28
— Non, sérieusement ? Vrai de vrai ?
— Sérieusement, s’esclaffe Philippe.
— Plutôt style classeur ou bibliothèque ?
— Plutôt bibliothèque.
Raph hoche la tête, excité comme un gamin. Trouver un interlocuteur prêt à se lancer dans une vraie joute verbale comme on n’en fait plus, avec profondeur et légèreté, c’est déjà rare. En trouver un au passé d’inspecteur ayant accumulé quarante ans d’archives et offrant un accès libre à un jeune graphiste ambitieux, totalement inespéré.
— Par le plus grand des hasards, hasarde-t-il tout en tambourinant d’impatience sur la table, tu n’aurais pas envie qu’on y jette un minuscule coup d’œil dès maintenant ?
Philippe lui décoche un sourire amusé, déjà debout.
— J’ai cru que tu ne le demanderais jamais.
Avec des mines de conspirateurs, ils quittent la table à la hâte et traversent le salon, où Raph note distraitement la présence de Zoé, blottie dans le canapé avec un livre, Slash lui ronflant sur les orteils. Il ralentit. Hésite. Il va passer pour un ringard possessif, protecteur et paranoïaque.
— Zoé ?
— Mmm ?
— Où est Cassie ?
— Dans le jardin, je suppose.
— Seule ?
Zoé pose son livre, le considérant avec indulgence.
— Ne t’inquiète pas, il y a des grilles partout. Elle s’est endormie dans l’herbe, et elle avait l’air tellement bien que je n’ai pas eu le courage de la réveiller.
— Où ?
— Là-bas, derrière les arbres, au pied de… Raph ?
Il est déjà parti. En courant, il traverse la terrasse, la pelouse en demi-lune, s’engouffre entre les arbres et pile net trois cent mètres plus loin, sans prêter attention au souffle anarchique de Philippe qui freine derrière lui. Trop tard.
— Bon sang, peste-t-il entre ses dents.
Face à eux, assise au pied d’un énorme chêne, Cassie ne dort pas. Or à la pâleur maladive de ses joues et ses pupilles dilatées, elle n’a pas été réveillée par le chant des oiseaux, suppose Raph, se laissant tomber à genoux dans l’herbe.
— Cassie ? Murmure-t-il, prenant garde à ne pas la toucher. Ça va ?
Parce que si ça va, ça ne se voit vraiment pas. La respiration erratique et les bras compulsivement serrés autour de ses jambes repliées, elle le dévisage de son regard flou, réfugiée en elle-même.
— Oui, siffle-t-elle finalement. Ça va. C’est ma faute. Je ne pensais pas m’endormir.
— Est-ce-que l’un de vous deux pourrait m’expliquer ce qui se passe ? Ordonne subitement Philippe, s’agenouillant à son tour pour poser un bras sur les épaules de Cassie.
Raph serre les dents. Il a le savoir honteux, impossible de réfréner l’élan de jalousie se répercutant jusque dans sa mâchoire. A geste égal, lui, elle le repousserait. Il se maudit, la maudit, les maudit tous, puis réendosse à contrecœur son costume d’adulte.
— Cassie est capable de bloquer ses pensées pour empêcher le… l’autre de lui parler. Sauf quand elle dort, où seule une présence extérieure semble faire office de bouclier.
— Vous auriez dû nous le dire ! S’exclame Philippe en frottant doucement l’épaule de Cassie. Il t’a parlé ? Tu es sûre que ça va ? Tu trembles comme une feuille.
Cassie hoche machinalement la tête. Oui, ça ira. Ou pas. Elle presque autant sous le choc que furieuse contre elle-même, en fait. Croisant le regard de Raph, elle note avec une pointe de surprise qu’il abrite la même lueur belliqueuse que celui de Philippe. Ces deux hommes seraient donc prêts à se battre pour elle ? Quelle drôle d’idée. Elle se redresse lentement, heureuse de sentir la main ferme de Raph se poser dans le creux de sa taille, étonnée d’en être heureuse.
