33
— Ça marche. A demain, Cyril.
Cassie referme la porte d’entrée avec un coup d’œil anxieux à l’escalier derrière elle. Elle est sans doute susceptible, têtue, compliquée, mais pas stupide, pas assez en tous cas, pour ne pas admettre qu’elle a tort. Elle se laisse tomber sur la première marche de l’escalier, agacée.
Elle a réagi aujourd’hui comme elle l’aurait fait l’avant-veille, protégeant farouchement son pseudo-isolement. Mais les voix de Raph et de Sarah résonnent à présent trop bruyamment pour les ignorer.
Bien sûr qu’elle ne peut pas laisser Philippe en dehors. Bien sûr qu’elle ne peut pas reprocher à Raph d’avoir accepté l’aide d’un ex-flic bourré de réflexes et de contacts utiles, qui a de plus probablement insisté. Comment accepter l’amour de ces gens en leur refusant tout droit à se sentir impliqués dans ce qui lui arrive, dangereux ou pas ? Poufiasse égocentrique, le retour.
Elle se jetterait sous une voiture pour eux. Elle peut bien refouler son angoisse pour leur permettre de se sentir utile, d’autant qu’il ne s’agit pas d’organiser une battue. Qui plus est, Raph lui a dit la vérité. Il aurait pu se contenter de ne rien dire. Quelle buse, se fustige-t-elle en posant le front sur ses genoux. Elle se serait évité les inévitables excuses en réfléchissant avant d’agir. Elle a horreur des excuses.
Perdue au cœur de son labyrinthe intérieur, semant des cailloux à chaque nouveau virage, Cassie n’entend pas Raph descendre. Ce n’est que lorsque ses doigts lui effleurent la nuque qu’elle sursaute brutalement.
— Tu rumines ? Lance-t-il, se laissant tomber à ses côtés.
Il commence à la connaître. Il y a longtemps qu’un homme ne l’a pas vraiment connue. Elle se demande même parfois si Ian l’a réellement connue, ou s’il n’a pas plutôt projeté sur elle ce qu’il attendait.
— Je suis désolée, marmonne-t-elle.
Raph hausse un sourcil, surpris. Il ne s’attendait pas à une reddition aussi rapide.
— Je suis désolée, répète-t-elle, d’avoir réagi comme ça. Mais les habitudes ont la vie dure.
— Et pourquoi as-tu réagi comme ça ?
— Parce que ça me rend malade de vous impliquer.
— Pourquoi ?
Puisqu’elle semble dans de bonnes dispositions, autant en profiter. Il se colle à elle, attendant la réponse tandis qu’elle triture sa cicatrice.
— Parce que j’ai peur. Peur qu’il vous arrive quelque chose par ma faute et de ne pas y survivre. Et aussi, peut-être, parce que je ne suis pas très fière de toute cette histoire.
— Tu n’y es pour rien.
— Non. Mais je n’aime pas trop la façon dont je l’ai gérée à l’époque. Je sais, le coupe-t-elle alors qu’il ouvre la bouche. Mais je n’y peux rien. Je n’aime pas celle que j’étais, et j’ai encore du mal à l’exposer devant des gens qui apprécient celle que je suis devenue.
— Je peux comprendre, soupire Raph. Mais ce que toi, tu ne veux pas comprendre, c’est que celle que tu étais fait partie de celle que tu es devenue. Ça t’a posé un problème de trouver un adolescent flemmard et égocentrique dans ma jeunesse ?
— Non, sourit-elle.
— Cassie, tu n’étais pas faible, tu étais jeune. Et même si tu l’étais, faible. Ce n’est pas une tare ! On n’aime pas quelqu’un parce qu’il est parfait, on l’aime à cause de ses failles. Qu’est-ce-qui te plait, chez moi ?
Le silence se prolonge. Un peu trop. Raph lui colle un léger coup d’épaule, parce que si elle ne trouve rien, il risque de se vexer sérieusement.
— Même pas mes compétences au lit ? Insiste-t-il, dépité.
Cassie sourit, concentrée les lamelles de parquet embrasées de lueurs fauves à la faveur du soleil couchant. Peut-être pourrait-elle ajouter des carreaux de verre de couleur quelque part, pour y faire danser d’autres teintes.
— Tu me fais rire, cède-t-elle. Tu es sexy, sans doute parce que tu me fais rire. Intéressant. Futé. Franc. Gentil.
