34
— Bon sang ! Cassie ?
Claquement de portière, cavalcade.
— Cassie, qu’est-ce-qui se passe ?
Elle lève la main, aussi bien pour le rassurer que pour lui demander d’attendre. Quand les spasmes refluent, elle s’empare du mouchoir que lui tend Raph.
— Désolée, murmure-t-elle, cachée derrière ses boucles. Je vomis plus facilement que je ne pleure.
Inspirant profondément, elle se redresse et reprend place dans la voiture, gênée. Raph l’a vue vomir. De mieux en mieux. Elle fouille frénétiquement son sac à la recherche d’un chewing-gum, laissant à son voisin le temps de regagner le siège passager.
— Cassie ?
Elle inspire lentement, le cœur au bord des lèvres. Puis Raph lui masse doucement la nuque et son estomac y est sensible. A ça, ou aux paillettes bleues.
— Désolée, exhale-t-elle, savourant son chewing-gum.
— Arrête de t’excuser, à la fin !
Surprise par son éclat, Cassie se tourne vers lui. Il n’est pas en colère. Il est inquiet.
— Ça va, le rassure-t-elle, glissant maladroitement dans la sienne la main qu’elle lui a arrachée. Je sais que c’est plutôt inhabituel, mais mon corps a toujours réagi excessivement. Quand mes parents sont morts, on m’a hospitalisée. Je ne gardais rien de ce que j’avalais.
— Ça ne m’étonne pas, sourit-il si tendrement qu’elle baisse les yeux. Tu ne fais jamais rien comme tout le monde. Mais si tu me fais le coup trop souvent, je t’accroche un seau autour du cou.
Elle grimace. Drôle, mais pas vraiment flatteur.
— Et cette fois, demande-il, c’était quoi, le choc ?
— Il l’a fait avec moi comme avec les autres, soupire-t-elle. Il a tenté de me détruire de l’intérieur. Ce salaud ne s’est pas contenté de violer mes pensées, il y a implanté les siennes, jour après jour, mois après mois, et je n’ai rien vu !
Raph glisse sa seconde main sur son genou. Elle passe sa seconde main sur ses yeux. Vis avec, Cassie.
— Qu’est-ce-qui te fait dire ça ? Pourquoi maintenant ?
— Parce que… cette sensation, c’était… incongru.
— Comment ça ? Insiste–il. Bon, d’accord, j’avoue, je ne comprends rien. Explique-moi comme pour un môme.
Cassie contemple les doigts enfouis dans les siens, le pouce câlin l’enduisant de bleu, et plonge dans sa mémoire.
— Toutes ces… ces idées morbides, ces pensées noires, précise-t-elle d’une voix sourde, il y avait quelque chose d’étrange. Ça ne me ressemblait pas, pas à ce point, et je ne pouvais pas les contrôler, pas moyen de me raisonner. Rien d’anormal compte tenu des circonstances, peut-être, mais… non, il y avait quelque chose d’étrange, je le savais, mais je te l’ai dit, tu doutes plus facilement de ta santé mentale que de la fiabilité de tes pensées.
Elle soupire, triturant distraitement son alliance.
— Je ne maîtrisais plus rien. Ni mon corps, ni mon esprit. Je ne trouvais plus de but, je n’avais plus envie de vivre. Et ça, ce n’était pas… ce n’était pas moi, pas après la mort de mes parents, je n’aurais pas pu…
Tu te surestimes, ma vieille. Tu aurais pu.
— Mes pensées tourbillonnaient, poursuit-elle. Comme des balles rebondissantes. Des balles plein la tête, dans tous les sens, de toutes les tailles, qui se cognent contre ton crâne encore et encore, sans que tu puisses en attraper une seule. Juste une, pour rendre la douleur supportable, mais non. Au bout d’un moment, tu n’es même plus capable d’élaborer une pensée cohérente. Plus capable de réaliser que tu ne te dis pas « Mon dieu, il faut que ça s’arrête », mais « Il faut que tu en finisses, ma pauvre Cassie ».
Le regard fixé droit sur le flot de voitures serpentant sur le bitume, Cassie ne voit plus qu’elle-même. Assise telle une poupée désarticulée sur l’épais tapis azur de la salle de bains, dans l’ombre imposante projetée par la rangée de flacons la surplombant depuis le bord du lavabo. Elle aurait dû comprendre. Ce jour-là, elle aurait dû.
— Peu de temps après le neuvième meurtre, j’étais seule à la maison. Je n’en pouvais plus. Je suis allée dans la salle de bain, j’ai fouillé les tiroirs, j’ai sorti tous les antidépresseurs qu’on me prescrivait depuis des mois et je les ai alignés.
Raph s’exhorte au calme, attentif à ne pas se crisper sur les doigts de Cassie. Elle ne le voit même plus. La souffrance dégouline du moindre de ses mots, et elle lui paraît tellement loin qu’il se consume de l’intérieur.
— J’en ai avalé quelques-uns, j’ai eu la nausée. Je les ai vomis. Je suis allée dans la cuisine, j’ai passé les couteaux en revue, les ciseaux, j’ai à peine réussi à me griffer le poignet. J’ai ouvert les placards avec l’intention de vider toutes les bouteilles que je trouverais. Je n’ai pu avaler qu’une demi-bouteille de whisky avant de vomir. Si mon esprit s’est laissé berner, mon corps, lui, ne m’a jamais trahie.
