-dedans ?
— A merveille. Salut, Raph ! Contente de te revoir.
Elle l’embrasse, puis saisit la main de Cassie.
— Ecoute, je voulais te dire… je suis désolée d’avoir autant pleuré, la semaine dernière, mais oublie Maryann, tu as pris la bonne décision. Je suis déjà émotive de nature, et là, avec le bébé, c’est n’importe quoi. Hier j’ai pleuré parce que j’ai écrasé une coccinelle. Ce matin, parce qu’il n’y avait plus de confiture de fraise.
Cassie éclate de rire, indiciblement soulagée. Et décide, du même coup, de se montrer magnanime. Elle pince la fesse de Raph.
— Eh ! Proteste-t-il.
— Cassie ! S’exclame Lionel en déboulant de la réserve. Pile à l’heure. Salut, Raph. Tu te lances dans la déco ?
— Ouais, réplique-t-il avec un coup d’œil à sa voisine. Je décore ma vie.
Cassie lève les yeux au ciel, furieuse de trouver ça charmant. Elle est en train de virer donzelle romantique et c’est terriblement peu professionnel.
— Cassie, reprend Lionel, avec cette histoire, j’ai repensé à ta demande et je ne sais plus… La dernière fois, tu m’as réclamé de la cordelette pour une chambre…
— Non, intervient fermement Raph. Hors de question.
— Ta sœur… souffle Cassie.
— Je m’occupe de ma sœur. Je ne veux pas de nœuds chez moi.
Cassie hausse les épaules. La conscience professionnelle a ses limites.
— Bon, conclut Lionel. Mag t’a parlé de la chevalière, je crois. Ça vous a aidés ?
— C’était celle de mon mari. Il l’a sans doute volée lors de son meurtre.
Bon sang, Cassie, censure-toi ! A force de parler à Raph et Sarah, elle en oublie que ce genre du sujet est délicat en société. Le silence est pesant, Valérie baisse les yeux, Lionel toussote, Cassie cherche quoi dire et Raph explose de rire.
— Ça c’est ma nana, glousse-t-il joyeusement. Une crinière rousse, des yeux à tomber et un don inné pour détendre l’atmosphère. Pas banale, hein ?
— Ça, c’est sûr, ricane Lionel. Allez, au boulot !
Il les guide dans l’un des box colorés réservés aux clients. Cassie tente toujours de digérer le « ma nana », pas trop le choix, vu que son auteur vient de lui sauver la mise. Il est parfait. Elle est foutue.
— C’est parti, renchérit Lionel. Petite ou grosse ?
— Grosse.
— Grosse quoi ? Interroge Raph.
— Commande, précise Cassie. Ça veut dire qu’on a droit à des sièges, du café et avec de la chance, des viennoiseries.
Pour être grosse, elle est grosse. Atterré, Raph voit s’accumuler les lignes et les chiffres durant plus d’une heure, effaré par le budget alloué à Cassie par sa sœur. Budget dont Cassie elle-même avoue sans peine l’énormité, mais Emilie veut des œuvres d’art jusque dans les placards. Or les œuvres d’art, ça coûte cher.
Emilie ne jettera pas même un coup d’œil aux œuvres dont elle orne les murs. La collection d’art, c’était le rêve de leur père. Raph ravale ses commentaires et prend son mal en patience, hoche poliment la tête devant l’échographie de Valérie, joue sur son téléphone, descend quatre cafés et vide le panier de viennoiseries jusqu’à ce que sonne l’heure de la délivrance.
Fausse alerte, malheureusement. S’ils regagnent le monde des vivants, ce n’est que pour entrer dans une galerie trois portes plus loin. Puis une autre. Une autre, et encore une autre, reprendre la voiture, passer chez Magali, des lampes et des couleurs, trois galeries supplémentaires et la moitié de son héritage. A l’heure du déjeuner, Raph déborde d’un immense respect pour Cassie. Professionnalisme, efficacité. Pas une crampe, pas une goutte de sueur ou un geste d’impatience. Rien. Lui, il a passé le stade de la patience à la quatrième galerie. Celui du martyr à la sixième.
