3
Raph panique. Non seulement le budget est bien au-delà de ce qu’il s’imaginait, non seulement Cassie est montée en compagnie de Sarah plutôt que seule, mais elles ont sans complexes bombardé son domaine de commentaires franchement… oui, négatifs. Peu pratique, désorganisé, bordélique, elles ont même qualifié sa salle de bains de « pourrie ». Pourrie ? Sa salle de bains d’enfant ?
Elles ont cogné sur les murs, caressé les poutres, Cassie a parlé de « brique, bois, ardoise, Bailey’s » et Sarah a semblé comprendre. Elles ont marché dans la Patafix et trébuché sur ses livres. Sarah a éclaté de rire devant ses figurines collector Star Wars. Outrage. Il a articulé deux ou trois « oui », un « d’accord » et des tonnes de « si vous voulez », l’affaire était faite. Il espérait Cassie près de lui durant trois jours, il a validé une semaine de travaux-surprise à effet immédiat. Bien joué, Raph. Alors la salle de bains, non ! Il a tenu bon. pas vraiment par amour de ses sanitaires, mais pour se rassurer un tantinet, après vingt minutes planté au milieu de son propre atelier comme un benêt, bras ballants et sourire vide.
Il s’écroule devant son carton vide, totalement dépassé. Il n’a jamais su faire les cartons, en plus. Des heures qu’il s’y colle et c’est déjà trop tard, on frappe à la porte, il scanne d’un regard paniqué son atelier bordélique, grogne, s’affole, la porte s’ouvre. Cassie se fige dans un juron. Sarah, puis Sylvain la percutent de plein fouet, et si Sarah tente de retenir son éclat de rire, Sylvain n’y songe même pas.
Cassie parcourt la pièce d’un regard stupéfait. Il a tout retourné sans rien empaqueter. Crayons, pinceaux, montagnes de feuilles et cartouches d’encre, torchons, masque de plongée, statuette africaine, brosse à dents ou plombs d’imprimerie jonchent le parquet. Au beau milieu de ce fouillis patiente le responsable, l’air totalement désemparé, levant sur elle un œil plein d’espoir.
— Bon sang, Raphaël…
— Pitié, grimace-t-il. Raph. Je suis nul pour faire des cartons ! J’ai mis mes vêtements dans une valise et j’ai descendu tout mon matériel informatique. Après…
Il glisse une main dans sa tignasse déjà passablement hirsute, puis tente d’empiler deux grands livres d’art sur une pile de livres de poche. La pile s’écroule. Sarah perd sa lutte acharnée, explosant de rire dans un hoquet incontrôlable.
— Désolée, articule-t-elle.
— Pas de problème, marmonne Raph. Je suis ridicule. J’en ai malheureusement conscience.
— Bon, décrète Cassie. Changement de programme. Sarah, Sylvain, occupez-vous des mesures de la chambre. Moi, on dirait bien que je vais faire des cartons et ne te réjouis pas trop vite, conseille-t-elle à Raph. Ma méthode est efficace, mais brutale. J’emballe sans états d’âmes.
Il lui faut un quart de seconde pour réaliser son erreur. Sarah s’écroule dans un râle de rire sur Sylvain qui n’a que le temps de marmonner avant de suivre l’index dressé de Cassie. Il quitte la pièce d’un pas traînant, un bras sur l’épaule de Sarah, dans un concert de gloussements sans aucune subtilité.
Cassie soupire. Son baromètre d’autorité n’a jamais été si bas, son sourire n’a plus rien de professionnel et elle va passer l’après-midi à faire les cartons. Toujours mieux, cela dit, que de se battre contre ses souvenirs.
— Raph ?
— Mmm ?
— Si ce n’est pas indiscret, ton roman, ça parle de quoi ?
A plat ventre sur le plancher pour enfouir dans un carton sa collection de porno vintage planquée sous le lit, Raph s’immobilise sans trop y croire.