Contiens-toi, Raph. Pour Cassie, tu dois écouter jusqu’au bout. Et ce même si ce n’est pas à toi qu’elle parle, mais à elle-même.
— Bref, j’étais allongée sur le carrelage, j’ai vu le rouleau de corde rangé dans un placard au-dessus des balais, je n’ai même pas supporté l’idée. J’ai encore été malade. Comme si mon corps se rebellait contre mon esprit. Toujours est-il qu’après une bonne crise, je me suis endormie ou évanouie, je n’en sais rien, et qu’à mon réveil, les balles ne rebondissaient plus. Elles étaient toujours là, mais immobiles, incongrues, comme s’il avait voulu aller trop loin ou trop vite avec moi, et qu’il avait perdu le contrôle.
— Bon dieu !
Trop tard. Il craque.
Cassie sursaute. Mâchoires contractées, regard d’orage, Raph semble déborder d’une fureur contrastant bizarrement avec la douceur dont il enrobe ses doigts.
— Mais il était où, ton mari, nom d’un chien ?
Elle se crispe instinctivement.
— Il travaillait. Il nous faisait vivre. Et puis il avait aussi besoin d’espace, l’ambiance à la maison était plutôt…
— Mais toi ? Ce dont tu avais besoin, toi ?
— Il a fait ce qu’il pouvait, Raph.
Elle plante ses yeux dans les siens et le défie du regard. Oui, ce jour-là, quand elle s’est réveillée seule recroquevillée sur le carrelage souillé, l’âme douloureuse et le corps vide, elle s’est sentie plus isolée que jamais. Oui, Ian aurait dû être là. Mais personne, pas même elle et Raph encore moins, n’est en position de critiquer l’attitude de son mari face à la crise dans laquelle ils se sont trouvés projetés. Parce que quelle qu’elle ait été, il l’a payée de sa vie.
Raph la dévisage un instant. Puis abdique et balaye l’orage.
— Pardon, soupire-t-il. Je n’ai aucun droit de le juger, je me suis laissé submerger. Mais ce que tu racontes est particulièrement pénible. Tu devrais songer à rajouter une bonne blague quelque part au milieu de tout ça.
Cassie sourit, aussitôt radoucie. Elle aime sa façon de dédramatiser par l’absurde. Quoi de plus efficace ? Penché sur elle, une main sur sa nuque et l’autre sur sa paume, il la tient au creux de son corps, la mine soucieuse, et elle se sent à l’abri l’espace d’un instant. Soit il est grand, soit elle est petite, soit son cerveau est un traître à la botte de Raph.
— Ça va, concède-t-elle. J’ai tendance à oublier la pesanteur de mes souvenirs.
Un rictus tord ses lèvres, mais il ne commente pas.
— Bon, finit-il par lancer. Donc tu penses que les balles rebondissantes dans ta tête, c’étaient ses pensées à lui que ton cerveau rejetait. Que ce jour-là, il comptait te pousser au suicide, mais qu’il y est allé trop fort, et n’a pas réussi.
— Je préfèrerais ne pas l’être, mais oui, j’en suis certaine. J’étais peut-être moins fragile qu’il ne le croyait, ou il n’avait pas pris en compte les facteurs parallèles. A force, je suis devenue quasiment phobique des cordes. Me la suggérer était une idée idiote. Et puis mes parents étaient morts, et ça changeait tout. Ils n’ont pas choisi de partir. Pour moi, choisir de mourir revenait à nier leur existence même.
— Je comprends.
Elle sourit. Raph comprend toujours ce genre de choses.
— Alors pourquoi s’est-il arrêté là ? S’étonne-t-il. Et ne vomis pas.
— Il ne s’est pas arrêté là, répond-elle avec un rire étranglé. Il a tué Ian une semaine plus tard.
Raph ne dit rien, mais la main posée sur sa nuque remonte dans ses boucles. Elle s’habitue. Pire, elle s’habitue au point d’en oublier sa nausée.
— Il s’y est mal pris avec moi, reprend-elle, et après ça, peut-être a-t-il perdu le contrôle. Peut-être a-t-il tué Ian pour me fragiliser un peu plus et reprendre ce contrôle.
— C’est possible, admet-il.
— En tous cas si c’est ça, ricane-t-elle, il a eu raison. Il m’a brisée. J’ai lâché prise, mais pas comme il l’espérait. Plus de couleurs, plus de voix, plus de sensations, plus d’envies. Ni envie de vivre, ni envie de mourir. J’étais en pilotage automatique et c’est sans doute ce qui m’a sauvé.
— Cassie ?
— Oui ?
— Un bus arrive. Laisse-moi conduire.
Elle contrôle le rétroviseur. Le bus lance déjà des appels de phare.
— D’accord, se résigne-t-elle.
Tandis qu’elle se glisse côté passager, Raph fait le tour de la voiture avec un signe de main au conducteur du bus, boucle sa ceinture et les réinsère dans le flot de véhicules. Soulagé de pouvoir se concentrer sur autre chose que sur le regard lointain de Cassie. Elle te parle, Raph. C’est déjà beaucoup. Laisse-lui du temps.