— Tu trembles toujours, constate-t-il.
— Ça va. C’est juste… quand je dors, je suis totalement exposée. Il n’y a pas la barrière de la logique, de la raison, rien qu’une terreur instinctive sitôt que j’entends sa voix. Et j’ai un mal fou à m’en dépêtrer.
— Qu’est-ce-qu’il t’a dit ?
Elle se met en marche lentement, concentrée sur le simple fait de poser un pied devant l’autre.
— Il est en colère.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il ne peut pas me parler, et que… bon.
Se demandant vaguement comment de simples mots peuvent s’imprimer à ce point dans sa mémoire, elle se plonge dans le vert de la pelouse et récite.
-- « Cassandra, Cassandra, Cassandra… je te surprends encore une fois, et mieux vaudrait pour toi que ce soit la dernière. Je ne veux plus jamais me heurter à tes verrous, tu m’entends ? Si tu refuses d’obéir, je trouverai un autre moyen de communiquer, un moyen beaucoup plus pénible, je te le promets. Tu crois peut-être que parce que tu es enfin capable de contrôler ton esprit, tu es capable de me résister ? Pauvre folle. Tu n’es qu’une femme, Cassandra. Une femme faible, comme toutes les autres, incapable de garder les cuisses fermées. Verrouillée ou pas, j’entrerai et je m’installerai. Tu feras ce que je te demanderai, tu t’offriras quand je le voudrai, tu te débattras, tu supplieras, tu pleureras, tu hurleras, tu cesseras de respirer quand je le déciderai ! Tu m’entends, Cassandra ? Quand je le déciderai, moi ! Tu ma propriété, sale garce, à moi, pas… » C’est là que je me suis réveillée.
Philippe laisse échapper un juron, Raph ne dit rien. Seule la raideur de sa main renseigne Cassie sur la rage qui le consume.
— C’est la première fois que je l’entends crier, murmure-t-elle. Parfois, je me dis que si je le laissais parler, j’en apprendrai peut-être plus.
— Plus que tu ne pourrais en supporter, grince Raph.
— Oui, mais je me demande…
— Assieds-toi, lui intime Philippe une fois sur la terrasse.
Elle se laisse tomber sur une chaise tandis qu’il disparait à l’intérieur de la cuisine.
— Un de plus, marmonne-t-elle.
— Quoi ? Soupire Raph, se posant sur la chaise voisine.
— Un de plus qui dormira mal cette nuit à cause de moi. Il va se laisser dévorer par son inquiétude, parce que je…
— Tais-toi.
Cassie pivote vers lui, interdite.
— Bon dieu, Cassie !
Il se passe les deux mains dans les cheveux, inspire profondément, manifestement sans grand effet. Cassie écarquille les yeux, de plus en plus perplexe. Raph est clairement furieux, pire, sa colère est dirigée contre elle, et honnêtement, elle n’y comprend rien.
Raph tente une nouvelle fois d’inspirer pour se calmer, sans plus du succès. Il a trop peur, trop mal, il se sent trop inutile. Il se lève d’un bond, renversant bruyamment sa chaise au passage, et perd le contrôle.
— Tu ne peux pas empêcher les gens de t’aimer, merde ! D’abord, qui es-tu pour vouloir contrôler les sentiments des autres, en plus des tiens ? Et pour quoi faire ? Qu’est-ce-que tu y gagnes ?! Répète-t-il. Sous prétexte de nous protéger, tu ne penses qu’à toi ! Toi, coupable de tout, responsable de tout le monde, sans jamais faire attention à ce qui nous fait vraiment souffrir, et tu sais ce que c’est, ça, Cassie ? C’est de devoir faire attention à ne pas te brusquer, de peur que tu partes en courant. De devoir t’écouter parler de ce salopard avec détachement, comme si ce qui t’arrivait n’avait pas d’importance. Ça en a pour nous, bon sang ! Qu’est-ce-qui est si difficile à comprendre là-dedans ? Que c’est vexant, quand tu nous ignores ? Que ça nous rend malades de te trouver livide et tremblante, et de ne pas pouvoir te serrer contre nous ? Mais tu n’avais qu’à être une poufiasse infréquentable, aussi !