Deux heures côte à côte à emballer le contenu de son atelier, et pas un pied du côté privé. Son travail, la maison, ça, Cassie veut bien en parler. Sylvain, Fabrice et Jorge, ses ouvriers bien-aimés. Maryann et sa galerie d’art à tomber, Lionel et Valérie, avec leur sélection de textiles imparables, Magali et ses incroyables luminaires, il en passe et des meilleurs. Il connait dorénavant par le menu les jeunes créateurs du coin. Mais d’elle, de sa vie privée, rien. Il ignore toujours si elle est célibataire, ne sait pas où elle a grandi et n’a manifestement, à ses yeux, aucun intérêt.
Elle a emballé des produits de beauté et une boite d’anneaux péniens vibrants sans broncher, a empilé ses ouvrages morbides en parlant de la météo et rassemblé sans un mot la collection de bijoux qu’il est en train de photographier. Alors il a beau ne pas être vraiment susceptible, il commençait à se sentir sacrément vexé.
— Ça n’a rien d’indiscret, objecte-t-il. Je ne suis pas quelqu’un de très secret, contrairement à toi, apparemment.
— Je ne suis pas…
Un silence s’installe. Raph se démet l’épaule pour atteindre un caleçon esseulé derrière les magazines, totalement incongru et terriblement douteux.
— Bref, reprend-elle. Alors ? Ce roman ?
— Une évolution du mal à travers les siècles, articule-t-il, ahanant pour attraper le caleçon.
— Rien que ça ?
Victoire ! Il enfouit à jamais le tissu poussiéreux dans le carton puis se redresse péniblement.
— Ce qui explique probablement pourquoi je suis incapable de le pondre, précise-t-il. Trop ambitieux.
Il jette un nouveau coup d’œil derrière lui. Cassie lui tourne le dos, poings sur les hanches devant le capharnaüm hétéroclite du placard, ses boucles rousses jaillissant d’un chignon piqué d’un feutre –un de ses feutres à lui, s’il identifie correctement l’empreinte de dents sur le capuchon.
Puis elle pivote pour lui faire face et Raph la voit bien en face, sa fêlure. Il la voit dans les boucles échappées dévalant aux coins de sa bouche, dans le flou de ses yeux et le frottement de sa main droite sur sa main gauche.
Cassie hésite. Elle sait bien que le jeu est risqué, que plus elle en dira, plus il en demandera. Mais zut. Impossible de bosser en silence, tout de même. Elle en a marre de se surveiller en permanence, ce type n’est pas dangereux, la menace ne vient pas de lui. Elle peut bien relâcher un tout petit peu les cordons de la censure. Juste un peu.
— D’après ce que j’ai vu, lance-t-elle, tu as simplement besoin d’être cadré. C’est ce qu’on va essayer de faire.
— Comment ?
— On ne décore pas espace de travail de la même façon qu’une chambre ou un salon. Dans ton cas, couleurs, mobilier et configuration auront pour seul but de stimuler concentration et créativité.
— Oui, mais concrètement, comment ?
Cassie se mord les lèvres. Assis sur le lit, les coudes sur les genoux, Raph la dévisage de son sourire bancal, et elle se dit que si, finalement, il est dangereux. C’est qu’elle le renverserait volontiers sur le matelas, même avec Sylvain et Sarah dans la pièce voisine, même avec l’estomac noué, même avec le poids sur ses épaules.
Le tutoiement a fait sauter une barrière psychologique dont son dépravé de cerveau avait grandement besoin, suppose-t-elle lorsqu’elle commence à s’interroger sur la taille de ses fesses dans son pantalon corail.
— Alors ? Insiste-t-il. Comment ? Raconte et arrête de me regarder comme ça en te mordillant les lèvres, ou je te garantis que ta vertu va en prendre un coup.
Elle hausse un sourcil narquois, mais Raph se demande, sous son masque impassible, s’il ne vient pas d’entrapercevoir une étincelle d’hésitation. Quoiqu’il en soit, elle libère ses lèvres et un sourire par la même occasion.
— On va organiser, déclare-t-elle, c’est tout. Jusqu’à maintenant, ton atelier hésitait entre bordel organisé et salle de jeux.
C’est vrai. Mais elle a esquivé la question. Lui arrive-t-il, au moins une fois de temps en temps, de répondre franchement ? Raph scotche son carton, vaguement vexé.