— Je vais bien, murmure-t-elle en glissant une main sur sa cuisse. Arrête de t’inquiéter. Ça ne me détruit plus, ça me rend simplement malade.
— « Simplement » ? Répète-t-il avec ironie, contemplant le miracle de la main sur sa cuisse.
— Oui, dans le sens où ce n’est que physique. Un truc primaire, en rapport avec ce que j’ai enfermé, engrangé, ignoré, je ne sais pas. Mais j’ai au moins compris une chose : ce type est un lâche. Il manipule, triche, ment. Il ne se mouille jamais. Il s’insère dans des esprits fragiles, ne se montre qu’en l’absence de risques, ne se salit pas les mains.
— Il s’est sali les mains, pour toi, marmonne Raph les yeux sur la route. Il t’a étouffée.
— Par derrière.
— Ouais. Je ne parierais quand même pas trop là-dessus. Tu pourrais enlever ta main ?
— Pourquoi ?
— Parce que tu me files une érection monumentale et que ça va vite devenir dangereux. Mon cerveau est en train de se vider de son sang.
Cassie éclate de rire, le gratifiant d’une caresse bien plus appuyée.
— Regarde la route, ordonne-t-elle lorsqu’il ferme les yeux avec un grognement guttural.
— Sadique, sourit-il.
— Ah non. Sitôt arrivés, j’assume.
— Tu vas assumer très fort.
— Tant mieux.
— Zut, maugrée-t-il. C’est de pire en pire. Revenons-en au tueur en série.
Sur un nouvel éclat de rire, Cassie abandonne ses derniers relents de nausée. Le rire, le rire, le rire ! Un rire dédramatise, allège, apaise, réconcilie et épanouit. Or Raph est très fort, côté rire. Parce que cantonner son pire cauchemar à un rôle d’éteignoir plus ou moins pathétique, oui, c’est très fort.
Etrangement, maintenant le choc passé, elle gère. Si son corps a supporté la première vague, les paillettes bleues semblent faire office de filtre et Raph a considérablement adouci la deuxième. Expliquant peut-être pourquoi ledit corps et ledit Raph s’entendent comme larrons en foire.
Sa propre couleur est désormais profondément entremêlée de filaments bleus, et le fait que cette intrusion se fasse à l’insu de son plein gré la sidère. Comment est-ce possible ? Comment peut-il, inconsciemment, contourner ses verrous sans même qu’elle le remarque ? Bonnes résolutions ou pas, son armure est incrustée dans sa peau, et le phénomène la perturbe terriblement.
— Bon, reprend Raph fort à propos. S’il contrôle les pensées de ses victimes au point de les pousser à se teindre les cheveux puis à se tuer, il n’est pas obligé d’être sur place. Si c’est sans risque, il entre et il joue, sinon il attend dehors. Ça explique l’absence de traces et d’empreintes
— Suicide, ça peut signifier lettre d’adieu. D’où les objets manquants, ordinateur portable et bloc de papier.
— Ainsi que les délais irréguliers entre les meurtres ou les horaires variables. Il n’est maître qu’à partir du moment où elles lâchent prise, et ce moment, il ne peut pas le prévoir. Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi s’exposer en tant que meurtrier alors qu’il pouvait laisser croire au suicide ?
— Pour le jeu, et pour moi.
Raph lui adresse un nouveau coup d’œil discret. Reste légère, Cassie. Pour lui.
— J’ai eu le temps d’y réfléchir, confie-t-elle avec un geste d’impuissance. Sans moi, le jeu perdait de sa saveur. Il voulait m’impressionner, me terroriser, me contrôler. Pour ça, il avait besoin que le meurtre soit reconnu. Sans quoi j’aurais cru à d’horribles cauchemars récurrents. Je crois qu’il tuait presque autant pour le plaisir du meurtre que pour le plaisir de ce qu’il m’infligeait, et que le fait de me savoir harcelée par les flics l’excitait encore plus. Ma mort signifiait apothéose, mais aussi fin du jeu.
— Je ne m’habituerais jamais à l’insouciance avec laquelle tu parles de ta mort, soupire Raph. Ça me colle des frissons.
Au temps pour la légèreté.
— Raph, soupire-t-elle, ça fait plus de huit ans que je vis avec ça. Le seul moyen d’avancer a été de m’en détacher. Je pouvais fuir devant les autres, refuser d’en parler, mais c’était plus difficile de maîtriser mes pensées.
— Je sais, je sais. Mais moi, je ne maîtrise pas mes frissons.
— Je te promets des frissons d’un autre ordre en arrivant.
Sa fossette n’apparait donc qu’avec son sourire ironique. Elle se demandait, aussi. Elle s’y projette avant de reculer précipitamment. C’était quoi, ça ? Un bisou tendre au coin des lèvres ? Depuis quand trempe-t-elle dans ce genre de mélasse ? Ridicule, Cassie. Ridicule !
Elle vient de l’embrasser. Comme ça, d’elle-même, au coin des lèvres. Et si elle en semble tétanisée, Raph est béat.
