27
Deux nuits consécutives, pour Cassie Willis, c’est délirant. Si Raph a certes le mérite de ne pas ronfler, elle commence à connaître sa vie, son passé, ses envies, ses habitudes et ça fait drôle. Quant à s’incruster dans sa vie au point de venir déjeuner chez les parents de Sarah, et pire, de les y emmener au volant de sa voiture, à elle…
Elle pousse un soupir résigné, caressant des yeux les avant-bras ciselés qui prolongent le volant. Elle n’a jamais cru au bonheur parfait. Plutôt à des instants de grâce, à des moments qu’on attrape au vol. Parfois plus, souvent moins, certes étrangement plus en ce moment et ce, en dépit de l’ombre menaçante planant sur sa vie. De là à en déduire que Raph en est responsable, subsiste un gouffre. Ou un sillon. Dans tous les cas, un qu’elle ne souhaite pas franchir.
Oui, peut-être, sans lui, ne se serait-elle pas plongée dans des dossiers vieux de huit ans, acte bizarrement libérateur, comme si le fait de soulever le couvercle avait relâché la pression s’accumulant à son insu. Peut-être n’aurait-elle pas parlé de la chevalière aussi vite, à autant de gens.
Peut-être la discussion du dîner n’aurait-elle pas roulé sur les teintures capillaires, poignets entaillés et drogues indétectables en un échange de vannes incessant Prigent-De Forest. Peut-être aurait-elle un peu moins ri et un peu moins bien dormi. Peut-être ce type lui fait-il du bien, beaucoup de bien partout, et sans doute est-ce l’unique raison pour laquelle elle tolère son envahissante présence. Celle-ci, et son incapacité à s’en défaire.
— Je te plais ?
Cassie s’empresse de détourner le regard. Elle se contente d’un vague grognement.
— Je vais prendre ça pour un oui, ricane-t-il. Tu es toujours en train de ruminer ma présence ? Encore du mal à admettre à quel point je te remplis de bonheur ?
Et voilà qu’elle sourit comme une cruche. Elle croise les bras et se rencogne résolument contre la portière, se concentrant sur son écharde alors qu’ils franchissent le portail. Les visites chez Philippe et Muriel lui font toujours le même effet.
Un infime pincement, toujours à l’improviste, fugitif comme un battement de cil et pointu comme une épingle. Une pensée fugace, un « Maman aurait fait la même chose », ou « Daddy aurait adoré », et fini. Lui rappelant que ses parents sont bien là, incrustés quelque part dans sa chair, et qu’accepter l’affection de Philippe et Muriel n’y change rien.
— On est arrivés, murmure Raph, glissant sur son genou une main à effet cataplasme. Ça ira ?
Cassie sourit. Quand Raphaël De Forest ne formule pas crûment les faits, il dit les choses sans les dire. Sa présence s’apparente à un bruissement d’ailes. Très bordélique, mais un bruissement d’ailes tout de même.
— Cassie ! Tu veux déjeuner dans la voiture ?
La voix de Sarah, elle, n’a rien d’un bruissement, et Cassie s’arrache au regard ardoise sur un hochement de tête rassurant. Non, ça n’ira pas, mais il est hors de question qu’elle le dise.
A peine a-t-elle posé un pied sur le sol que le battant de la porte d’entrée ricoche contre le mur. Philippe se précipite sur sa fille, Muriel accueille Julie à bras ouverts avant de s’abattre sur Cassie, et l’énorme terre-neuve les dépasse tous pour s’engouffrer dans la voiture, plaquant Raph sur son siège sans qu’il ait eu la moindre chance d’en sortir.
Vingt minutes plus tard, Raph en est toujours à s’épiler la langue. Le veau qui lui broyait les cuisses dans la voiture –nommé Slash– lui broie dorénavant les pieds, et il s’en fout. Il ne peut quitter des yeux les cuisses de sa voisine.