Il a appris qu’un bleu pouvait être dur, gris, givré, ciel, vert, minéral et des milliers d’autres choses improbables. Que les tapis possédaient des centaines de propriétés différentes et qu’un monochrome coûtait la peau des fesses, un vrai scandale. Il a surtout appris que tout ça, il s’en foutait complètement, qu’il voulait une bière et une pizza et que si elle le traînait dans une seule galerie supplémentaire avant de l’avoir nourri, il se roulerait par terre dans l’allée en pleurant.
— Ça te dirait qu’on s’arrête pour manger ? Propose Cassie, s’immobilisant devant la terrasse ombragée d’un petit restaurant italien.
En phase, conclut-il, s’affalant sur la chaise la plus proche. Ils sont irrémédiablement en phase.
— Enfin, soupire-t-il. Je te jure que si tu m’imposes…
— Ne craque pas maintenant ! S’esclaffe Cassie tout en prenant place en phase de lui. Encore deux heures et Sarah prépare le prochain dîner.
— Vous avez parié ?
— Ouais.
— Sur moi ?
— Ouais.
— Si tu gagnes, j’ai droit à la pipe du siècle ?
— Juré.
Raph jette un coup d’œil à sa montre. Deux heures… en faisant traîner le déjeuner, peut-être.
— Je meurs de faim, gémit-il malgré tout.
— Je ne vois pas comment, vu le nombre de croissants miniatures que tu t’es enfilé.
— Ça fait quatre heures qu’on marche, je te signale. J’ai besoin de carburant.
Cassie lui tend le menu.
— Je parlais d’un autre type de carburant.
Quatre heures qu’ils marchent, quatre heures qu’il ne l’a pas touchée, trop, c’est trop. Il l’attrape par la nuque et l’attire vers lui par-dessus la table. Une semaine plus tôt, elle se serait métamorphosée en bloc de granit à l’idée d’être embrassée en public. Là, non. Elle ne résiste pas, lui répond même, il s’autocongratule donc gaiement et met du cœur à l’ouvrage.
Cassie recule d’un bond, le souffle court. Elle pivote aussitôt, une main dans son sac, scrutant la foule d’un œil vitreux.
— Cassie ?
Nouvel assaut. Elle ne voit rien. Il doit pourtant être tout près, pour qu’elle ait tant de mal à le repousser. Si près que si elle s’ouvre pour trouver sa trace, il risque fort d’entrer dans sa tête avant qu’elle puisse l’en empêcher.
— Cassie ! Qu’est-ce-qui se passe ?
— Hein ?
Elle réalise que Raph est toujours là, le regard inquiet, tendu vers elle. Réagis, Cassie ! Sors-toi du goudron !
— Il est là, articule-t-elle.
— Quoi ?
Elle tressaille, dents serrées sous la vague noire. Il ne peut pas entrer, certes, mais il peut ruer, et il le fait très bien. Elle extrait résolument le Mini Shocker de son sac.
— Il est là, siffle-t-elle, et il veut que je le sache.
Raph a besoin de quelques secondes pour intégrer l’idée. Il est là. Il. Lui. Il veut qu’elle le sache. Provocation. Cherche, Raph ! S’il veut qu’elle le sache, il ne se cachera pas. Dans le brouhaha de la ville et les odeurs de pizza, il fouille à son tour les environs, les nerfs tendus à craquer.
Avec l’état d’esprit adéquat, le plus innocent des inconnus peut sembler suspect, méfiance ancestrale tapie, prête à jaillir à la moindre brèche. Raph n’a confiance qu’en une seule personne, et elle est assise en face de lui. Tout autre être vivant est une menace potentielle. Depuis l’homme seul assis quelques pas derrière eux au groupe de jeunes les jaugeant du coin de l’œil, depuis les silhouettes douteuses ondulant derrière la vitrine au flot de passants troubles, à cet instant précis, le monde est son ennemi. Il défie du regard, provoque en duel, jusqu’à ce qu’un tri s’opère et que le monde rétrécisse.