— Il ne m’a pas choisie par hasard, poursuit-elle hâtivement, ses discours étaient trop personnels, trop ciblés pour être aléatoires, et ce dès le début. Dans sa tête, j’ai fait quelque chose pour mériter ça. Il y a donc eu, d’une façon ou d’une autre, interaction.
— Ça, ça te touche, constate-t-il sobrement.
Et c’est à peine caché, d’ailleurs. Cassie s’agite sur son siège, puis s’immobilise sur un long soupir vaincu.
— Regarde la route ou je reprends le volant, marmonne-t-elle. La seule idée de l’avoir déjà croisé me rend malade, le formuler à voix haute me rend malade, mais j’ai découvert récemment que c’était le seul moyen de dédramatiser.
— Ah oui ? Et qui t’a appris ça ?
— Un graphiste. Le comble. Et dingue de Superman, en plus. Comme quoi on peut vraiment apprendre n’importe quand avec n’importe qui, hein.
— Dingue de superman, sourit Raph, hilare. Tout de suite, les grands mots. Dingue de toi, je veux bien, mais pour Superman, simple admirateur me suffira. D’ailleurs je suis plutôt Batman que Superman. Sinon, je n’ai pas eu le temps de te le dire à midi avant que tu joues les filles de l’air, mais j’ai aussi transmis à Philippe la liste de suspects de l’époque.
Faisant mine de ne pas noter le regard interloqué posé sur lui depuis le siège passager, il enchaîne à la hâte.
— Elle est longue, mais le temps et la différence de lieu jouent pour nous. Il t’a suivi ici, les cordelettes et la poupée ont le mérite de le confirmer, s’il est dans la liste, Philippe le trouvera.
Cassie accepte la diversion, non sans le surveiller du coin de l’œil. Quand Raph est d’humeur joueuse comme semble l’y avoir plongé ce ridicule bisou sur la fossette, il est particulièrement dangereux pour son équilibre émotionnel.
— J’ai vérifié ton atelier, bougonne-t-elle. Cette fois encore, il n’est pas venu lui-même.
— Et tu as vérifié ça quand, exactement ?
— Regarde la route. Cet après-midi, quand tu es descendu.
— Tu as profité de mon absence pour te faufiler dans l’atelier, juste pour éviter de me parler ?
Elle aurait mieux fait de se taire, suppose-t-elle lorsqu’il éclate de rire, visiblement enchanté.
— Je t’adore, glousse-t-il. Vraiment.
Adorer. Adorer ? Non, pas de signal d’alarme. Bizarre.
— Je suppose que pour quelqu’un de suffisamment calé en informatique, notre système de sécurité n’a rien de bien compliqué, poursuit-il, d’autant qu’il n’y a eu personne de tout le weekend. J’ai passé quelques coups de fil pour faire installer des caméras sur le mur d’enceinte.
— Il te faut un chien.
— Si c’est toi qui le choisis.
Cassie hausse un sourcil, mais opte pour la sobriété.
— Non merci, réplique-t-elle.
— Et si moi, j’en choisissais un pour toi ?
— Non !
— Je comprends, ma belle. On commencera par un chat mais j’ai peur que ça ne suffisse pas à défendre la maison.
— Raph ! Peste-t-elle sans grande conviction. Ça suffit. Sérieusement, c’est quoi, l’étape suivante ?
— T’habituer à faire l’amour avec quelqu’un qui a des sentiments pour toi.
Tiens, une alarme lointaine.
— Je parle des recherches, gronde-t-elle.
— Je sais.
— Les recherches ! Qu’est-ce-que je peux faire ?
— Stimuler l’enquêteur ?
— Raph ! Proteste-t-elle dans un éclat de rire, parce que sa résistance a des limites. Mais tu es déchaîné, ma parole !
— Déchaîné n’est pas le bon mot, mais je ne crois pas que tu veuilles l’entendre, le bon.
Ah. Alarme. Enorme alarme. Reprenant lentement son souffle, Cassie tente de gérer dans un même élan alarme et fou-rire. A ce rythme-là, Raph va lui griller les neurones avant même que le nœud coulant n’arrive à elle.
— J’adore te faire rire, surtout quand tu luttes, murmure-t-il, lui décochant un coup d’œil qu’elle ne préfère pas analyser.
— Arrête de jouer avec ma santé mentale, renâcle-t-elle faiblement, le sourire toujours accroché aux yeux. Sérieusement. Qu’est-ce-que je peux faire ?
— Retranscrire ce qu’il a pu te dire dernièrement, ce serait bien. Noter où et quand il t’est… euh… apparu, depuis que ça a recommencé. Même les discours de l’époque, si tu t’en souviens… et voilà !
— Voilà quoi ?
Elle se tourne vers lui et note qu’il n’a plus les mains sur le volant. Ce qui a du sens, puisqu’ils sont garés juste en bas de son immeuble, sans qu’elle sache par quel miracle, elle qui ne trouve jamais de place.
— Allez jolie rouquine, ordonne-t-il en débouclant sa ceinture, viens donc que je te donne un bain, tu as des conséquences à assumer.
Pour une fois, Cassie traverse la rue jusqu’à son immeuble sans même se préoccuper d’une éventuelle présence ennemie. Tant mieux. Puisque celle-ci est bel et bien là, les dents serrées à en éclater derrière le volant d’un vieux break vert bouteille.