Il se penche subitement sur elle pour l’obliger à croiser son regard, une main de chaque côté de son visage.
— Moi, siffle-t-il, ça me déchire et je me fous que tu ne veuilles pas l’entendre. Tu veux me larguer pour me mettre à l’abri ? Vas-y ! Si tu crois que ça m’empêchera de te coller aux basques ou de continuer mes recherches, tu te fourres le doigt dans l’œil. Mais si tu prends, tu donnes, et si tu me gardes, je veux plus, ajoute-t-il en la relâchant.
L’élan retombe comme il est monté. Raph s’éloigne et s’adosse au mur de crépi sans la lâcher des yeux.
— Je veux que tu me regardes quand tu racontes tes cauchemars au lieu de t’enfuir dans un quelconque morceau de décor, reprend-il avec lassitude. Que tu admettes ce que tu sais déjà, que toi et moi, c’est quelque chose. Que tu te comptes juste un peu sur moi au lieu de ne te fier qu’à toi-même. On est là, Cassie ! Regarde autour de toi ! Pourquoi je ne pourrais pas te consoler, au lieu de te regarder caresser l’alliance d’un autre ?
Cassie suspend immédiatement son geste, et Raph lâche un soupir résigné. La balle est dans son camp.
Regrettant de ne pas avoir de poches, Cassie croise les mains dans son dos et cherche quelque chose à répondre, n’importe quoi qui lui permette d’esquiver. Mais la lueur palpitante émanant de Raph rend la dérobade impossible. Sa couleur vibre, pulse contre ses tempes, oblitérant tous les mensonges. Il souffre. Et pour la première fois, Cassie n’envisage pas d’autre option que de faire face.
— Ecoute, je… je n’ai jamais voulu te blesser. Ni toi, ni personne. Je n’ai rien voulu de tout ça. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je ne voulais pas…
— Je sais, la coupe-t-il avec un rictus amer. Merci de souligner une fois de plus à quel point tu regrettes ma présence. Seules mes compétences au pieu me valent un passe-droit, tu le répètes assez souvent.
Cassie ouvre la bouche, estomaquée par les assauts bleutés. Ressentir la souffrance d’un autre, elle a l’habitude. En être la cause ne lui était jamais arrivé.
— Vingt euros qu’elle ne cède pas, chuchote Zoé, plaquée derrière le réfrigérateur.
— Tenu, répond Sarah sur le même ton. Elle ne le sait pas, mais elle a trouvé plus fort qu’elle.
— Quand même, souffle Muriel. Il n’y va pas de main morte.
— Il dit ce qui doit être dit, objecte Philippe, et arrête de me pousser. Il est temps qu’elle l’entende.
— Mais si…
— J’espère qu’ils vont se dépêcher, intervient Julie, retenant à deux mains le collier d’un Slash ruant en direction de la terrasse. Ce chien a une force phénoménale !
— C’est pas un chien, corrige Zoé. C’est un bœuf.
— Bon, je tiens le pari, murmure Philippe. Je dis qu’elle cède.
— Philippe ! S’indigne Muriel.
— Vous êtes à deux contre moi, grogne Zoé.
— Trois, ajoute Julie. Je tiens aussi.
— Chut, Siffle Sarah. Elle est debout ! Prépare la monnaie, sœurette.
Raph attend. Un tantinet stressé, tout de même, parce qu’il sait qu’il est allé loin. Face à lui, le regard si perdu qu’il s’en voudrait presque, Cassie se mord les lèvres. Puis elle se lève.