— Erreur de débutante, grimace Raph. Ne dis jamais à un mec qu’il est gentil. Viril, protecteur, éventuellement attentionné. Pas gentil.
Cassie sourit un peu plus.
— Et ma façon de laisser traîner mes affaires partout où je passe ? La tâche de café sur le tapis neuf ? Ma tendance à m’incruster dans ta vie ? Mon ambitieux projet d’artiste frustré qui ne verra probablement jamais le jour ? Parce que je te préviens, tu ne m’as pas encore vu après une journée complète à travailler dans le vide sans rien produire de bon. Je suis mauvais comme un putois.
Il a gagné. Elle éclate de rire.
— Tu préférerais que je n’aie aucun défaut ? Poursuit-il.
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que… parce que tes défauts te vont bien.
— Cassie, moi aussi, j’aime tes défauts. J’aime savoir que tu t’es construite, j’aime savoir comment, j’aime savoir que tu feras des erreurs et que je serai là pour les assumer avec toi. Ou me moquer de toi. La perfection, ça craint.
Cassie commence à se demander si quelque chose, dans son fonctionnement affectif, était juste. Mais deux leçons de vie en deux jours, c’est beaucoup à encaisser pour une femme dotée d’une fierté durement gagnée, et la tirade s’apparente un tout petit peu trop à une déclaration pour la mettre à l’aise. D’autant que les mots se répandent en elle comme un baume, drôles de paillettes bleutées s’éparpillant dans tout son corps et que ça, c’est inédit.
Ne sachant trop quoi en faire, déstabilisée par le phénomène et n’ayant strictement aucune idée de la réponse appropriée, elle se lève d’un bond pour attraper sa sacoche.
— On y va ? Lance-t-elle, repoussant ses lourdes boucles derrière son épaule.
Raph dissimule son sourire sous un hochement de tête. Cassie gênée, Cassie en fuite. Ce qui signifie qu’il l’a touchée, conclut-il en se levant.
— C’est tout ce que tu emmènes ?
Elle pose un œil critique sur le sac en papier qu’il tient à la main, mais il n’a pas pu remettre la main sur son sac de sport. Peut-être parce qu’il ne s’en est pas servi depuis cinq ans.
— Boxer propre, brosse à dents et déo, récite-t-il, lui tenant la porte avant de la verrouiller. J’ai tout.
— Et les rapports ? Demande-t-elle.
— Aussi.
— Du nouveau ?
— Oui. Qu’est-ce-que c’est que ça ? S’étonne-t-il devant le carton scotché à sa portière. Si c’est la dernière tendance déco, c’est franchement moyen.
Sans un mot, Cassie décolle le bord supérieur du scotch et tire le carton vers eux, projetant les rayons du soleil sur les lettres creusées dans la peinture. Raph serre les poings sur son sac en papier.
— C’est arrivé quand ?
— Ce matin, avoue-t-elle sans broncher.
— Et tu comptais m’en parler ?
— Oui, demain. Tu as attendu vingt-quatre heures pour me parler de Philippe, après tout.
Raph fait face au sourire railleur de Cassie, amusé. Pas une once de rancœur. Elle se moque simplement de lui.
— Ça va, ordonne-t-elle, j’ai oublié, pas de quoi fouetter un chat, ce n’est qu’un mot. Bon alors, les rapports ?
— Tu veux que je conduise ?
— Non. Dis-moi plutôt ce que tu as trouvé, exige-t-elle en se glissant derrière le volant.
— Tu ne veux pas attendre d’être arrivée ? Demande-t-il. Au calme sur la terrasse avec un verre et des cacahuètes. Mmm, des cacahuètes. Ce serait plus…
— Non. Accouche.
Tandis qu’il commande la fermeture du portail, elle s’insère habilement dans la circulation de fin de journée, le mitraillant entre deux manœuvres d’un regard impatient.
— Comme tu voudras, soupire-t-il. Bon. J’ai lu les rapports d’autopsie et les premiers rapports d’enquête. Les flics ont logiquement déduit, eux aussi, que le tueur teignait les cheveux de ses victimes. Mais ils ont surtout découvert qu’à chaque fois, la teinture remontait à plusieurs jours.
Cassie écarquille les yeux, sidérée.
— Quoi ?
— Ouais. Ils ont cherché plus loin, épluché les relevés bancaires, écumé les salons de coiffure et entamé une enquête de voisinage.
— Et ?
— Regarde la route.
— C’est ce que je fais. Si tu n’es pas content, tu n’as qu’à prendre le volant.