Claquement de portière, cavalcade.
— Cassie, qu’est-ce-qui se passe ?
Elle lève la main, aussi bien pour le rassurer que pour lui demander d’attendre. Quand les spasmes refluent, elle s’empare du mouchoir que lui tend Raph.
— Désolée, murmure-t-elle, cachée derrière ses boucles. Je vomis plus facilement que je ne pleure.
Inspirant profondément, elle se redresse et reprend place dans la voiture, gênée. Raph l’a vue vomir. De mieux en mieux. Elle fouille frénétiquement son sac à la recherche d’un chewing-gum, laissant à son voisin le temps de regagner le siège passager.
— Cassie ?
Elle inspire lentement, le cœur au bord des lèvres. Puis Raph lui masse doucement la nuque et son estomac y est sensible. A ça, ou aux paillettes bleues.
— Désolée, exhale-t-elle, savourant son chewing-gum.
— Arrête de t’excuser, à la fin !
Surprise par son éclat, Cassie se tourne vers lui. Il n’est pas en colère. Il est inquiet.
— Ça va, le rassure-t-elle, glissant maladroitement dans la sienne la main qu’elle lui a arrachée. Je sais que c’est plutôt inhabituel, mais mon corps a toujours réagi excessivement. Quand mes parents sont morts, on m’a hospitalisée. Je ne gardais rien de ce que j’avalais.
— Ça ne m’étonne pas, sourit-il si tendrement qu’elle baisse les yeux. Tu ne fais jamais rien comme tout le monde. Mais si tu me fais le coup trop souvent, je t’accroche un seau autour du cou.
Elle grimace. Drôle, mais pas vraiment flatteur.
— Et cette fois, demande-il, c’était quoi, le choc ?
— Il l’a fait avec moi comme avec les autres, soupire-t-elle. Il a tenté de me détruire de l’intérieur. Ce salaud ne s’est pas contenté de violer mes pensées, il y a implanté les siennes, jour après jour, mois après mois, et je n’ai rien vu !
Raph glisse sa seconde main sur son genou. Elle passe sa seconde main sur ses yeux. Vis avec, Cassie.
— Qu’est-ce-qui te fait dire ça ? Pourquoi maintenant ?
— Parce que… cette sensation, c’était… incongru.
— Comment ça ? Insiste–il. Bon, d’accord, j’avoue, je ne comprends rien. Explique-moi comme pour un môme.
Cassie contemple les doigts enfouis dans les siens, le pouce câlin l’enduisant de bleu, et plonge dans sa mémoire.
— Toutes ces… ces idées morbides, ces pensées noires, précise-t-elle d’une voix sourde, il y avait quelque chose d’étrange. Ça ne me ressemblait pas, pas à ce point, et je ne pouvais pas les contrôler, pas moyen de me raisonner. Rien d’anormal compte tenu des circonstances, peut-être, mais… non, il y avait quelque chose d’étrange, je le savais, mais je te l’ai dit, tu doutes plus facilement de ta santé mentale que de la fiabilité de tes pensées.
Elle soupire, triturant distraitement son alliance.
— Je ne maîtrisais plus rien. Ni mon corps, ni mon esprit. Je ne trouvais plus de but, je n’avais plus envie de vivre. Et ça, ce n’était pas… ce n’était pas moi, pas après la mort de mes parents, je n’aurais pas pu…
Tu te surestimes, ma vieille. Tu aurais pu.
— Mes pensées tourbillonnaient, poursuit-elle. Comme des balles rebondissantes. Des balles plein la tête, dans tous les sens, de toutes les tailles, qui se cognent contre ton crâne encore et encore, sans que tu puisses en attraper une seule. Juste une, pour rendre la douleur supportable, mais non. Au bout d’un moment, tu n’es même plus capable d’élaborer une pensée cohérente. Plus capable de réaliser que tu ne te dis pas « Mon dieu, il faut que ça s’arrête », mais « Il faut que tu en finisses, ma pauvre Cassie ».
Le regard fixé droit sur le flot de voitures serpentant sur le bitume, Cassie ne voit plus qu’elle-même. Assise telle une poupée désarticulée sur l’épais tapis azur de la salle de bains, dans l’ombre imposante projetée par la rangée de flacons la surplombant depuis le bord du lavabo. Elle aurait dû comprendre. Ce jour-là, elle aurait dû.
— Peu de temps après le neuvième meurtre, j’étais seule à la maison. Je n’en pouvais plus. Je suis allée dans la salle de bain, j’ai fouillé les tiroirs, j’ai sorti tous les antidépresseurs qu’on me prescrivait depuis des mois et je les ai alignés.
Raph s’exhorte au calme, attentif à ne pas se crisper sur les doigts de Cassie. Elle ne le voit même plus. La souffrance dégouline du moindre de ses mots, et elle lui paraît tellement loin qu’il se consume de l’intérieur.
— J’en ai avalé quelques-uns, j’ai eu la nausée. Je les ai vomis. Je suis allée dans la cuisine, j’ai passé les couteaux en revue, les ciseaux, j’ai à peine réussi à me griffer le poignet. J’ai ouvert les placards avec l’intention de vider toutes les bouteilles que je trouverais. Je n’ai pu avaler qu’une demi-bouteille de whisky avant de vomir. Si mon esprit s’est laissé berner, mon corps, lui, ne m’a jamais trahie.