— Raph, murmure-t-elle, manifestement terrassée par l’embarras. Je n’ai pas… je ne regrette pas, ajoute-t-elle dans un souffle. Je… je ne sais pas gérer ça, c’est tout…
Raph manque s’en décrocher la mâchoire. Il n’espérait pas une reddition aussi rapide, aussi entière –entière pour une Cassie Willis, du moins, d’ailleurs c’est à peine s’il espérait une reddition.
Qu’elle est loin, l’image de la Cassie inébranlable… la nouvelle Cassie trépigne d’une jambe sur l’autre, les mains dans le dos et les joues rouges, le surveillant par en-dessous, et c’est tant mieux. Si la première image a attisé sa curiosité, celle qu’il découvre à présent le met à genoux.
— Tu viens de me consoler, sourit-il doucement, histoire de ne pas effrayer ce drôle d’animal farouche. C’est tout ce que je te demande, tu sais, de te laisser aller, une fois de temps en temps. C’est si pénible que ça ?
— Abominable. Et tu ne m’aides pas, avec ta couleur.
— Ma couleur ?
— Tu débordes, marmonne-t-elle.
— Trop pour un câlin ?
— Nan.
Puisqu’elle ne bouge pas d’un pouce, il en déduit qu’elle a déjà dépassé son quota de pas en avant pour aujourd’hui. Sans broncher, il s’approche en deux pas, l’enferme contre son torse et retire la cuillère plantée dans son chignon pour plonger le nez dans ses boucles.
— Je ne veux pas te faire souffrir, soupire-t-elle dans sa chemise. Et je ne veux pas que tu t’inquiètes pour moi.
— Cassie, c’est comme ça que ça marche. Vis avec ou fais-toi cryogéniser. Quoi ? Demande-t-il lorsqu’elle éclate de rire.
— Sarah m’a dit la même chose.
Raph lui relève le menton du bout des doigts. Non qu’il ait la moindre illusion quant à l’intimité dont ils disposent, mais certains besoins primitifs appellent une conclusion immédiate.
— Sérieusement, s’esclaffe Philippe.
— Plutôt style classeur ou bibliothèque ?
— Plutôt bibliothèque.
Raph hoche la tête, excité comme un gamin. Trouver un interlocuteur prêt à se lancer dans une vraie joute verbale comme on n’en fait plus, avec profondeur et légèreté, c’est déjà rare. En trouver un au passé d’inspecteur ayant accumulé quarante ans d’archives et offrant un accès libre à un jeune graphiste ambitieux, totalement inespéré.
— Par le plus grand des hasards, hasarde-t-il tout en tambourinant d’impatience sur la table, tu n’aurais pas envie qu’on y jette un minuscule coup d’œil dès maintenant ?
Philippe lui décoche un sourire amusé, déjà debout.
— J’ai cru que tu ne le demanderais jamais.
Avec des mines de conspirateurs, ils quittent la table à la hâte et traversent le salon, où Raph note distraitement la présence de Zoé, blottie dans le canapé avec un livre, Slash lui ronflant sur les orteils. Il ralentit. Hésite. Il va passer pour un ringard possessif, protecteur et paranoïaque.
— Zoé ?
— Mmm ?
— Où est Cassie ?
— Dans le jardin, je suppose.
— Seule ?
Zoé pose son livre, le considérant avec indulgence.
— Ne t’inquiète pas, il y a des grilles partout. Elle s’est endormie dans l’herbe, et elle avait l’air tellement bien que je n’ai pas eu le courage de la réveiller.
— Où ?
— Là-bas, derrière les arbres, au pied de… Raph ?
Il est déjà parti. En courant, il traverse la terrasse, la pelouse en demi-lune, s’engouffre entre les arbres et pile net trois cent mètres plus loin, sans prêter attention au souffle anarchique de Philippe qui freine derrière lui. Trop tard.
— Bon sang, peste-t-il entre ses dents.