— Tu devrais l’étiqueter, conseille sobrement Cassie. Ce serait dommage que j’ouvre celui-là par inadvertance en voulant remeubler un peu ta chambre.
— Une semaine, hein ? Demande-t-il, inscrivant aussitôt « Chambre. Personnel. Ne pas ouvrir » sur la surface brune. Ça fait quoi, lundi, mardi ?
— Dimanche, si tu me laisses travailler ce week-end. Ta sœur n’en sera pas ravie, mais je peux faire en sorte de rester cloîtrée ici.
— Elle n’est pas là ce week-end.
— Parfait ! Alors dimanche.
Cassie seule avec lui dans la maison tout un week-end. Il s’empare joyeusement d’un nouveau carton pour y déverser le contenu de sa table de nuit. Tiens, sa calculette.
— Non ! A part, les produits de beauté !
— Produit de beauté ? Marmonne-t-il devant son déodorant hyper masculin censé faire tomber les filles comme des mouches.
— Un carton pour les livres, un autre pour les produits de b… de toilette, explique-t-elle avec un sourire avant de plonger dans le placard. Et maintenant, parle-moi de ton roman.
Voilà qu’elle s’intéresse à son roman. Comme quoi son plan de conquête est, et a toujours été, un excellent plan.
— Je veux étudier les différentes formes du mal à travers les siècles, explique-t-il. L’évolution du meurtre parallèle à l’évolution de la vie. Les crimes, les guerres, les génocides, en rapport avec les innovations techniques, les révolutions industrielles, les nouvelles méthodes d’investigation. Le meurtre garde la même violence brute, bestiale, mais tout ce qui l’entoure évolue et l’impacte. Pourquoi ? Comment ? Qu’est-ce-qu’on peut en tirer, est-ce-qu’il y a quelque chose à en tirer ?
Que fait son vieux Polaroïd dans sa table de nuit ?
— Et pourquoi le mal ? Insiste Cassie.
— Qui n’est pas fasciné par tout ça ? Mais c’est aussi et surtout un exutoire à la mort de mes parents.
Est-elle au courant, pour ses parents ? Elle ne dit rien. Il pivote discrètement, à genoux sur le parquet. Et constate que la très efficace Cassie a cessé tout empaquetage pour le détailler les bras croisés, appuyée contre le chambranle du placard, faisant tourner à toute allure une bague à sa main gauche. Un instant sincère avec Cassie, les yeux dans les yeux, sans dérobade, et tout ça durant dix bonnes secondes. C’est à peine s’il ose respirer.
— Ça a l’air passionnant, murmure-t-elle finalement. Tu es plein de surprises.
— Merci.
Raph grimace un sourire tout en s’ébouriffant les cheveux, et Cassie se détourne pour replonger dans le placard. Hors de question qu’elle l’interroge sur ses parents. Trop personnel, et le retour de la question n’est pas souhaitable.
— C’est pour ça que ta bibliothèque est pleine de livres étranges ? Hésite-t-elle en fourrant des balles de tennis et un lion en peluche pelé dans le carton. Biographie de tueurs en série, analyses psychologiques, traités de barbarie et autres tortures ?
— Oui. Je m’étonnais que tu ne fasses pas de commentaires. J’en arrivais à croire que rien ne pouvait te surprendre.
Cassie grimace. Loin, très loin de la vérité.
— Ça ne me regarde pas, décrète-t-elle sans se retourner.
— Pas d’accord. Rapports humains, interactions sociales, plaisir d’échanger, ça te dit quelque chose ?
— Non. Trop risqué.
— Quoi ?
— Rien.
Et voilà pourquoi elle évite les conversations personnelles. Elle sent le regard bleu ardoise peser sur son dos et tire du placard une couverture Mickey, le souffle court, résolue à ne plus piper mot.
Raph patiente un instant, puis comprenant qu’il n’en saura pas plus, prend le temps de tirer la table de nuit jusqu’au couloir avec un soupir. Nom de dieu, il est moulu ! Il est graphiste, lui. Il a sans doute les poignets musclés, mais rien de plus dans les bras que le strict minimum offert par ses pompes hebdomadaires. Voire mensuelles.