Contiens-toi, Raph. Pour Cassie, tu dois écouter jusqu’au bout. Et ce même si ce n’est pas à toi qu’elle parle, mais à elle-même.
— Bref, j’étais allongée sur le carrelage, j’ai vu le rouleau de corde rangé dans un placard au-dessus des balais, je n’ai même pas supporté l’idée. J’ai encore été malade. Comme si mon corps se rebellait contre mon esprit. Toujours est-il qu’après une bonne crise, je me suis endormie ou évanouie, je n’en sais rien, et qu’à mon réveil, les balles ne rebondissaient plus. Elles étaient toujours là, mais immobiles, incongrues, comme s’il avait voulu aller trop loin ou trop vite avec moi, et qu’il avait perdu le contrôle.
— Bon dieu !
Trop tard. Il craque.
Cassie sursaute. Mâchoires contractées, regard d’orage, Raph semble déborder d’une fureur contrastant bizarrement avec la douceur dont il enrobe ses doigts.
— Mais il était où, ton mari, nom d’un chien ?
Elle se crispe instinctivement.
— Il travaillait. Il nous faisait vivre. Et puis il avait aussi besoin d’espace, l’ambiance à la maison était plutôt…
— Mais toi ? Ce dont tu avais besoin, toi ?
— Il a fait ce qu’il pouvait, Raph.
Elle plante ses yeux dans les siens et le défie du regard. Oui, ce jour-là, quand elle s’est réveillée seule recroquevillée sur le carrelage souillé, l’âme douloureuse et le corps vide, elle s’est sentie plus isolée que jamais. Oui, Ian aurait dû être là. Mais personne, pas même elle et Raph encore moins, n’est en position de critiquer l’attitude de son mari face à la crise dans laquelle ils se sont trouvés projetés. Parce que quelle qu’elle ait été, il l’a payée de sa vie.
Raph la dévisage un instant. Puis abdique et balaye l’orage.
— Pardon, soupire-t-il. Je n’ai aucun droit de le juger, je me suis laissé submerger. Mais ce que tu racontes est particulièrement pénible. Tu devrais songer à rajouter une bonne blague quelque part au milieu de tout ça.
Cassie sourit, aussitôt radoucie. Elle aime sa façon de dédramatiser par l’absurde. Quoi de plus efficace ? Penché sur elle, une main sur sa nuque et l’autre sur sa paume, il la tient au creux de son corps, la mine soucieuse, et elle se sent à l’abri l’espace d’un instant. Soit il est grand, soit elle est petite, soit son cerveau est un traître à la botte de Raph.
— Ça va, concède-t-elle. J’ai tendance à oublier la pesanteur de mes souvenirs.
Un rictus tord ses lèvres, mais il ne commente pas.
— Bon, finit-il par lancer. Donc tu penses que les balles rebondissantes dans ta tête, c’étaient ses pensées à lui que ton cerveau rejetait. Que ce jour-là, il comptait te pousser au suicide, mais qu’il y est allé trop fort, et n’a pas réussi.
— Je préfèrerais ne pas l’être, mais oui, j’en suis certaine. J’étais peut-être moins fragile qu’il ne le croyait, ou il n’avait pas pris en compte les facteurs parallèles. A force, je suis devenue quasiment phobique des cordes. Me la suggérer était une idée idiote. Et puis mes parents étaient morts, et ça changeait tout. Ils n’ont pas choisi de partir. Pour moi, choisir de mourir revenait à nier leur existence même.
— Je comprends.
Elle sourit. Raph comprend toujours ce genre de choses.
— Alors pourquoi s’est-il arrêté là ? S’étonne-t-il. Et ne vomis pas.
— Il ne s’est pas arrêté là, répond-elle avec un rire étranglé. Il a tué Ian une semaine plus tard.
Raph ne dit rien, mais la main posée sur sa nuque remonte dans ses boucles. Elle s’habitue. Pire, elle s’habitue au point d’en oublier sa nausée.
— Il s’y est mal pris avec moi, reprend-elle, et après ça, peut-être a-t-il perdu le contrôle. Peut-être a-t-il tué Ian pour me fragiliser un peu plus et reprendre ce contrôle.
— C’est possible, admet-il.
— En tous cas si c’est ça, ricane-t-elle, il a eu raison. Il m’a brisée. J’ai lâché prise, mais pas comme il l’espérait. Plus de couleurs, plus de voix, plus de sensations, plus d’envies. Ni envie de vivre, ni envie de mourir. J’étais en pilotage automatique et c’est sans doute ce qui m’a sauvé.
— Cassie ?
— Oui ?
— Un bus arrive. Laisse-moi conduire.
Elle contrôle le rétroviseur. Le bus lance déjà des appels de phare.
— D’accord, se résigne-t-elle.
Tandis qu’elle se glisse côté passager, Raph fait le tour de la voiture avec un signe de main au conducteur du bus, boucle sa ceinture et les réinsère dans le flot de véhicules. Soulagé de pouvoir se concentrer sur autre chose que sur le regard lointain de Cassie. Elle te parle, Raph. C’est déjà beaucoup. Laisse-lui du temps.