Le tissu fluide parsemé de cerises écarlates s’enroule autour de son corps, bruisse, vole, danse, mais avec une telle décence qu’il est incapable de déterminer si oui ou non, l’accès est libre. Et pour couronner le tout, elle a dissimulé ses épaules sous un gilet jaune, ne lui laissant qu’à peine entrevoir une minuscule lanière nouée sur sa nuque. Alors forcément, il s’interroge : s’il la dénouait, tout le reste s’échouerait-il au sol ? Ou la vile existence d’une couture contrecarrerait-elle le bon déroulement de ses plans ? D’où son dilemme. Jupe, ou short ? Robe ou combinaison ?
— Raph ?
Tout le monde le regarde scruter les jambes de Cassie. Elle n’avait qu’à mettre une chasuble, conclut-il, détournant le regard.
— Oui ?
— Un autre kir ? Répète Philippe.
Nom de nom. Il a déjà sifflé son verre et la petite sœur de Sarah n’est pas encore arrivée. Grande classe.
— Avec plaisir, répond-il sans se démonter. Désolé, l’assaut de Slash m’a desséché le gosier.
— Salut tout le monde !
Voilà. Zoé, la même que Sarah, version romantique. Même visage anguleux mais maquillage moins sombre, même cheveux châtains mais tombant jusqu’au milieu du dos et retenus par deux petites tresses sur le côté de la tête. Même physique d’elfe des bois, mais orné d’une longue robe fleurie sur des sandales roses. L’énergie et la gouaille, en revanche, sont strictement identiques.
— Bonjour mon Slash, oui mon gros, toi aussi tu m’as manqué. Maman, tu es allée chez le coiffeur ? Pas mal. Un Martini, Papa, merci. Contente de te revoir, Julie. Raph ! Bienvenue à la maison. Bravo Cassie, bonne pioche, il est canon. Salut frangine. Qu’est-ce-qu’on mange ?
Tout contre lui, Cassie n’est plus perchée que d’une fesse sur le banc. Raph glisse un regard au jardin encadré d’immenses arbres touffus au bord duquel ils sont installés, sur des fauteuils garnis de coussins pêche. La maison, petite mais cossue, étincèle sous son crépi ivoire. Un cadre de rêve pour quiconque ne s’apprête pas à parler de meurtre à l’apéro. Il se garde du moindre commentaire de soutien que l’esprit alambiqué de sa voisine estimera probablement déplacé, et se contente de se rapprocher encore un peu.
— Alors, on trinque ? Propose Sarah.
Cassie inspire. Expire. S’encourage.
— Doucement, ma fille, gronde Muriel. Je trouve ta descente un peu trop rapide.
— M’man…
— Tu aurais dû la voir à ce truc dans la galerie il y a un mois, la coupe Zoé. Elle s’est tapé une vieille et elle ne s’en souvient même pas.
— Zoé ! S’exclame Sarah. Tu veux que je parle de…
— De rien, intervient fermement Muriel. Je ne veux rien savoir de vos comas éthyliques, filles d’ivrognes. On se tait, et on trinque.
Cassie obéit machinalement. On y est. Sarah hausse un sourcil interrogateur et elle hoche la tête à contrecœur, l’estomac dans la gorge. Du nerf, Cassie Willis !
— Bon ! Claironne Sarah. Maman, Papa, Zoé, Cassie a besoin de vous dire quelque chose.
— T’es enceinte ! S’écrie Zoé, scrutant le ventre de Cassie.
Cassie avale de travers.
— Non, alors vous allez vous marier ! Poursuit Zoé. Tu vas enfin troquer ton alliance contre un modèle plus récent ?
Raph plonge dans son verre. Si elle n’était pas si nerveuse, Cassie éclaterait de rire.
— Non, marmonne-t-elle d’une voix tendue. Laisse-moi parler, ça ira plus vite.
Les parents de Sarah ne sont pas surpris, constate rapidement Raph. Concentrés, oui, peinés et concernés, les larmes aux yeux en dépit du récit digne d’un rapport policier que leur déroule Cassie, mais pas surpris, il en mettrait sa main à couper. Elle ne va pas apprécier.
La réaction de Zoé se rapproche plus de la normale, parsemée de jurons expressifs soulignés d’une calotte maternelle à chaque nouvelle sortie. Discrètement, il glisse une main derrière Cassie, sur le dossier du banc, et l’air de rien, laisse deux doigts frôler la nuque exposée par son chignon anarchique. Pas l’ombre d’un tressaillement. En progrès, ou bien elle n’a rien remarqué. Dire qu’elle doit le considérer comme subtil, lui qui ne rêve que de la scotcher sur ses genoux à la glu.