— Avec plaisir.
— Non.
— Faut savoir.
— Tais-toi et continue.
— Je me tais ou je continue ?
— Les deux. Allez !
— Toutes les victimes se sont teint ou fait teindre les cheveux, reprend-il en souriant, à domicile ou en salon, entre deux et quatre jours avant leur mort. Selon les témoignages, elles n’avaient pas l’air contraintes, au contraire. Un coiffeur a raconté que sa cliente semblait impatiente, qu’elle lui avait dit démarrer une nouvelle vie, qu’elle avait besoin de changement. Une autre a dit à sa coloriste que l’heure était venue. On n’a que trois témoignages, les autres ayant utilisé des teintures à faire soi-même, mais les trois concordent sur le fait que si elles avaient l’air plutôt fragiles, tristes éventuellement, elles n’étaient ni effrayées ni forcées. Elles étaient contentes.
— Mais comment…
— Aucune idée, et ce n’est pas tout. La blessure au poignet.
— Oui ?
— On savait déjà qu’elle avait été faite avant la pendaison. Toujours selon les rapports, et prenant en compte l’angle de l’entaille, sa profondeur et son emplacement, elle aurait été auto-infligée.
— Hein ?
Cassie freine pour éviter d’emboutir la voiture de devant. Raph grimace.
— Regarde la route, ordonne-t-il.
— Auto-infligée ?
— Tu es sûre de ne pas vouloir attendre ?
— Oui ! Ils sont certains ?
— Quasiment. D’une part, la blessure varie selon les victimes. Pas la même force, pas le même angle, pas le même poignet. Toutes les droitières l’ont au poignet gauche, et inversement.
— Ça ne veut pas dire que…
— Non, mais c’est surprenant. L’orientation indique que si ce n’est pas elles, le coupable l’aurait fait par derrière. Pas très pratique et sans intérêt. La force mise en œuvre, autrement dit la profondeur de l’entaille, correspond à chaque fois au gabarit et à la musculature de la victime.
— Je ne comprends pas.
— Moi non plus. Les autopsies ont révélé des marques sur la peau, indiquant que plusieurs d’entre elles avaient été soulevées puis relâchées en plein étranglement, comme tu l’as dit. Ce qui prouve la présence du tueur sur place au moins pour quatre meurtres, mais c’est la seule trace de sa présence. Il portait probablement une tenue adéquate et s’il éjaculait quand il se masturbait, c’était sans doute avec précaution, ou alors il n’allait pas jusqu’au bout.
— Si.
— Comment tu… non, ne réponds pas.
Enchaîne, Raph !
— Quant au message sur le miroir, reprend-il, dans huit des cas, des empreintes digitales ont été relevées dans les chiffres de sang. Celles des victimes. Et elles avaient chacune du sang sur la main opposée à celle de la blessure.
— Tu es en train de me dire qu’elles se sont toutes volontairement teintes en rousses, se sont entaillé le poignet avant d’écrire de leur sang sur un miroir, et tout ça parfois sans qu’il soit dans la pièce ? Mais c’est…
Cassie s’interrompt. Son cerveau fonctionne à toute vitesse, quelque chose frémit dans les limbes de son esprit.
— C’est ce que tout semble indiquer, confirme Raph, inconscient de son débat intérieur. Les flics en sont arrivés à la conclusion que d’une manière ou d’une autre, chantage, menace, les victimes étaient poussées à se blesser elles-mêmes, à écrire le message et à se pendre. D’ailleurs sans le schéma répétitif, ils auraient conclu à des suicides.
Elle y est presque, c’est juste là, une évidence qui se balade à l’orée de sa conscience.
— Après, poursuit-il, comment... Sur neuf meurtres, quatre victimes ont été manipulées. Ces quatre fois, les rideaux ou volets étaient fermés. Pour deux des autres, des témoins jurent que personne d’autre que la victime n’est entré, et les rideaux, volets, fenêtres étaient grand ouverts. L’hypothèse des flics était qu’en fonction des risques, il entrait ou observait depuis l’extérieur, les menaçant d’une façon ou d’une autre, surveillant qu’elles obéissaient d’une façon ou d’une autre. Le seul hic, c’est qu’ils n’ont jamais trouvé le début d’un indice concernant le moyen de pression en question, ni la façon de…
— Bordel de merde !
— Quoi ? Quoi ?