Face à eux, assise au pied d’un énorme chêne, Cassie ne dort pas. Or à la pâleur maladive de ses joues et ses pupilles dilatées, elle n’a pas été réveillée par le chant des oiseaux, suppose Raph, se laissant tomber à genoux dans l’herbe.
— Cassie ? Murmure-t-il, prenant garde à ne pas la toucher. Ça va ?
Parce que si ça va, ça ne se voit vraiment pas. La respiration erratique et les bras compulsivement serrés autour de ses jambes repliées, elle le dévisage de son regard flou, réfugiée en elle-même.
— Oui, siffle-t-elle finalement. Ça va. C’est ma faute. Je ne pensais pas m’endormir.
— Est-ce-que l’un de vous deux pourrait m’expliquer ce qui se passe ? Ordonne subitement Philippe, s’agenouillant à son tour pour poser un bras sur les épaules de Cassie.
Raph serre les dents. Il a le savoir honteux, impossible de réfréner l’élan de jalousie se répercutant jusque dans sa mâchoire. A geste égal, lui, elle le repousserait. Il se maudit, la maudit, les maudit tous, puis réendosse à contrecœur son costume d’adulte.
— Cassie est capable de bloquer ses pensées pour empêcher le… l’autre de lui parler. Sauf quand elle dort, où seule une présence extérieure semble faire office de bouclier.
— Vous auriez dû nous le dire ! S’exclame Philippe en frottant doucement l’épaule de Cassie. Il t’a parlé ? Tu es sûre que ça va ? Tu trembles comme une feuille.
Cassie hoche machinalement la tête. Oui, ça ira. Ou pas. Elle presque autant sous le choc que furieuse contre elle-même, en fait. Croisant le regard de Raph, elle note avec une pointe de surprise qu’il abrite la même lueur belliqueuse que celui de Philippe. Ces deux hommes seraient donc prêts à se battre pour elle ? Quelle drôle d’idée. Elle se redresse lentement, heureuse de sentir la main ferme de Raph se poser dans le creux de sa taille, étonnée d’en être heureuse.
— Tu trembles toujours, constate-t-il.
— Ça va. C’est juste… quand je dors, je suis totalement exposée. Il n’y a pas la barrière de la logique, de la raison, rien qu’une terreur instinctive sitôt que j’entends sa voix. Et j’ai un mal fou à m’en dépêtrer.
— Qu’est-ce-qu’il t’a dit ?
Elle se met en marche lentement, concentrée sur le simple fait de poser un pied devant l’autre.
— Il est en colère.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il ne peut pas me parler, et que… bon.
Se demandant vaguement comment de simples mots peuvent s’imprimer à ce point dans sa mémoire, elle se plonge dans le vert de la pelouse et récite.
-- « Cassandra, Cassandra, Cassandra… je te surprends encore une fois, et mieux vaudrait pour toi que ce soit la dernière. Je ne veux plus jamais me heurter à tes verrous, tu m’entends ? Si tu refuses d’obéir, je trouverai un autre moyen de communiquer, un moyen beaucoup plus pénible, je te le promets. Tu crois peut-être que parce que tu es enfin capable de contrôler ton esprit, tu es capable de me résister ? Pauvre folle. Tu n’es qu’une femme, Cassandra. Une femme faible, comme toutes les autres, incapable de garder les cuisses fermées. Verrouillée ou pas, j’entrerai et je m’installerai. Tu feras ce que je te demanderai, tu t’offriras quand je le voudrai, tu te débattras, tu supplieras, tu pleureras, tu hurleras, tu cesseras de respirer quand je le déciderai ! Tu m’entends, Cassandra ? Quand je le déciderai, moi ! Tu ma propriété, sale garce, à moi, pas… » C’est là que je me suis réveillée.
Philippe laisse échapper un juron, Raph ne dit rien. Seule la raideur de sa main renseigne Cassie sur la rage qui le consume.