— Voilà, conclut-elle enfin, je voulais… je…
Elle vide son verre d’un trait. Raph lui tend le bol de pistaches pour faire descendre.
— Bref, soupire-t-elle. Soyez prudents, c’est tout.
Philippe s’éclaircit la gorge, échangeant un long regard avec sa femme, et Raph retient son souffle.
— Cassie, je préfère te l’avouer, on était au courant. Du moins, pour la partie ancienne.
— Eh ! Proteste Zoé. Pas moi !
— Seulement Muriel et moi. On n’en a parlé à personne.
— Mais…
Cassie parait frappée par la foudre. Raph reprend ses effleurements de nuque, impressionné par sa propre maîtrise. Il voudrait l’emmener loin, très loin.
— C’est quoi cette histoire ? S’indigne Sarah. Comment ? Et pourquoi vous ne m’avez rien dit ?
— Ma fille, tu oublies à qui tu parles. Je suis peut-être à la retraite mais un flic reste un flic, et la première fois que tu nous as présenté Cassie, j’ai bien senti que quelque chose ne tournait pas rond. En plus de ça, son visage m’était familier.
Flic ? Personne n’a pensé à lui mentionner ce détail. Raph se fige, évaluant les nouvelles possibilités.
— Familier ? Répète Cassie d’une voix blanche. Mais comment ?
— J’ai vu passer des demandes d’informations venues de Londres, explique Philippe. Je me tenais au courant de ce genre de choses, à l’époque, et les collègues font toujours des recherches pour s’assurer que des faits similaires ne se sont pas produits ailleurs. Bref, j’avais vu passer ta photo, oui, donc j’ai cherché et j’ai trouvé.
Cassie se lance dans une séance effrénée de hula-hoop avec son alliance. Raph tente vaillamment de ne pas en être frustré.
— Mais pourquoi… pourquoi ne pas m’en avoir parlé ?
— Et à moi ? Renchérit Sarah.
— Parce que c’était ta vie privée, réplique Muriel. C’était à toi de nous en parler. Ou pas. Quant à toi, ma fille, qu’est-ce-que ça aurait changé ? Ton père a fait ces recherches par sécurité. Nous ne savions pas ce que toi, tu savais, et nous ne voulions pas prendre le risque de faire fuir Cassie.
— Je n’aurais pas…
— Tu serais repartie par le premier train, et je te défie de me soutenir le contraire, Cassie Willis ! Non que tu sois à présent un modèle d’ouverture, mais à l’époque, on ne pouvait à peine t’adresser la parole sans que tu tressailles.
Raph hoche la tête, satisfait. Muriel manie la réprimande maternelle avec une virtuosité toute professionnelle. Voilà comment moucher proprement l’inatteignable rouquine.
Cassie referme la bouche et s’oblige à sourire. Muriel a probablement raison. Mais bon dieu, qu’elle déteste avoir exposé ses cicatrices sans même le savoir ! Elle ne peut malheureusement peut blâmer qu’elle-même, si… à qui sont les doigts sur sa nuque ? Raph ? Depuis quand…
— Cassie, lance Philippe, je suis peut-être à la retraite, mais j’ai encore pas mal de contacts. J’aimerais t’aider.
— Merci mille fois. Vraiment, j’apprécie. Mais non.
— Tu ne crois pas que… hésite Raph.
Ah non. Hors de question d’impliquer le père de Sarah plus qu’il ne l’est déjà, à savoir beaucoup trop pour un homme marié et père de famille. Cassie décoche un regard d’avertissement au propriétaire des doigts. Pas touche, intrus. Laisse Philippe à l’écart ou je récupère ma nuque avec pertes et fracas.
— Bon, soupire lourdement Philippe. Si tu changes d’avis, tu sais où me trouver.
— Merci. Mais je vous en supplie, faites attention. Je ne supporterais pas que… si jamais il vous arrivait quelque chose, je… vous êtes… et puis Sarah m’en voudrait trop, conclut-elle dans une piteuse cabriole.