La cave, marmonne-t-il en avisant sa statuette Predator de quatre-vingt centimètres, son trophée, la prunelle de ses yeux, son premier amour d’adolescent négocié après trois mois de tonte de pelouse. Elles vont mettre son Predator à la cave. Il mériterait le cul de Cassie, pour un sacrifice pareil. Au moins un coup d’œil rapide.
— Cassie ?
— Oui ?
— Pour compenser la perte de mon Predator, je pourrais voir ton cul ?
Elle éclate de rire Décidemment, son humour fait merveille sur cette femme, constate-t-il en se laissant tomber sur son lit. Pour être honnête, il obtient parfois –souvent– l’effet inverse, mais la gent féminine s’offusque très vite, de nos jours.
— Tu souffres d’une phobie des nœuds ? Lance-t-il tout à trac.
La question est téméraire. Le short rayé s’immobilise aussitôt. Les bras cessent de tâtonner sur l’étagère du haut à la recherche d’un objet égaré, les pieds retombent à plat, même les boucles rousses semblent s’arrêter de respirer. Raph détaille ses cuisses pâles et se demande jusqu’où ça peut bien remonter, des taches de rousseur.
— Non, lâche-t-elle d’une voix coupante.
— Dans ce cas, pourquoi ta réaction face à ma sœur, tout à l’heure ?
— Quelle réaction ?
— Comme si elle te demandait d’immoler un chiot dans sa chambre d’amis.
Pas de rire, cette fois. Le sujet est grave. Ou c’est lui qui n’est plus drôle.
— Tu te fais des films, abrège-t-elle sèchement. Sa demande ne collait pas avec ce que j’avais prévu. Elle m’a prise de court.
Mais c’est qu’elle le prend réellement pour un idiot ? Par la magie d’un juron particulièrement expressif, elle daigne enfin lui faire face, posant sur lui un regard méfiant.
— Enfin Cassie, bougonne-t-il, froissé. Je te fais peur ou quoi ? J’aimerais qu’on soit amis, c’est si indécent ? Oui, d’accord, plus si affinités, mais déjà amis, ça me plairait bien. Et pour ça, il faudrait d’une, apprendre à se connaître, de deux, se faire un peu confiance.
Il écarquille les yeux, sidéré. Son innocente tirade semble avoir plongé Cassie dans un abîme de contradictions. Douleur, irritation, gêne, surprise, désespoir, un incendie se déchaîne sur les lacs émeraude, violent et incongru.
Il reste assis sur son lit, à la regarder frotter d’un index torturé la fine cicatrice blanche tout en haut de son front, cherchant comment l’empêcher de s’enfuir.
— Cassie ? Hurle soudain Sarah depuis la pièce voisine. On a fini !
Il n’a que le temps d’entamer son redressement. Elle détale en courant. Grandiose, Raph, marmonne-t-il en achevant de se relever. De la pièce voisine lui parviennent des murmures étouffés, quelques sonores éclats de rires, échos de confidences auxquelles il n’est pas convié. Sa chambre quasiment vide ne résonne que de son souffle pesant. Et il déteste ça, réalise-t-il, s’approchant de la fenêtre pour l’ouvrir en grand.
Il s’y accoude avec un grand soupir. Deux conclusions s’imposent. Tout d’abord, il y a visiblement des points sur lesquels la superbe maîtrise de Cassandra Willis n’offre aucune prise.
Ensuite, cette femme a soit une histoire compliquée, soit des nœuds dans la tête, et il va devoir ramer pour en avoir le cœur net. Dans tous les cas, ce n’est pas une coquille qu’il lui faudra percer, mais une véritable armure. Il devrait être découragé. Il n’est qu’intrigué.
Au son du moteur, il lève le nez à temps pour découvrir Emilie, descendant hâtivement d’une voiture qui n’est pas la sienne. Un vieux break vert bouteille. Il sourit, puisque comme quoi, Emilie fait des progrès. Elle tolère rarement moins qu’un coupé rutilant. Il s’étire, se penche, plisse les yeux, mais il a beau se tortiller, d’en haut et entre les arbres, impossible d’avoir un aperçu du chauffeur. Le break repart déjà.