— Je vais bien, murmure-t-elle en glissant une main sur sa cuisse. Arrête de t’inquiéter. Ça ne me détruit plus, ça me rend simplement malade.
— « Simplement » ? Répète-t-il avec ironie, contemplant le miracle de la main sur sa cuisse.
— Oui, dans le sens où ce n’est que physique. Un truc primaire, en rapport avec ce que j’ai enfermé, engrangé, ignoré, je ne sais pas. Mais j’ai au moins compris une chose : ce type est un lâche. Il manipule, triche, ment. Il ne se mouille jamais. Il s’insère dans des esprits fragiles, ne se montre qu’en l’absence de risques, ne se salit pas les mains.
— Il s’est sali les mains, pour toi, marmonne Raph les yeux sur la route. Il t’a étouffée.
— Par derrière.
— Ouais. Je ne parierais quand même pas trop là-dessus. Tu pourrais enlever ta main ?
— Pourquoi ?
— Parce que tu me files une érection monumentale et que ça va vite devenir dangereux. Mon cerveau est en train de se vider de son sang.
Cassie éclate de rire, le gratifiant d’une caresse bien plus appuyée.
— Regarde la route, ordonne-t-elle lorsqu’il ferme les yeux avec un grognement guttural.
— Sadique, sourit-il.
— Ah non. Sitôt arrivés, j’assume.
— Tu vas assumer très fort.
— Tant mieux.
— Zut, maugrée-t-il. C’est de pire en pire. Revenons-en au tueur en série.
Sur un nouvel éclat de rire, Cassie abandonne ses derniers relents de nausée. Le rire, le rire, le rire ! Un rire dédramatise, allège, apaise, réconcilie et épanouit. Or Raph est très fort, côté rire. Parce que cantonner son pire cauchemar à un rôle d’éteignoir plus ou moins pathétique, oui, c’est très fort.
Etrangement, maintenant le choc passé, elle gère. Si son corps a supporté la première vague, les paillettes bleues semblent faire office de filtre et Raph a considérablement adouci la deuxième. Expliquant peut-être pourquoi ledit corps et ledit Raph s’entendent comme larrons en foire.
Sa propre couleur est désormais profondément entremêlée de filaments bleus, et le fait que cette intrusion se fasse à l’insu de son plein gré la sidère. Comment est-ce possible ? Comment peut-il, inconsciemment, contourner ses verrous sans même qu’elle le remarque ? Bonnes résolutions ou pas, son armure est incrustée dans sa peau, et le phénomène la perturbe terriblement.
— Bon, reprend Raph fort à propos. S’il contrôle les pensées de ses victimes au point de les pousser à se teindre les cheveux puis à se tuer, il n’est pas obligé d’être sur place. Si c’est sans risque, il entre et il joue, sinon il attend dehors. Ça explique l’absence de traces et d’empreintes
— Suicide, ça peut signifier lettre d’adieu. D’où les objets manquants, ordinateur portable et bloc de papier.
— Ainsi que les délais irréguliers entre les meurtres ou les horaires variables. Il n’est maître qu’à partir du moment où elles lâchent prise, et ce moment, il ne peut pas le prévoir. Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi s’exposer en tant que meurtrier alors qu’il pouvait laisser croire au suicide ?
— Pour le jeu, et pour moi.
Raph lui adresse un nouveau coup d’œil discret. Reste légère, Cassie. Pour lui.
— J’ai eu le temps d’y réfléchir, confie-t-elle avec un geste d’impuissance. Sans moi, le jeu perdait de sa saveur. Il voulait m’impressionner, me terroriser, me contrôler. Pour ça, il avait besoin que le meurtre soit reconnu. Sans quoi j’aurais cru à d’horribles cauchemars récurrents. Je crois qu’il tuait presque autant pour le plaisir du meurtre que pour le plaisir de ce qu’il m’infligeait, et que le fait de me savoir harcelée par les flics l’excitait encore plus. Ma mort signifiait apothéose, mais aussi fin du jeu.
— Je ne m’habituerais jamais à l’insouciance avec laquelle tu parles de ta mort, soupire Raph. Ça me colle des frissons.
Au temps pour la légèreté.
— Raph, soupire-t-elle, ça fait plus de huit ans que je vis avec ça. Le seul moyen d’avancer a été de m’en détacher. Je pouvais fuir devant les autres, refuser d’en parler, mais c’était plus difficile de maîtriser mes pensées.
— Je sais, je sais. Mais moi, je ne maîtrise pas mes frissons.
— Je te promets des frissons d’un autre ordre en arrivant.
Sa fossette n’apparait donc qu’avec son sourire ironique. Elle se demandait, aussi. Elle s’y projette avant de reculer précipitamment. C’était quoi, ça ? Un bisou tendre au coin des lèvres ? Depuis quand trempe-t-elle dans ce genre de mélasse ? Ridicule, Cassie. Ridicule !
Elle vient de l’embrasser. Comme ça, d’elle-même, au coin des lèvres. Et si elle en semble tétanisée, Raph est béat.