Pourquoi est-ci difficile à dire ? Je vous aime, vous êtes aussi ma famille, je ne supporterais pas que quoique ce soit vous arrive par ma faute. Voilà. Pas si dur, tout de même ? Ouais. Mais le formuler à voix haute revient à faire rentrer un parapluie dans un trou d’épingle. Ça ne passe pas.
Lorsque Muriel bondit de sa chaise et lui tombe dessus, Cassie suppose qu’elle a malgré tout saisi le message. Elle se laisse envelopper avec résignation.
— Maman, laisse-la respirer, ordonne finalement Sarah.
— Non, c’est trop rare, j’en profite.
Nom de nom. Cassie tente de ne pas se raidir, de plus en plus mal à l’aise.
— M’man !
— D’accord, marmonne Muriel. C’est bon. Fais très attention à toi, ma chérie, murmure-t-elle en relâchant Cassie. Ce n’était pas si pénible, tout de même ? Non, ne réponds pas. Allez, tout le monde à table !
Cassie suit des yeux la troupe obéissant dans un vacarme de raclements de chaises. Elle est mille fois plus à l’aise avec la tornade d’efficacité qu’est Muriel qu’avec son amour maternel. Elle l’apprécie à sa juste valeur, pourtant, c’est juste… qu’elle ne sait pas quoi en faire quand il s’impose comme ça, immense et ostensible. Comme si on lui déposait sur les genoux une parure en diamants de trois kilos en pleine rue, elle a peur de l’abîmer, de l’égarer, de se le faire voler, et ne voit vraiment pas où ranger un truc pareil.
Elle s’apprête à se lever à son tour lorsqu’une étrange sensation envahit sa cuisse, et se glissant sous la soie couverte de cerises, rampe le long de sa hanche jusqu’à se poser sur son ventre.
— Zut, grogne Raph.
— Je peux savoir ce que tu fabriques ?
— J’espérais que c’était une robe.
Raph, passablement éméché à son sixième verre de vin, détaille avec autant de plaisir que de fascination la dynamique complexe en place autour de lui. Conversations mouvantes, rires francs, rires jaunes ou étouffés, anecdotes, mesquineries et réconciliations. La chaleur familiale, la vraie, voilà ce qui titille son épine, à lui.
Il aimait ses parents. Ils lui manquent terriblement. L’idée qu’il n’a plus le choix de les voir, de les entendre, l’irréversibilité de l’absence le laisse toujours estomaqué de violence et pourtant, à voir la famille de Sarah, il ne peut que comparer. La pensée vagabonde, il fait glisser sa dernière bouchée de tarte aux myrtilles derrière son sourire rêveur.
Sa mère était aimante, autant qu’une femme dépressive peut l’être. Accepter le bonheur d’un autre, fut-il son fils, dépassait ses capacités. Chaque mot, chaque geste était régi par le besoin vital de minimiser les succès des autres, de se placer au centre de l’attention et d’y rester.
Son père les a aimés tout autant, et tout aussi maladroitement. Absent, exigeant, plus centré sur sa carrière que sur ses enfants, il alternait chaud et froid, égocentrisme et dévouement, amour et mépris avec une aisance qui laissait le petit Raph perdu, le Raph adolescent excédé, le grand Raph pantois.
Sa parade fut le recul, le détachement et l’humour. Il s’est éloigné de ses parents pour mieux les aimer, n’offrant plus aucune prise aux éventuels reproches. Et s’il en pleuvait parfois, il les laissait glisser sans mal. Il parlait sans hésitations, triait ce qu’on lui disait, rejetait en bloc jeux de pouvoirs, joutes verbales ou chantage.
Emilie n’a jamais atteint ce stade. Pire, elle lui a reproché son détachement et s’est efforcée de compenser, répondant à toutes les demandes et s’opposant avec une constance remarquable aux tentatives de Raph pour lui ouvrir les yeux. En dépit de son apparente froideur, Emilie n’existe pas sans regard extérieur. Elle a besoin d’être validée. Et lorsqu’en mourant, leurs parents lui ont à jamais refusé la possibilité d’une approbation parentale, elle s’est écroulée.