— Je pourrai m’ouvrir pour suivre sa trace, chuchote Cassie, mais…
— Non. Attends.
Une ombre dans le dos de Cassie, une sensation plus qu’une certitude. Tous les poils de Raph se hérissent. Un imperméable long, des lunettes de soleil, un large chapeau et un énorme foulard bariolé. Un vrai déguisement d’exhibitionniste. Il veut qu’on le voie.
— Raph ?
Raph se lève et repousse sa chaise, sans quitter des yeux la silhouette adossée à la façade du restaurant. Ce n’est pas le déguisement qui lui hérisse les poils, comprend-il alors que le foulard, à la faveur d’un souffle de vent, ondule langoureusement. C’est le sourire. Un sourire étriqué, caustique, à moitié mangé par une barbe rousse et débordant d’un vide glacial.
A peine est-il debout que le sourire s’élargit. L’homme se détourne vivement pour se lancer au pas de course. C’est lui, c’est bien lui, il est juste là ! Electrisé par un déferlement de rage brute, Raph bondit de sa chaise, slalome entre les tables, enragé de voir l’imperméable s’éloigner alors que lui-même traverse péniblement la terrasse bondée. Lorsqu’enfin la voie se dégage, il se jette en avant avec l’énergie du désespoir.
Loin devant, le chapeau s’envole. L’homme est roux, cheveux courts et bouclés. Les détails, Raph, enregistre les détails ! Grand. Mince. Rapide, le salaud, athlétique. Quoi d’autre, quoi d’autre ? L’imperméable lui bat les jambes, son foulard vole, l’homme ne livre rien. Son dos est muet, ses mains invisibles. Et le dos muet s’éloigne. Trop vite, bon sang, il va trop vite ! Raph supplie ses jambes et pousse sur ses pieds, le cœur au bord des lèvres.
Il est vraiment là. Celui par qui tout arrive est là, à seulement quelques dizaines de mètres. Raph pourrait tout faire cesser maintenant. S’il pouvait se transcender, dépasser ses limites, et avec un tout petit peu de chance quant aux obstacles parsemant son parcours, il pourrait y arriver, il pourrait libérer Cassie. Il en pleurerait de rage.
Parce que dans le monde réel, quand on se transcende, on ne se transforme pas pour autant en surhomme. On ne rattrape pas de longues secondes de retard cumulées par la traversée d’une terrasse de restaurant jonchée de tables, de chaises et de clients alors que la cible remonte une voie dégagée dans le prolongement de laquelle elle a pris soin de se placer au préalable.
Raph ne lâche pas prise pour autant. Le souffle court et les muscles en feu, il traverse la rue, remonte le trottoir, enjambe un chien, évite une poubelle et deux groupes d’adolescents, trébuche sur un sac sans perdre l’équilibre. Mais transcendé ou pas, lorsque Raph atteint l’angle auquel l’imperméable a bifurqué, il ne peut que se résigner à freiner, en nage.
Merde ! Furibond, il envoie son poing sur le mur voisin, ajoutant la douleur à la frustration. Idiot, conclut-il avec un nouveau juron. Le mur est en crépi. Il contemple ses phalanges éraflées, dépité, puis déglutit péniblement et ravale le maelstrom d’émotions menaçant de déborder. Il est lucide. L’imperméable beige savait où il allait, d’où il partait, combien de temps il lui faudrait pour y aller et quelle avance il aurait. Le type est fou, pas stupide. Il voulait être repéré, il voulait que Cassie… reste seule sur la terrasse. Il le savait, abruti de Raph, il savait que tu le suivrais !