Elle cale. Ignorant le concert de protestations déclenché par son arrêt intempestif, elle redémarre pour aller se garer sur un arrêt de bus quelques mètres plus loin. Là, elle pose le front sur ses mains tremblantes.
— Nom de dieu, murmure-t-elle. Je suis vraiment la reine des idiotes. J’aurais dû y penser.
— A quoi ? Insiste Raph en saisissant sa main libre. Tu m’as fait peur. Ça va ?
— Il entre dans leur esprit.
— Il… quoi ?
Cassie contemple avec surprise leurs doigts entrelacés. Depuis combien de temps n’a-t-elle pas fait ça ? Trop longtemps, en tous cas. C’est divin, c’est onctueux, c’est comme retrouver le goût disparu d’une sucrerie d’adolescence. Elle perçoit à nouveau avec surprise de petites ondes bleues le long de son bras.
— Ça fait longtemps, murmure-t-elle. J’aime bien.
— Tant mieux, sourit Raph, suivant son regard. Et maintenant, explique-moi.
Tandis que Cassie frappe le volant du plat de la main, Raph sent bien qu’il va encore mettre un certain temps à comprendre.
— J’aurais dû y penser ! Peste-t-elle. Si je n’avais pas eu la tête dans le sable en permanence, je…
— Cassie !
Raph raffermit sa prise autour de ses doigts, insérant son pouce au creux de leurs deux paumes.
— Arrête de te flageller, ça ne sert à rien. Explique-moi plutôt ce que tu veux dire.
— C’est pour ça qu’elles ont toutes un dossier psychiatrique chargé, parce qu’il ne doit avoir d’influence durable que sur un esprit fragile. Comme moi, à l’époque. Rien à voir avec une préférence ou du mépris, c’est simplement une question pratique. J’imagine qu’avec un esprit à vif, il arrive à… insérer des idées. Il entre dans leurs têtes comme il le faisait dans la mienne.
— Sans qu’elles le remarquent ?
— Je ne crois pas. Quand tu souffres, tu es déjà instable, tes idées sont souvent décousues. Tu doutes sans arrêt, alors la moindre certitude, tu t’y accroches aveuglément, et puis qui irait se dire qu’une idée n’est pas la sienne ? Au pire, tu es surpris par ce que tu prends pour un moment d’égarement. Et si ça se reproduit, tu douteras plus facilement de ta santé mentale que de la fiabilité de tes pensées. Alors je dirais que non, elles ne devaient pas discerner sa présence, et que plus il s’incrustait, plus elles souffraient, et plus c’était facile pour lui de prendre le contrôle.
— Attends, marmonne Raph, luttant contre ses certitudes. Il… parlerait dans leurs têtes, elles prendraient ses pensées à lui pour les leurs et il arriverait à les conduire au suicide comme ça ? Tu es sérieuse, là ?
— Tu en es encore à te demander si tout ça existe ? Rétorque Cassie avec un sourire railleur.
Plutôt deux fois qu’une mais s’il le dit, il passe pour un naze. Il repousse donc la logique et tente de se faire à l’idée.
— Ouais. Bon, grogne-t-il, d’accord, imaginons. Il… manipule leurs pensées pour les entraîner toujours plus bas, jusqu’au suicide. Ça doit prendre du temps, non ?
— J’imagine. On ne prend pas le contrôle d’un esprit, même faible, si facilement. Il doit passer des semaines à détruire méthodiquement toute velléité de survie. Il a besoin de réduire en miettes leur égo, jusqu’au moment où il leur suggère qu’il vaut mieux en finir, que la mort est une délivrance, un nouveau départ plutôt qu’une fin. Que pour partir en beauté, elles ont besoin d’un changement radical.
— Leur couleur de cheveux, par exemple.
— Exactement. Dès qu’elles traduisent en actes une pensée qui n’est pas à elles, la dernière barrière tombe.
— En se teignant les cheveux, elles signent leur arrêt de mort. Mince. Ça se tient.
— Il me l’a dit, murmure-t-elle. Bon sang ! Je devrais savoir lire entre les lignes, après tout ce temps !
— Quoi ?
— Il a dit qu’il s’installerait dans mon esprit. Que je ferais ce qu’il demanderait quand il le voudrait. Je suppose que c’est comme ça qu’il avait prévu d’en finir à l’époque, j’étais trop fragile, je… oh, mon dieu…
Raph n’a que le temps de voir Cassie pâlir. Elle recule son siège, ouvre la portière et vomit son déjeuner dans le caniveau.