Libéré des conventions par son septième verre de vin, Raph tamponne son assiette des doigts pour récupérer les dernières miettes. Il assume sans mal ce qu’étaient ses parents, tout comme le comportement qu’il leur a opposé. Il les a aimés comme il les regrette, avec leurs faiblesses, et son enfance n’est pas dénuée de souvenirs chaleureux, d’instants de grâce ou de rires conviviaux. Rien n’est jamais noir ou blanc. Pour autant, il est lucide : des familles comme celle de Sarah, tout le monde en veut une et lui le premier.
Comme toujours légèrement en retrait, Cassie observe Raph à la dérobée. Elle se demande à quoi il peut bien penser, avec cette moue amère, et s’agace de se le demander. Mais aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres, alors un peu plus ou un peu moins...
Elle vient de dévoiler son passé aux personnes qu’elle estime le plus sur cette terre, et rien n’a changé. Comment peuvent-ils continuer à la regarder comme avant ? Comment peuvent-ils ne pas voir la jeune fille faible et malléable qu’elle méprise tant, elle ? Ne pas la juger comme elle le fait, elle ? Elle est perturbée. Rien, dans ce qu’elle a tant redouté durant ces huit années en apnée, ne s’est déroulé comme elle se l’imaginait. Et elle en vient à se demander sur quels autres sujets elle peut encore se tromper.
Raph soulève le digestif ambré tournoyant dans son verre et le porte à ses narines avec un soupir de bonheur. Sarah fait visiter la maison à Julie, Zoé a traîné Cassie dans le jardin et Muriel papillonne autour de la table, refusant toute aide masculine. Parait que les hommes, c’est comme les enfants, ça veut bien faire mais ça ne sait rien faire.
— Mon chéri, décrète soudain Muriel à son mari tout en lui retirant sa serviette des genoux, c’est le moment.
— Oui, oui. On y vient.
Raph repose son verre, intrigué. Il se disait, aussi, que tout le monde avait disparu bien précipitamment.
— Raph, débute Philippe avec sérieux, je sais que Cassie ne veut pas me mêler à son histoire. Mais d’après ce que j’ai compris, toi, tu y es mouillé jusqu’au cou. Ce qui me suffit pour apprécier ta persévérance, connaissant le champ de mines dont s’entoure la demoiselle. Tu comprendras donc que je veuille l’aider, avec ou sans son accord.
Raph se redresse sur sa chaise et tente de rassembler ses idées imbibées.
— En fait, avoue-t-il, j’attendais le bon moment pour aborder le sujet. Elle me castrera sans doute pour ça, mais ça en vaut la peine. On ne refuse pas l’aide d’un ex-flic.
— On va s’entendre, toi et moi. Je t’écoute.
— On a une enveloppe, une photo et une cordelette.
— Recherche d’empreintes ?
— Ça se tente.
— Plutôt deux fois qu’une. Je connais des gens, dépose-moi ça avec vos empreintes pour les éliminer. Quoi d’autre ?
— Tu as probablement accès à des ressources plus efficaces qu’internet, j’imagine.
— Plus efficaces et plus fiables, s’esclaffe Philippe.
— Bon. Avec les dossiers d’enquête, j’ai pensé faire des recoupements entre la liste de suspects de l’époque et leur situation actuelle. Voir si certains parmi eux auraient déménagé, si oui où et pourquoi ? Sinon, où ils sont et ce qu’ils font ? Qui que ce soit, il a suivi Cassie ici. Autant commencer par écrémer la liste d’origine, et tes informateurs devraient être plus pointus que mon ordinateur.
— C’est une bonne idée. Envoie-moi ta liste. Attends une minute, je vais te chercher une carte.
Raph sirote pensivement son verre, extirpant tant bien que mal de son portefeuille l’une de ses propres cartes de visite. C’est que son portefeuille est dans sa poche arrière, qu’il est assis sur sa poche arrière, et qu’avec ce qu’il a dans le sang, se lever devient soudain périlleux.
Ressaisis-toi, Raph, s’ordonne-t-il en attendant le retour de Philippe. Si tu veux avoir la moindre chance de t’en sortir, il faudra avouer la vérité à Cassie avant de rentrer chez toi. Rentrer chez toi. Idée peu réjouissante.