Elles ont cogné sur les murs, caressé les poutres, Cassie a parlé de « brique, bois, ardoise, Bailey’s » et Sarah a semblé comprendre. Elles ont marché dans la Patafix et trébuché sur ses livres. Sarah a éclaté de rire devant ses figurines collector Star Wars. Outrage. Il a articulé deux ou trois « oui », un « d’accord » et des tonnes de « si vous voulez », l’affaire était faite. Il espérait Cassie près de lui durant trois jours, il a validé une semaine de travaux-surprise à effet immédiat. Bien joué, Raph. Alors la salle de bains, non ! Il a tenu bon. pas vraiment par amour de ses sanitaires, mais pour se rassurer un tantinet, après vingt minutes planté au milieu de son propre atelier comme un benêt, bras ballants et sourire vide.
Il s’écroule devant son carton vide, totalement dépassé. Il n’a jamais su faire les cartons, en plus. Des heures qu’il s’y colle et c’est déjà trop tard, on frappe à la porte, il scanne d’un regard paniqué son atelier bordélique, grogne, s’affole, la porte s’ouvre. Cassie se fige dans un juron. Sarah, puis Sylvain la percutent de plein fouet, et si Sarah tente de retenir son éclat de rire, Sylvain n’y songe même pas.
Cassie parcourt la pièce d’un regard stupéfait. Il a tout retourné sans rien empaqueter. Crayons, pinceaux, montagnes de feuilles et cartouches d’encre, torchons, masque de plongée, statuette africaine, brosse à dents ou plombs d’imprimerie jonchent le parquet. Au beau milieu de ce fouillis patiente le responsable, l’air totalement désemparé, levant sur elle un œil plein d’espoir.
— Bon sang, Raphaël…
— Pitié, grimace-t-il. Raph. Je suis nul pour faire des cartons ! J’ai mis mes vêtements dans une valise et j’ai descendu tout mon matériel informatique. Après…
Il glisse une main dans sa tignasse déjà passablement hirsute, puis tente d’empiler deux grands livres d’art sur une pile de livres de poche. La pile s’écroule. Sarah perd sa lutte acharnée, explosant de rire dans un hoquet incontrôlable.
— Désolée, articule-t-elle.
— Pas de problème, marmonne Raph. Je suis ridicule. J’en ai malheureusement conscience.
— Bon, décrète Cassie. Changement de programme. Sarah, Sylvain, occupez-vous des mesures de la chambre. Moi, on dirait bien que je vais faire des cartons et ne te réjouis pas trop vite, conseille-t-elle à Raph. Ma méthode est efficace, mais brutale. J’emballe sans états d’âmes.
Il lui faut un quart de seconde pour réaliser son erreur. Sarah s’écroule dans un râle de rire sur Sylvain qui n’a que le temps de marmonner avant de suivre l’index dressé de Cassie. Il quitte la pièce d’un pas traînant, un bras sur l’épaule de Sarah, dans un concert de gloussements sans aucune subtilité.
Cassie soupire. Son baromètre d’autorité n’a jamais été si bas, son sourire n’a plus rien de professionnel et elle va passer l’après-midi à faire les cartons. Toujours mieux, cela dit, que de se battre contre ses souvenirs.
— Raph ?
— Mmm ?
— Si ce n’est pas indiscret, ton roman, ça parle de quoi ?
A plat ventre sur le plancher pour enfouir dans un carton sa collection de porno vintage planquée sous le lit, Raph s’immobilise sans trop y croire.
Deux heures côte à côte à emballer le contenu de son atelier, et pas un pied du côté privé. Son travail, la maison, ça, Cassie veut bien en parler. Sylvain, Fabrice et Jorge, ses ouvriers bien-aimés. Maryann et sa galerie d’art à tomber, Lionel et Valérie, avec leur sélection de textiles imparables, Magali et ses incroyables luminaires, il en passe et des meilleurs. Il connait dorénavant par le menu les jeunes créateurs du coin. Mais d’elle, de sa vie privée, rien. Il ignore toujours si elle est célibataire, ne sait pas où elle a grandi et n’a manifestement, à ses yeux, aucun intérêt.