Cassie referme la porte d’entrée avec un coup d’œil anxieux à l’escalier derrière elle. Elle est sans doute susceptible, têtue, compliquée, mais pas stupide, pas assez en tous cas, pour ne pas admettre qu’elle a tort. Elle se laisse tomber sur la première marche de l’escalier, agacée.
Elle a réagi aujourd’hui comme elle l’aurait fait l’avant-veille, protégeant farouchement son pseudo-isolement. Mais les voix de Raph et de Sarah résonnent à présent trop bruyamment pour les ignorer.
Bien sûr qu’elle ne peut pas laisser Philippe en dehors. Bien sûr qu’elle ne peut pas reprocher à Raph d’avoir accepté l’aide d’un ex-flic bourré de réflexes et de contacts utiles, qui a de plus probablement insisté. Comment accepter l’amour de ces gens en leur refusant tout droit à se sentir impliqués dans ce qui lui arrive, dangereux ou pas ? Poufiasse égocentrique, le retour.
Elle se jetterait sous une voiture pour eux. Elle peut bien refouler son angoisse pour leur permettre de se sentir utile, d’autant qu’il ne s’agit pas d’organiser une battue. Qui plus est, Raph lui a dit la vérité. Il aurait pu se contenter de ne rien dire. Quelle buse, se fustige-t-elle en posant le front sur ses genoux. Elle se serait évité les inévitables excuses en réfléchissant avant d’agir. Elle a horreur des excuses.
Perdue au cœur de son labyrinthe intérieur, semant des cailloux à chaque nouveau virage, Cassie n’entend pas Raph descendre. Ce n’est que lorsque ses doigts lui effleurent la nuque qu’elle sursaute brutalement.
— Tu rumines ? Lance-t-il, se laissant tomber à ses côtés.
Il commence à la connaître. Il y a longtemps qu’un homme ne l’a pas vraiment connue. Elle se demande même parfois si Ian l’a réellement connue, ou s’il n’a pas plutôt projeté sur elle ce qu’il attendait.
— Je suis désolée, marmonne-t-elle.
Raph hausse un sourcil, surpris. Il ne s’attendait pas à une reddition aussi rapide.
— Je suis désolée, répète-t-elle, d’avoir réagi comme ça. Mais les habitudes ont la vie dure.
— Et pourquoi as-tu réagi comme ça ?
— Parce que ça me rend malade de vous impliquer.
— Pourquoi ?
Puisqu’elle semble dans de bonnes dispositions, autant en profiter. Il se colle à elle, attendant la réponse tandis qu’elle triture sa cicatrice.
— Parce que j’ai peur. Peur qu’il vous arrive quelque chose par ma faute et de ne pas y survivre. Et aussi, peut-être, parce que je ne suis pas très fière de toute cette histoire.
— Tu n’y es pour rien.
— Non. Mais je n’aime pas trop la façon dont je l’ai gérée à l’époque. Je sais, le coupe-t-elle alors qu’il ouvre la bouche. Mais je n’y peux rien. Je n’aime pas celle que j’étais, et j’ai encore du mal à l’exposer devant des gens qui apprécient celle que je suis devenue.
— Je peux comprendre, soupire Raph. Mais ce que toi, tu ne veux pas comprendre, c’est que celle que tu étais fait partie de celle que tu es devenue. Ça t’a posé un problème de trouver un adolescent flemmard et égocentrique dans ma jeunesse ?
— Non, sourit-elle.
— Cassie, tu n’étais pas faible, tu étais jeune. Et même si tu l’étais, faible. Ce n’est pas une tare ! On n’aime pas quelqu’un parce qu’il est parfait, on l’aime à cause de ses failles. Qu’est-ce-qui te plait, chez moi ?
Le silence se prolonge. Un peu trop. Raph lui colle un léger coup d’épaule, parce que si elle ne trouve rien, il risque de se vexer sérieusement.
— Même pas mes compétences au lit ? Insiste-t-il, dépité.
Cassie sourit, concentrée les lamelles de parquet embrasées de lueurs fauves à la faveur du soleil couchant. Peut-être pourrait-elle ajouter des carreaux de verre de couleur quelque part, pour y faire danser d’autres teintes.
— Tu me fais rire, cède-t-elle. Tu es sexy, sans doute parce que tu me fais rire. Intéressant. Futé. Franc. Gentil.