Le cœur asthmatique, il repart à toute allure en sens inverse. La sueur dégouline le long de son dos, une sueur froide, épaisse, le vent lui gifle les oreilles alors qu’il tente de maîtriser son souffle. Du calme. Elle est seule, oui, mais au beau milieu d’une place bondée. Il ne la touchera pas. Non. Peut-être pas. Ou peut-être…
Comment expliquer à qui ne l’a pas vécu cette infime fraction de seconde, cette virgule de temps suspendu durant laquelle le cœur toussote, hoquète et cale comme une vieille guimbarde sous l’effet d’une accélération trop violente ? Même pas le temps de noter l’arrêt que la machine est relancée. Mais quelque part, dans la mémoire du muscle, la virgule est gravée à jamais.
Raph cale. Lorsqu’il débouche enfin sur la place du restaurant, fébrile et essoufflé, inconscient des regards perplexes posés sur lui, il cale.
Cassie est là, coudes sur la table et tête entre les mains, sans doute en train de caresser fébrilement sa cicatrice, le foulard à fleurs noué dans ses cheveux resplendissant comme un bouquet exotique dans la jungle de ses boucles rousses. Et derrière les boucles rousses, un imperméable beige tend la main.
Une fraction de seconde. Raph redémarre en hurlant son nom. Dans la même fraction de seconde, Cassie sursaute, la silhouette fait un geste en avant et repart au pas de course. Cassie ou l’imperméable ? Cassie. Toujours, toujours Cassie. Il se précipite vers elle, non sans voir du coin de l’œil l’imperméable beige disparaître à un coin de rue.
— Cassie ? Ça va ?
Debout devant la table sous les regards curieux des autres clients, agrippée à son Mini Shocker, Cassie pivote vers lui. Elle a encore du mal à croire ce qui vient de se passer. Elle porte la main à sa joue, perplexe.
— Ça va, assure-t-elle.
Elle se laisse envelopper sans broncher. Raph a l’air sacrément secoué, d’ailleurs elle l’est aussi.
— Il m’a coupé les cheveux, lâche-t-elle contre son torse.
— Quoi ?
Reculant légèrement, il la dévisage attentivement. Elle passe un doigt sur la boucle amputée rebondissant contre sa pommette. Les doigts de Raph se crispent sur son dos.
— On rentre ? Murmure-t-il, effleurant sa boucle.
— Non. Je veux déjeuner.
— Déjeuner ?
Elle lui sourit et se laisse tomber sur sa chaise avec un soupir. Un peu assommée, tout de même.
— Je veux déjeuner, répète-t-elle. Je ne le laisserai pas me gâcher la journée et de toute façon, il ne reviendra pas aujourd’hui. Mais je l’ai vu, Raph. Je l’ai enfin vu.
— Et zut, souffle Raph, indécis. Moi qui pensais abréger la séance de shopping… mais, Cassie, tu… il était là, je n’ai pas pu le rattraper, je t’ai laissé seule, il t’a coupé une mèche de cheveux et tu me dis que tu vas bien ?
— Oui, assure-t-elle. Assieds-toi.
Tandis qu’il obéit, elle coince la boucle coupée derrière son oreille et cherche les mots juste, parce qu’elle se doute bien qu’il n’aimera pas ce qu’elle va dire.
— Je l’ai vu, répète-t-elle. Ce type n’existait que dans ma tête, tu comprends ? Une menace à laquelle tu donnes une forme est bien moins terrifiante qu’une voix sans visage. Là, je l’ai vu. De dos, mais je l’ai vu, et ce n’est qu’un homme !
— Ça ne le rend pas moins dangereux.
— Non, mais ça le rend… humain, grince-t-elle avec un haussement d’épaules. Il a des faiblesses. Le coup de la mèche de cheveux, c’est pathétique. Qu’est-ce-qu’il espère ? Se lancer dans le vaudou, se tripoter avec mes cheveux ? Glauque, mais pathétique. Il passe d’un cauchemar sans visage à un homme minable, et oui, ça fait du bien.
Elle tente de lui prendre la main et manque renverser un verre que Raph rattrape de justesse. Frustrée, elle se contente donc de le dévisager.
Raph redresse le verre sans la quitter des yeux, constamment accroché par la boucle coupée tressautant sur sa joue. Il ne peut pas imaginer, ne peut pas ressentir ce qu’elle lui explique. Il en comprend le sens, oui. Mais pour lui, ce type aurait pu la tuer, là, aujourd’hui, comme ça, sur une place bondée. Alors faible ou pathétique, peu importe.