— C’est la première fois que je l’entends crier, murmure-t-elle. Parfois, je me dis que si je le laissais parler, j’en apprendrai peut-être plus.
— Plus que tu ne pourrais en supporter, grince Raph.
— Oui, mais je me demande…
— Assieds-toi, lui intime Philippe une fois sur la terrasse.
Elle se laisse tomber sur une chaise tandis qu’il disparait à l’intérieur de la cuisine.
— Un de plus, marmonne-t-elle.
— Quoi ? Soupire Raph, se posant sur la chaise voisine.
— Un de plus qui dormira mal cette nuit à cause de moi. Il va se laisser dévorer par son inquiétude, parce que je…
— Tais-toi.
Cassie pivote vers lui, interdite.
— Bon dieu, Cassie !
Il se passe les deux mains dans les cheveux, inspire profondément, manifestement sans grand effet. Cassie écarquille les yeux, de plus en plus perplexe. Raph est clairement furieux, pire, sa colère est dirigée contre elle, et honnêtement, elle n’y comprend rien.
Raph tente une nouvelle fois d’inspirer pour se calmer, sans plus du succès. Il a trop peur, trop mal, il se sent trop inutile. Il se lève d’un bond, renversant bruyamment sa chaise au passage, et perd le contrôle.
— Tu ne peux pas empêcher les gens de t’aimer, merde ! D’abord, qui es-tu pour vouloir contrôler les sentiments des autres, en plus des tiens ? Et pour quoi faire ? Qu’est-ce-que tu y gagnes ?! Répète-t-il. Sous prétexte de nous protéger, tu ne penses qu’à toi ! Toi, coupable de tout, responsable de tout le monde, sans jamais faire attention à ce qui nous fait vraiment souffrir, et tu sais ce que c’est, ça, Cassie ? C’est de devoir faire attention à ne pas te brusquer, de peur que tu partes en courant. De devoir t’écouter parler de ce salopard avec détachement, comme si ce qui t’arrivait n’avait pas d’importance. Ça en a pour nous, bon sang ! Qu’est-ce-qui est si difficile à comprendre là-dedans ? Que c’est vexant, quand tu nous ignores ? Que ça nous rend malades de te trouver livide et tremblante, et de ne pas pouvoir te serrer contre nous ? Mais tu n’avais qu’à être une poufiasse infréquentable, aussi !
Il se penche subitement sur elle pour l’obliger à croiser son regard, une main de chaque côté de son visage.
— Moi, siffle-t-il, ça me déchire et je me fous que tu ne veuilles pas l’entendre. Tu veux me larguer pour me mettre à l’abri ? Vas-y ! Si tu crois que ça m’empêchera de te coller aux basques ou de continuer mes recherches, tu te fourres le doigt dans l’œil. Mais si tu prends, tu donnes, et si tu me gardes, je veux plus, ajoute-t-il en la relâchant.
L’élan retombe comme il est monté. Raph s’éloigne et s’adosse au mur de crépi sans la lâcher des yeux.
— Je veux que tu me regardes quand tu racontes tes cauchemars au lieu de t’enfuir dans un quelconque morceau de décor, reprend-il avec lassitude. Que tu admettes ce que tu sais déjà, que toi et moi, c’est quelque chose. Que tu te comptes juste un peu sur moi au lieu de ne te fier qu’à toi-même. On est là, Cassie ! Regarde autour de toi ! Pourquoi je ne pourrais pas te consoler, au lieu de te regarder caresser l’alliance d’un autre ?
Cassie suspend immédiatement son geste, et Raph lâche un soupir résigné. La balle est dans son camp.
Regrettant de ne pas avoir de poches, Cassie croise les mains dans son dos et cherche quelque chose à répondre, n’importe quoi qui lui permette d’esquiver. Mais la lueur palpitante émanant de Raph rend la dérobade impossible. Sa couleur vibre, pulse contre ses tempes, oblitérant tous les mensonges. Il souffre. Et pour la première fois, Cassie n’envisage pas d’autre option que de faire face.