— Erreur de débutante, grimace Raph. Ne dis jamais à un mec qu’il est gentil. Viril, protecteur, éventuellement attentionné. Pas gentil.
Cassie sourit un peu plus.
— Et ma façon de laisser traîner mes affaires partout où je passe ? La tâche de café sur le tapis neuf ? Ma tendance à m’incruster dans ta vie ? Mon ambitieux projet d’artiste frustré qui ne verra probablement jamais le jour ? Parce que je te préviens, tu ne m’as pas encore vu après une journée complète à travailler dans le vide sans rien produire de bon. Je suis mauvais comme un putois.
Il a gagné. Elle éclate de rire.
— Tu préférerais que je n’aie aucun défaut ? Poursuit-il.
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que… parce que tes défauts te vont bien.
— Cassie, moi aussi, j’aime tes défauts. J’aime savoir que tu t’es construite, j’aime savoir comment, j’aime savoir que tu feras des erreurs et que je serai là pour les assumer avec toi. Ou me moquer de toi. La perfection, ça craint.
Cassie commence à se demander si quelque chose, dans son fonctionnement affectif, était juste. Mais deux leçons de vie en deux jours, c’est beaucoup à encaisser pour une femme dotée d’une fierté durement gagnée, et la tirade s’apparente un tout petit peu trop à une déclaration pour la mettre à l’aise. D’autant que les mots se répandent en elle comme un baume, drôles de paillettes bleutées s’éparpillant dans tout son corps et que ça, c’est inédit.
Ne sachant trop quoi en faire, déstabilisée par le phénomène et n’ayant strictement aucune idée de la réponse appropriée, elle se lève d’un bond pour attraper sa sacoche.
— On y va ? Lance-t-elle, repoussant ses lourdes boucles derrière son épaule.
Raph dissimule son sourire sous un hochement de tête. Cassie gênée, Cassie en fuite. Ce qui signifie qu’il l’a touchée, conclut-il en se levant.
— C’est tout ce que tu emmènes ?
Elle pose un œil critique sur le sac en papier qu’il tient à la main, mais il n’a pas pu remettre la main sur son sac de sport. Peut-être parce qu’il ne s’en est pas servi depuis cinq ans.
— Boxer propre, brosse à dents et déo, récite-t-il, lui tenant la porte avant de la verrouiller. J’ai tout.
— Et les rapports ? Demande-t-elle.
— Aussi.
— Du nouveau ?
— Oui. Qu’est-ce-que c’est que ça ? S’étonne-t-il devant le carton scotché à sa portière. Si c’est la dernière tendance déco, c’est franchement moyen.
Sans un mot, Cassie décolle le bord supérieur du scotch et tire le carton vers eux, projetant les rayons du soleil sur les lettres creusées dans la peinture. Raph serre les poings sur son sac en papier.
— C’est arrivé quand ?
— Ce matin, avoue-t-elle sans broncher.
— Et tu comptais m’en parler ?
— Oui, demain. Tu as attendu vingt-quatre heures pour me parler de Philippe, après tout.
Raph fait face au sourire railleur de Cassie, amusé. Pas une once de rancœur. Elle se moque simplement de lui.
— Ça va, ordonne-t-elle, j’ai oublié, pas de quoi fouetter un chat, ce n’est qu’un mot. Bon alors, les rapports ?
— Tu veux que je conduise ?
— Non. Dis-moi plutôt ce que tu as trouvé, exige-t-elle en se glissant derrière le volant.
— Tu ne veux pas attendre d’être arrivée ? Demande-t-il. Au calme sur la terrasse avec un verre et des cacahuètes. Mmm, des cacahuètes. Ce serait plus…
— Non. Accouche.
Tandis qu’il commande la fermeture du portail, elle s’insère habilement dans la circulation de fin de journée, le mitraillant entre deux manœuvres d’un regard impatient.
— Comme tu voudras, soupire-t-il. Bon. J’ai lu les rapports d’autopsie et les premiers rapports d’enquête. Les flics ont logiquement déduit, eux aussi, que le tueur teignait les cheveux de ses victimes. Mais ils ont surtout découvert qu’à chaque fois, la teinture remontait à plusieurs jours.
Cassie écarquille les yeux, sidérée.
— Quoi ?
— Ouais. Ils ont cherché plus loin, épluché les relevés bancaires, écumé les salons de coiffure et entamé une enquête de voisinage.
— Et ?
— Regarde la route.
— C’est ce que je fais. Si tu n’es pas content, tu n’as qu’à prendre le volant.