— Portable et mail, annonce Philippe, plaquant une carte sur la table. N’hésite pas.
— Pareil, réplique Raph en lui glissant la sienne.
— Dis-moi, puisque tu as eu le temps de réfléchir à cette histoire... tu es certain que ce type est de retour ? Je veux dire… bon sang, soupire-t-il, se frottant le crâne du plat de la main. C’est juste… tout ça, c’est dans la tête de Cassie…
— Les cordelettes, l’interrompt Raph. Ma voiture, la photo, les visites à ses fournisseurs…
— Oui, oui. Mince. Oui. Désolé, j’avais besoin de demander. Tu as envisagé la possibilité d’un imitateur ?
— Un imitateur ?
— Son mari… les flics n’auraient pas conclu à sa culpabilité si facilement, même avec la lettre. Il devait y avoir quelque chose d’irréfutable. Et si c’était bien lui, et qu’un autre ait repris le flambeau ?
— Sur le principe, je veux bien, concède Raph. Mais combien de personnes sur terre sont télépathes ? Et puis Cassie est certaine de reconnaître sa… son… sa couleur. Son aura. Tout ça, quoi.
Ouais. Accepter, d’accord, mais il a toujours un peu de mal à formuler ce genre de choses. Surtout face à un ancien flic le dévisageant sans un mot, le front bas.
— Tu connais le… le don de Cassie, non ? Hésite-t-il.
— Oui, marmonne Philippe, sortant de sa léthargie. Oui. Je ne le remets pas en cause, je l’accepte, je le crois… j’évite simplement d’y penser. C’est trop déstabilisant. Ça ne colle pas avec… avec la totalité de mes croyances, de ma philosophie, de mes convictions. Alors je joue les lâches.
Raph sourit, lapant méticuleusement les dernières gouttes sur le bord de son verre.
— Ça, je comprends. J’avais le même problème, mais je n’ai pas eu le loisir de m’y attarder. Ma marge de manœuvre était relativement réduite, soit je digérais, et vite, soit elle m’abandonnait sur le bord de la route.
— Ça lui ressemble bien, ricane Philippe. C’est surprenant. Tu sais t’y prendre avec elle, et c’est pourtant un vrai casse-têtes.
— Je ne sais pas. Je tâtonne, j’avance à l’instinct. De toute façon la seule règle avec elle, c’est marche ou crève. Et pour en revenir à ses dons, je l’ai vue à l’œuvre. Je suis plutôt affirmatif concernant leur fiabilité.
— Vraiment ? Sourcille Philippe, se penchant en avant.
— Mais quelle commère ! S’exclame Muriel par la fenêtre de la cuisine.
— Je me renseigne ! Grogne Philippe.
— Ben voyons. Tu ne changeras jamais. Moi, Philippe Prigent, renier publiquement mes convictions ? Bon sang, mais tu n’as qu’à lui poser la question, à la fin ! Depuis le temps qu’il est au courant, ajoute-t-elle pour Raph en sortant sur la terrasse poings sur les hanches, il joue l’autruche. Il réclame les potins en douce et refuse d’en parler à Cassie, comme si c’était honteux. C’est toi qui devrais avoir honte, Philippe Prigent ! Conclut-elle dans une volte face théâtrale.
— Ignore et raconte, répète Philippe d’une voix basse, surveillant la porte-fenêtre du coin de l’œil.
— Elle dit voir des tâches de couleur et savoir les interpréter, grince Raph. Et elle interprète très bien, y compris ce que tu ignores encore toi-même. Elle est capable de ressentir tes émotions, de lire ton histoire, de savoir si tu mens. Je t’épargne les histoires d’énergie, de flux, de magnétisme ou de verrous. Mais elle voit ce qu’elle voit, je n’ai aucun doute là-dessus.
Philippe se frotte à nouveau le crâne, visiblement désemparé.
— Bon. D’accord. Et sans ça ? L’hypothèse de l’imitateur, objectivement, sans la conviction de Cassie et le mode de communication ? Si tu as eu accès aux dossiers de police, je ne vois pas pourquoi il n’aurait pas pu… Ouais, grommèle-t-il avant que Raph puisse répondre. Je m’entends parler, et ça n’a pas de sens. J’ai besoin de réfléchir.