Elle a emballé des produits de beauté et une boite d’anneaux péniens vibrants sans broncher, a empilé ses ouvrages morbides en parlant de la météo et rassemblé sans un mot la collection de bijoux qu’il est en train de photographier. Alors il a beau ne pas être vraiment susceptible, il commençait à se sentir sacrément vexé.
— Ça n’a rien d’indiscret, objecte-t-il. Je ne suis pas quelqu’un de très secret, contrairement à toi, apparemment.
— Je ne suis pas…
Un silence s’installe. Raph se démet l’épaule pour atteindre un caleçon esseulé derrière les magazines, totalement incongru et terriblement douteux.
— Bref, reprend-elle. Alors ? Ce roman ?
— Une évolution du mal à travers les siècles, articule-t-il, ahanant pour attraper le caleçon.
— Rien que ça ?
Victoire ! Il enfouit à jamais le tissu poussiéreux dans le carton puis se redresse péniblement.
— Ce qui explique probablement pourquoi je suis incapable de le pondre, précise-t-il. Trop ambitieux.
Il jette un nouveau coup d’œil derrière lui. Cassie lui tourne le dos, poings sur les hanches devant le capharnaüm hétéroclite du placard, ses boucles rousses jaillissant d’un chignon piqué d’un feutre –un de ses feutres à lui, s’il identifie correctement l’empreinte de dents sur le capuchon.
Puis elle pivote pour lui faire face et Raph la voit bien en face, sa fêlure. Il la voit dans les boucles échappées dévalant aux coins de sa bouche, dans le flou de ses yeux et le frottement de sa main droite sur sa main gauche.
Cassie hésite. Elle sait bien que le jeu est risqué, que plus elle en dira, plus il en demandera. Mais zut. Impossible de bosser en silence, tout de même. Elle en a marre de se surveiller en permanence, ce type n’est pas dangereux, la menace ne vient pas de lui. Elle peut bien relâcher un tout petit peu les cordons de la censure. Juste un peu.
— D’après ce que j’ai vu, lance-t-elle, tu as simplement besoin d’être cadré. C’est ce qu’on va essayer de faire.
— Comment ?
— On ne décore pas espace de travail de la même façon qu’une chambre ou un salon. Dans ton cas, couleurs, mobilier et configuration auront pour seul but de stimuler concentration et créativité.
— Oui, mais concrètement, comment ?
Cassie se mord les lèvres. Assis sur le lit, les coudes sur les genoux, Raph la dévisage de son sourire bancal, et elle se dit que si, finalement, il est dangereux. C’est qu’elle le renverserait volontiers sur le matelas, même avec Sylvain et Sarah dans la pièce voisine, même avec l’estomac noué, même avec le poids sur ses épaules.
Le tutoiement a fait sauter une barrière psychologique dont son dépravé de cerveau avait grandement besoin, suppose-t-elle lorsqu’elle commence à s’interroger sur la taille de ses fesses dans son pantalon corail.
— Alors ? Insiste-t-il. Comment ? Raconte et arrête de me regarder comme ça en te mordillant les lèvres, ou je te garantis que ta vertu va en prendre un coup.
Elle hausse un sourcil narquois, mais Raph se demande, sous son masque impassible, s’il ne vient pas d’entrapercevoir une étincelle d’hésitation. Quoiqu’il en soit, elle libère ses lèvres et un sourire par la même occasion.
— On va organiser, déclare-t-elle, c’est tout. Jusqu’à maintenant, ton atelier hésitait entre bordel organisé et salle de jeux.
C’est vrai. Mais elle a esquivé la question. Lui arrive-t-il, au moins une fois de temps en temps, de répondre franchement ? Raph scotche son carton, vaguement vexé.
— Tu devrais l’étiqueter, conseille sobrement Cassie. Ce serait dommage que j’ouvre celui-là par inadvertance en voulant remeubler un peu ta chambre.