— Avec plaisir.
— Non.
— Faut savoir.
— Tais-toi et continue.
— Je me tais ou je continue ?
— Les deux. Allez !
— Toutes les victimes se sont teint ou fait teindre les cheveux, reprend-il en souriant, à domicile ou en salon, entre deux et quatre jours avant leur mort. Selon les témoignages, elles n’avaient pas l’air contraintes, au contraire. Un coiffeur a raconté que sa cliente semblait impatiente, qu’elle lui avait dit démarrer une nouvelle vie, qu’elle avait besoin de changement. Une autre a dit à sa coloriste que l’heure était venue. On n’a que trois témoignages, les autres ayant utilisé des teintures à faire soi-même, mais les trois concordent sur le fait que si elles avaient l’air plutôt fragiles, tristes éventuellement, elles n’étaient ni effrayées ni forcées. Elles étaient contentes.
— Mais comment…
— Aucune idée, et ce n’est pas tout. La blessure au poignet.
— Oui ?
— On savait déjà qu’elle avait été faite avant la pendaison. Toujours selon les rapports, et prenant en compte l’angle de l’entaille, sa profondeur et son emplacement, elle aurait été auto-infligée.
— Hein ?
Cassie freine pour éviter d’emboutir la voiture de devant. Raph grimace.
— Regarde la route, ordonne-t-il.
— Auto-infligée ?
— Tu es sûre de ne pas vouloir attendre ?
— Oui ! Ils sont certains ?
— Quasiment. D’une part, la blessure varie selon les victimes. Pas la même force, pas le même angle, pas le même poignet. Toutes les droitières l’ont au poignet gauche, et inversement.
— Ça ne veut pas dire que…
— Non, mais c’est surprenant. L’orientation indique que si ce n’est pas elles, le coupable l’aurait fait par derrière. Pas très pratique et sans intérêt. La force mise en œuvre, autrement dit la profondeur de l’entaille, correspond à chaque fois au gabarit et à la musculature de la victime.
— Je ne comprends pas.
— Moi non plus. Les autopsies ont révélé des marques sur la peau, indiquant que plusieurs d’entre elles avaient été soulevées puis relâchées en plein étranglement, comme tu l’as dit. Ce qui prouve la présence du tueur sur place au moins pour quatre meurtres, mais c’est la seule trace de sa présence. Il portait probablement une tenue adéquate et s’il éjaculait quand il se masturbait, c’était sans doute avec précaution, ou alors il n’allait pas jusqu’au bout.
— Si.
— Comment tu… non, ne réponds pas.
Enchaîne, Raph !
— Quant au message sur le miroir, reprend-il, dans huit des cas, des empreintes digitales ont été relevées dans les chiffres de sang. Celles des victimes. Et elles avaient chacune du sang sur la main opposée à celle de la blessure.
— Tu es en train de me dire qu’elles se sont toutes volontairement teintes en rousses, se sont entaillé le poignet avant d’écrire de leur sang sur un miroir, et tout ça parfois sans qu’il soit dans la pièce ? Mais c’est…
Cassie s’interrompt. Son cerveau fonctionne à toute vitesse, quelque chose frémit dans les limbes de son esprit.
— C’est ce que tout semble indiquer, confirme Raph, inconscient de son débat intérieur. Les flics en sont arrivés à la conclusion que d’une manière ou d’une autre, chantage, menace, les victimes étaient poussées à se blesser elles-mêmes, à écrire le message et à se pendre. D’ailleurs sans le schéma répétitif, ils auraient conclu à des suicides.
Elle y est presque, c’est juste là, une évidence qui se balade à l’orée de sa conscience.
— Après, poursuit-il, comment... Sur neuf meurtres, quatre victimes ont été manipulées. Ces quatre fois, les rideaux ou volets étaient fermés. Pour deux des autres, des témoins jurent que personne d’autre que la victime n’est entré, et les rideaux, volets, fenêtres étaient grand ouverts. L’hypothèse des flics était qu’en fonction des risques, il entrait ou observait depuis l’extérieur, les menaçant d’une façon ou d’une autre, surveillant qu’elles obéissaient d’une façon ou d’une autre. Le seul hic, c’est qu’ils n’ont jamais trouvé le début d’un indice concernant le moyen de pression en question, ni la façon de…
— Bordel de merde !
— Quoi ? Quoi ?