— Il ne m’a pas choisie par hasard, poursuit-elle hâtivement, ses discours étaient trop personnels, trop ciblés pour être aléatoires, et ce dès le début. Dans sa tête, j’ai fait quelque chose pour mériter ça. Il y a donc eu, d’une façon ou d’une autre, interaction.
— Ça, ça te touche, constate-t-il sobrement.
Et c’est à peine caché, d’ailleurs. Cassie s’agite sur son siège, puis s’immobilise sur un long soupir vaincu.
— Regarde la route ou je reprends le volant, marmonne-t-elle. La seule idée de l’avoir déjà croisé me rend malade, le formuler à voix haute me rend malade, mais j’ai découvert récemment que c’était le seul moyen de dédramatiser.
— Ah oui ? Et qui t’a appris ça ?
— Un graphiste. Le comble. Et dingue de Superman, en plus. Comme quoi on peut vraiment apprendre n’importe quand avec n’importe qui, hein.
— Dingue de superman, sourit Raph, hilare. Tout de suite, les grands mots. Dingue de toi, je veux bien, mais pour Superman, simple admirateur me suffira. D’ailleurs je suis plutôt Batman que Superman. Sinon, je n’ai pas eu le temps de te le dire à midi avant que tu joues les filles de l’air, mais j’ai aussi transmis à Philippe la liste de suspects de l’époque.
Faisant mine de ne pas noter le regard interloqué posé sur lui depuis le siège passager, il enchaîne à la hâte.
— Elle est longue, mais le temps et la différence de lieu jouent pour nous. Il t’a suivi ici, les cordelettes et la poupée ont le mérite de le confirmer, s’il est dans la liste, Philippe le trouvera.
Cassie accepte la diversion, non sans le surveiller du coin de l’œil. Quand Raph est d’humeur joueuse comme semble l’y avoir plongé ce ridicule bisou sur la fossette, il est particulièrement dangereux pour son équilibre émotionnel.
— J’ai vérifié ton atelier, bougonne-t-elle. Cette fois encore, il n’est pas venu lui-même.
— Et tu as vérifié ça quand, exactement ?
— Regarde la route. Cet après-midi, quand tu es descendu.
— Tu as profité de mon absence pour te faufiler dans l’atelier, juste pour éviter de me parler ?
Elle aurait mieux fait de se taire, suppose-t-elle lorsqu’il éclate de rire, visiblement enchanté.
— Je t’adore, glousse-t-il. Vraiment.
Adorer. Adorer ? Non, pas de signal d’alarme. Bizarre.
— Je suppose que pour quelqu’un de suffisamment calé en informatique, notre système de sécurité n’a rien de bien compliqué, poursuit-il, d’autant qu’il n’y a eu personne de tout le weekend. J’ai passé quelques coups de fil pour faire installer des caméras sur le mur d’enceinte.
— Il te faut un chien.
— Si c’est toi qui le choisis.
Cassie hausse un sourcil, mais opte pour la sobriété.
— Non merci, réplique-t-elle.
— Et si moi, j’en choisissais un pour toi ?
— Non !
— Je comprends, ma belle. On commencera par un chat mais j’ai peur que ça ne suffisse pas à défendre la maison.
— Raph ! Peste-t-elle sans grande conviction. Ça suffit. Sérieusement, c’est quoi, l’étape suivante ?
— T’habituer à faire l’amour avec quelqu’un qui a des sentiments pour toi.
Tiens, une alarme lointaine.
— Je parle des recherches, gronde-t-elle.
— Je sais.
— Les recherches ! Qu’est-ce-que je peux faire ?
— Stimuler l’enquêteur ?
— Raph ! Proteste-t-elle dans un éclat de rire, parce que sa résistance a des limites. Mais tu es déchaîné, ma parole !
— Déchaîné n’est pas le bon mot, mais je ne crois pas que tu veuilles l’entendre, le bon.
Ah. Alarme. Enorme alarme. Reprenant lentement son souffle, Cassie tente de gérer dans un même élan alarme et fou-rire. A ce rythme-là, Raph va lui griller les neurones avant même que le nœud coulant n’arrive à elle.
— J’adore te faire rire, surtout quand tu luttes, murmure-t-il, lui décochant un coup d’œil qu’elle ne préfère pas analyser.
— Arrête de jouer avec ma santé mentale, renâcle-t-elle faiblement, le sourire toujours accroché aux yeux. Sérieusement. Qu’est-ce-que je peux faire ?
— Retranscrire ce qu’il a pu te dire dernièrement, ce serait bien. Noter où et quand il t’est… euh… apparu, depuis que ça a recommencé. Même les discours de l’époque, si tu t’en souviens… et voilà !
— Voilà quoi ?
Elle se tourne vers lui et note qu’il n’a plus les mains sur le volant. Ce qui a du sens, puisqu’ils sont garés juste en bas de son immeuble, sans qu’elle sache par quel miracle, elle qui ne trouve jamais de place.
— Allez jolie rouquine, ordonne-t-il en débouclant sa ceinture, viens donc que je te donne un bain, tu as des conséquences à assumer.
Pour une fois, Cassie traverse la rue jusqu’à son immeuble sans même se préoccuper d’une éventuelle présence ennemie. Tant mieux. Puisque celle-ci est bel et bien là, les dents serrées à en éclater derrière le volant d’un vieux break vert bouteille.