— Une semaine, hein ? Demande-t-il, inscrivant aussitôt « Chambre. Personnel. Ne pas ouvrir » sur la surface brune. Ça fait quoi, lundi, mardi ?
— Dimanche, si tu me laisses travailler ce week-end. Ta sœur n’en sera pas ravie, mais je peux faire en sorte de rester cloîtrée ici.
— Elle n’est pas là ce week-end.
— Parfait ! Alors dimanche.
Cassie seule avec lui dans la maison tout un week-end. Il s’empare joyeusement d’un nouveau carton pour y déverser le contenu de sa table de nuit. Tiens, sa calculette.
— Non ! A part, les produits de beauté !
— Produit de beauté ? Marmonne-t-il devant son déodorant hyper masculin censé faire tomber les filles comme des mouches.
— Un carton pour les livres, un autre pour les produits de b… de toilette, explique-t-elle avec un sourire avant de plonger dans le placard. Et maintenant, parle-moi de ton roman.
Voilà qu’elle s’intéresse à son roman. Comme quoi son plan de conquête est, et a toujours été, un excellent plan.
— Je veux étudier les différentes formes du mal à travers les siècles, explique-t-il. L’évolution du meurtre parallèle à l’évolution de la vie. Les crimes, les guerres, les génocides, en rapport avec les innovations techniques, les révolutions industrielles, les nouvelles méthodes d’investigation. Le meurtre garde la même violence brute, bestiale, mais tout ce qui l’entoure évolue et l’impacte. Pourquoi ? Comment ? Qu’est-ce-qu’on peut en tirer, est-ce-qu’il y a quelque chose à en tirer ?
Que fait son vieux Polaroïd dans sa table de nuit ?
— Et pourquoi le mal ? Insiste Cassie.
— Qui n’est pas fasciné par tout ça ? Mais c’est aussi et surtout un exutoire à la mort de mes parents.
Est-elle au courant, pour ses parents ? Elle ne dit rien. Il pivote discrètement, à genoux sur le parquet. Et constate que la très efficace Cassie a cessé tout empaquetage pour le détailler les bras croisés, appuyée contre le chambranle du placard, faisant tourner à toute allure une bague à sa main gauche. Un instant sincère avec Cassie, les yeux dans les yeux, sans dérobade, et tout ça durant dix bonnes secondes. C’est à peine s’il ose respirer.
— Ça a l’air passionnant, murmure-t-elle finalement. Tu es plein de surprises.
— Merci.
Raph grimace un sourire tout en s’ébouriffant les cheveux, et Cassie se détourne pour replonger dans le placard. Hors de question qu’elle l’interroge sur ses parents. Trop personnel, et le retour de la question n’est pas souhaitable.
— C’est pour ça que ta bibliothèque est pleine de livres étranges ? Hésite-t-elle en fourrant des balles de tennis et un lion en peluche pelé dans le carton. Biographie de tueurs en série, analyses psychologiques, traités de barbarie et autres tortures ?
— Oui. Je m’étonnais que tu ne fasses pas de commentaires. J’en arrivais à croire que rien ne pouvait te surprendre.
Cassie grimace. Loin, très loin de la vérité.
— Ça ne me regarde pas, décrète-t-elle sans se retourner.
— Pas d’accord. Rapports humains, interactions sociales, plaisir d’échanger, ça te dit quelque chose ?
— Non. Trop risqué.
— Quoi ?
— Rien.
Et voilà pourquoi elle évite les conversations personnelles. Elle sent le regard bleu ardoise peser sur son dos et tire du placard une couverture Mickey, le souffle court, résolue à ne plus piper mot.
Raph patiente un instant, puis comprenant qu’il n’en saura pas plus, prend le temps de tirer la table de nuit jusqu’au couloir avec un soupir. Nom de dieu, il est moulu ! Il est graphiste, lui. Il a sans doute les poignets musclés, mais rien de plus dans les bras que le strict minimum offert par ses pompes hebdomadaires. Voire mensuelles.