— Ecoute, je… je n’ai jamais voulu te blesser. Ni toi, ni personne. Je n’ai rien voulu de tout ça. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je ne voulais pas…
— Je sais, la coupe-t-il avec un rictus amer. Merci de souligner une fois de plus à quel point tu regrettes ma présence. Seules mes compétences au pieu me valent un passe-droit, tu le répètes assez souvent.
Cassie ouvre la bouche, estomaquée par les assauts bleutés. Ressentir la souffrance d’un autre, elle a l’habitude. En être la cause ne lui était jamais arrivé.
— Vingt euros qu’elle ne cède pas, chuchote Zoé, plaquée derrière le réfrigérateur.
— Tenu, répond Sarah sur le même ton. Elle ne le sait pas, mais elle a trouvé plus fort qu’elle.
— Quand même, souffle Muriel. Il n’y va pas de main morte.
— Il dit ce qui doit être dit, objecte Philippe, et arrête de me pousser. Il est temps qu’elle l’entende.
— Mais si…
— J’espère qu’ils vont se dépêcher, intervient Julie, retenant à deux mains le collier d’un Slash ruant en direction de la terrasse. Ce chien a une force phénoménale !
— C’est pas un chien, corrige Zoé. C’est un bœuf.
— Bon, je tiens le pari, murmure Philippe. Je dis qu’elle cède.
— Philippe ! S’indigne Muriel.
— Vous êtes à deux contre moi, grogne Zoé.
— Trois, ajoute Julie. Je tiens aussi.
— Chut, Siffle Sarah. Elle est debout ! Prépare la monnaie, sœurette.
Raph attend. Un tantinet stressé, tout de même, parce qu’il sait qu’il est allé loin. Face à lui, le regard si perdu qu’il s’en voudrait presque, Cassie se mord les lèvres. Puis elle se lève.
— Raph, murmure-t-elle, manifestement terrassée par l’embarras. Je n’ai pas… je ne regrette pas, ajoute-t-elle dans un souffle. Je… je ne sais pas gérer ça, c’est tout…
Raph manque s’en décrocher la mâchoire. Il n’espérait pas une reddition aussi rapide, aussi entière –entière pour une Cassie Willis, du moins, d’ailleurs c’est à peine s’il espérait une reddition.
Qu’elle est loin, l’image de la Cassie inébranlable… la nouvelle Cassie trépigne d’une jambe sur l’autre, les mains dans le dos et les joues rouges, le surveillant par en-dessous, et c’est tant mieux. Si la première image a attisé sa curiosité, celle qu’il découvre à présent le met à genoux.
— Tu viens de me consoler, sourit-il doucement, histoire de ne pas effrayer ce drôle d’animal farouche. C’est tout ce que je te demande, tu sais, de te laisser aller, une fois de temps en temps. C’est si pénible que ça ?
— Abominable. Et tu ne m’aides pas, avec ta couleur.
— Ma couleur ?
— Tu débordes, marmonne-t-elle.
— Trop pour un câlin ?
— Nan.
Puisqu’elle ne bouge pas d’un pouce, il en déduit qu’elle a déjà dépassé son quota de pas en avant pour aujourd’hui. Sans broncher, il s’approche en deux pas, l’enferme contre son torse et retire la cuillère plantée dans son chignon pour plonger le nez dans ses boucles.
— Je ne veux pas te faire souffrir, soupire-t-elle dans sa chemise. Et je ne veux pas que tu t’inquiètes pour moi.
— Cassie, c’est comme ça que ça marche. Vis avec ou fais-toi cryogéniser. Quoi ? Demande-t-il lorsqu’elle éclate de rire.
— Sarah m’a dit la même chose.
Raph lui relève le menton du bout des doigts. Non qu’il ait la moindre illusion quant à l’intimité dont ils disposent, mais certains besoins primitifs appellent une conclusion immédiate.