— Dangereux, répète-t-il. Ne le sous-estime pas.
— Je ne risque pas, rassure-toi. Mais s’il est désespéré à ce point, il ne tardera pas à passer à l’acte. Et ce sera fini.
De mieux en mieux.
— Cassie…
— Je sais, je sais. Mais si ça peut te remonter le moral, par fini, je pense à son visage déchiqueté sous ma botte plutôt qu’à moi au bout d’une corde.
Non, ça ne lui remonte pas le moral. Il fera comme si.
— Tu as vu son visage ? Hasarde-t-il.
— Non. Seulement son dos. Je ne l’ai pas senti arriver derrière moi, il avait dû se bloquer. Et toi ?
— Rien d’utile. Grand, blanc, cheveux et barbe rousse teints ou naturels, imperméable beige.
Pour une fois, Raph esquive. Il a retenu une chose, c’est ce sourire froid et calculateur, franchement réjoui, excité, caustique. Dangereux.
— Tu voudrais bien ranger ce machin ? Lance-t-il, pointant le menton vers le boitier noir toujours serré dans la main gauche de Cassie.
— Oui, pardon. Ça ne m’a pas été d’une grande utilité, mais j’avais au moins quelque chose à quoi m’accrocher. Encore une chance que je n’aie pas grillé le serveur.
Elle s’empare du menu et y plonge le nez. Lui la dévore des yeux, prêt à la jucher sur son épaule pour courir la mettre à l’abri. Parce que l’arrêt fugace de son cœur a créé cette virgule qui, jusqu’à la fin, nécessitera d’être remplie de Cassie.
— Au fait, poursuit-t-elle comme elle réclamerait la composition de la pizza forestière. Tu as trouvé quelque chose dans les rapports, hier ?
Avec un rictus impuissant, il s’enhardit jusqu’à lui caresser la pommette. Il a trop peur que la boucle cisaillée ne la raye.
— Non. Philippe a passé en revue une partie de la liste de suspects, sans succès. Beaucoup mènent une vie tranquille en Angleterre, deux sont décédés, un autre est à l’hôpital. Il continue d’avancer. Tu sais, les flics se sont intéressés à tous ceux qui te côtoyaient de près ou de loin, en plus des proches des victimes. Ça fait du monde. Et avec les rendez-vous pour les caméras de surveillance, je n’ai pas pu avancer autant que prévu. Bon dieu, Cassie, je suis désolé de ne pas l’avoir rattrapé ! Il était juste là. Si j’avais…
— Non ! Le coupe-t-elle fermement. Non. Ne te laisse pas atteindre. Il avait prévu, calculé, estimé, tout s’est passé comme il le voulait et il n’aurait pas pu en être autrement. Si tu commences à te faire des reproches, il gagne.
Elle a raison. Mais il aurait quand même…
— Raph ! Arrête.
Brusquement, elle se penche par-dessus la table et l’embrasse langoureusement.
— Ce n’est pas pour rien qu’il s’est manifesté pendant que tu m’embrassais, souffle-t-elle en le relâchant. Ça doit le rendre fou. Voilà ce que j’en dis.
— Tu devrais lui répondre plus souvent, bredouille-t-il, tâchant de se concentrer sur le menu.
Cassie l’examine pensivement, le cerveau en ébullition.
— Quoi ? Demande-t-il soudain, relevant la tête.
— Rien. On commande ? Et on rassure le serveur, au passage. Ça fait dix minutes que toute la terrasse nous regarde en chuchotant, je crois qu’il est à deux doigts d’appeler les flics.
Raph hoche la tête et interpelle le serveur qui s’empresse d’accourir, sans doute pressé de satisfaire sa curiosité, ainsi que celle des autres clients. Cassie réfléchit. Les mots tournent dans sa tête, l’idée germe et semble de seconde en seconde un peu moins folle.