Elle cale. Ignorant le concert de protestations déclenché par son arrêt intempestif, elle redémarre pour aller se garer sur un arrêt de bus quelques mètres plus loin. Là, elle pose le front sur ses mains tremblantes.
— Nom de dieu, murmure-t-elle. Je suis vraiment la reine des idiotes. J’aurais dû y penser.
— A quoi ? Insiste Raph en saisissant sa main libre. Tu m’as fait peur. Ça va ?
— Il entre dans leur esprit.
— Il… quoi ?
Cassie contemple avec surprise leurs doigts entrelacés. Depuis combien de temps n’a-t-elle pas fait ça ? Trop longtemps, en tous cas. C’est divin, c’est onctueux, c’est comme retrouver le goût disparu d’une sucrerie d’adolescence. Elle perçoit à nouveau avec surprise de petites ondes bleues le long de son bras.
— Ça fait longtemps, murmure-t-elle. J’aime bien.
— Tant mieux, sourit Raph, suivant son regard. Et maintenant, explique-moi.
Tandis que Cassie frappe le volant du plat de la main, Raph sent bien qu’il va encore mettre un certain temps à comprendre.
— J’aurais dû y penser ! Peste-t-elle. Si je n’avais pas eu la tête dans le sable en permanence, je…
— Cassie !
Raph raffermit sa prise autour de ses doigts, insérant son pouce au creux de leurs deux paumes.
— Arrête de te flageller, ça ne sert à rien. Explique-moi plutôt ce que tu veux dire.
— C’est pour ça qu’elles ont toutes un dossier psychiatrique chargé, parce qu’il ne doit avoir d’influence durable que sur un esprit fragile. Comme moi, à l’époque. Rien à voir avec une préférence ou du mépris, c’est simplement une question pratique. J’imagine qu’avec un esprit à vif, il arrive à… insérer des idées. Il entre dans leurs têtes comme il le faisait dans la mienne.
— Sans qu’elles le remarquent ?
— Je ne crois pas. Quand tu souffres, tu es déjà instable, tes idées sont souvent décousues. Tu doutes sans arrêt, alors la moindre certitude, tu t’y accroches aveuglément, et puis qui irait se dire qu’une idée n’est pas la sienne ? Au pire, tu es surpris par ce que tu prends pour un moment d’égarement. Et si ça se reproduit, tu douteras plus facilement de ta santé mentale que de la fiabilité de tes pensées. Alors je dirais que non, elles ne devaient pas discerner sa présence, et que plus il s’incrustait, plus elles souffraient, et plus c’était facile pour lui de prendre le contrôle.
— Attends, marmonne Raph, luttant contre ses certitudes. Il… parlerait dans leurs têtes, elles prendraient ses pensées à lui pour les leurs et il arriverait à les conduire au suicide comme ça ? Tu es sérieuse, là ?
— Tu en es encore à te demander si tout ça existe ? Rétorque Cassie avec un sourire railleur.
Plutôt deux fois qu’une mais s’il le dit, il passe pour un naze. Il repousse donc la logique et tente de se faire à l’idée.
— Ouais. Bon, grogne-t-il, d’accord, imaginons. Il… manipule leurs pensées pour les entraîner toujours plus bas, jusqu’au suicide. Ça doit prendre du temps, non ?
— J’imagine. On ne prend pas le contrôle d’un esprit, même faible, si facilement. Il doit passer des semaines à détruire méthodiquement toute velléité de survie. Il a besoin de réduire en miettes leur égo, jusqu’au moment où il leur suggère qu’il vaut mieux en finir, que la mort est une délivrance, un nouveau départ plutôt qu’une fin. Que pour partir en beauté, elles ont besoin d’un changement radical.
— Leur couleur de cheveux, par exemple.
— Exactement. Dès qu’elles traduisent en actes une pensée qui n’est pas à elles, la dernière barrière tombe.
— En se teignant les cheveux, elles signent leur arrêt de mort. Mince. Ça se tient.
— Il me l’a dit, murmure-t-elle. Bon sang ! Je devrais savoir lire entre les lignes, après tout ce temps !
— Quoi ?
— Il a dit qu’il s’installerait dans mon esprit. Que je ferais ce qu’il demanderait quand il le voudrait. Je suppose que c’est comme ça qu’il avait prévu d’en finir à l’époque, j’étais trop fragile, je… oh, mon dieu…
Raph n’a que le temps de voir Cassie pâlir. Elle recule son siège, ouvre la portière et vomit son déjeuner dans le caniveau.