La cave, marmonne-t-il en avisant sa statuette Predator de quatre-vingt centimètres, son trophée, la prunelle de ses yeux, son premier amour d’adolescent négocié après trois mois de tonte de pelouse. Elles vont mettre son Predator à la cave. Il mériterait le cul de Cassie, pour un sacrifice pareil. Au moins un coup d’œil rapide.
— Cassie ?
— Oui ?
— Pour compenser la perte de mon Predator, je pourrais voir ton cul ?
Elle éclate de rire Décidemment, son humour fait merveille sur cette femme, constate-t-il en se laissant tomber sur son lit. Pour être honnête, il obtient parfois –souvent– l’effet inverse, mais la gent féminine s’offusque très vite, de nos jours.
— Tu souffres d’une phobie des nœuds ? Lance-t-il tout à trac.
La question est téméraire. Le short rayé s’immobilise aussitôt. Les bras cessent de tâtonner sur l’étagère du haut à la recherche d’un objet égaré, les pieds retombent à plat, même les boucles rousses semblent s’arrêter de respirer. Raph détaille ses cuisses pâles et se demande jusqu’où ça peut bien remonter, des taches de rousseur.
— Non, lâche-t-elle d’une voix coupante.
— Dans ce cas, pourquoi ta réaction face à ma sœur, tout à l’heure ?
— Quelle réaction ?
— Comme si elle te demandait d’immoler un chiot dans sa chambre d’amis.
Pas de rire, cette fois. Le sujet est grave. Ou c’est lui qui n’est plus drôle.
— Tu te fais des films, abrège-t-elle sèchement. Sa demande ne collait pas avec ce que j’avais prévu. Elle m’a prise de court.
Mais c’est qu’elle le prend réellement pour un idiot ? Par la magie d’un juron particulièrement expressif, elle daigne enfin lui faire face, posant sur lui un regard méfiant.
— Enfin Cassie, bougonne-t-il, froissé. Je te fais peur ou quoi ? J’aimerais qu’on soit amis, c’est si indécent ? Oui, d’accord, plus si affinités, mais déjà amis, ça me plairait bien. Et pour ça, il faudrait d’une, apprendre à se connaître, de deux, se faire un peu confiance.
Il écarquille les yeux, sidéré. Son innocente tirade semble avoir plongé Cassie dans un abîme de contradictions. Douleur, irritation, gêne, surprise, désespoir, un incendie se déchaîne sur les lacs émeraude, violent et incongru.
Il reste assis sur son lit, à la regarder frotter d’un index torturé la fine cicatrice blanche tout en haut de son front, cherchant comment l’empêcher de s’enfuir.
— Cassie ? Hurle soudain Sarah depuis la pièce voisine. On a fini !
Il n’a que le temps d’entamer son redressement. Elle détale en courant. Grandiose, Raph, marmonne-t-il en achevant de se relever. De la pièce voisine lui parviennent des murmures étouffés, quelques sonores éclats de rires, échos de confidences auxquelles il n’est pas convié. Sa chambre quasiment vide ne résonne que de son souffle pesant. Et il déteste ça, réalise-t-il, s’approchant de la fenêtre pour l’ouvrir en grand.
Il s’y accoude avec un grand soupir. Deux conclusions s’imposent. Tout d’abord, il y a visiblement des points sur lesquels la superbe maîtrise de Cassandra Willis n’offre aucune prise.
Ensuite, cette femme a soit une histoire compliquée, soit des nœuds dans la tête, et il va devoir ramer pour en avoir le cœur net. Dans tous les cas, ce n’est pas une coquille qu’il lui faudra percer, mais une véritable armure. Il devrait être découragé. Il n’est qu’intrigué.
Au son du moteur, il lève le nez à temps pour découvrir Emilie, descendant hâtivement d’une voiture qui n’est pas la sienne. Un vieux break vert bouteille. Il sourit, puisque comme quoi, Emilie fait des progrès. Elle tolère rarement moins qu’un coupé rutilant. Il s’étire, se penche, plisse les yeux, mais il a beau se tortiller, d’en haut et entre les arbres, impossible d’avoir un aperçu du chauffeur. Le break repart déjà.