— Je ne crois pas à l’imitateur, formule lentement Raph. en revanche, le complice…
Cassie hoche la tête avec application. Elle tente vaillamment de suivre le récit tarabiscoté des histoires de cœur de Zoé depuis vingt minutes, mais la tâche devient plus que difficile. Le soleil cogne à travers les feuilles, l’herbe est moelleuse sous son corps et elle a trop mangé. Pas assez dormi, surtout, songe-t-elle avec un sourire. Elle ne s’imaginait pas pouvoir trouver un plaisir sans cesse renouvelé dans le même corps d’homme plusieurs soirs de suite. Sauf que forcément, côté sommeil…
Elle ravale un bâillement et se concentre sur la voix chantante de Zoé. Cette fille est presque sa petite sœur, à elle aussi. Elle ne va tout de même pas piquer du nez au beau milieu de son récit
— Développe, exige Philippe, les coudes sur la table.
— D’après Cassie, explique Raph, lorsque j’ai trouvé une cordelette chez moi, il n’était pas entré dans la maison. Ça laisse peu d’options. Et s’ils étaient deux ?
— L’un communique, l’autre agit. Plus difficile à tracer, mais double marge d’erreur. Elle a dit tout à l’heure que le ton des messages avait changé. Et si son mari était réellement l’un d’eux, et que le second avait décidé de le supprimer ?
— Dans ce cas, qui m’aurait déposé la cordelette ? Quoiqu’il en soit, soupire Raph, je ne peux pas partir sur cette hypothèse. Cassie ne me le pardonnerait pas. Ecoute, je t’enverrai l’intégralité des dossiers. Tu y trouveras peut-être quelque chose que je ne verrai pas.
Très efficace, la mine narquoise. Sarah produit exactement la même.
— Tout est en anglais, non ? Suppose Philippe.
— Euh… oui.
— Autant m’envoyer des fichiers en hiéroglyphes.
— Ah. Seulement les noms, alors.
— Désolé. Si tu veux discuter d’un point précis et que tu sers de traducteur, pas de souci. Sans ça…
— Ça marche. Merci.
— Pas besoin. C’est Cassie.
— Elle était comment, quand vous l’avez rencontrée ?
Le front de Philippe se creuse, Muriel se rapproche furtivement.
— Une pierre, soupire Philippe. Elle souriait peu, ne riait pas, parlait encore moins. Elle répondait poliment, mais restait à distance, esquivait les questions personnelles, fuyait les invitations, comptait les sorties en entrant dans une pièce et sautait au plafond au moindre effleurement.
— Et elle devait s’imaginer discrète, complète Muriel, abandonnant tasses et sucre sur la table.
— La première fois, poursuit Philippe, on s’est posé des questions. On a hésité avant de lancer des recherches, encore plus quand le résultat est tombé. C’est qu’elle était tellement renfermée, tellement froide…
— Sarah avait l’air de tirer quelque chose de positif de leur relation, le coupe Muriel. Elle se cherchait encore, à l’époque. Je crois que sans vraiment le vouloir, Cassie l’a aidée à s’affirmer, à assumer ses choix de vie. Elles s’aidaient mutuellement, et professionnellement, elles s’entendaient à merveille. Le reste ne nous regardait pas. Raph, un café ?
— Euh… oui, avec plaisir. Mais je peux…
— Rien du tout, affirme-t-elle en s’éloignant.
— Mais…
Là, ça vire à l’assisté. Il est capable de préparer du café.
— Elle aime Cassie, glisse Philippe. Elle souffre pour elle, elle est comme ça, elle a besoin de bouger. Et pas la peine de te fatiguer, c’est elle le boss. Elle dit, tu fais.
Raph se concentre sur sa tasse encore vide tandis que les yeux de Philippe s’agrippent aux fesses de sa femme, là-bas, devant la machine à café.
— Raph ?
Oubliées, les fesses. Le regard de Philippe est à nouveau froid et concentré.
— Oui ?
— Si ce type est de retour, tu es bien conscient des risques ? C’est un assassin. Probablement psychopathe. Ne pas vouloir parler à la police est...
— Suicidaire, complète Raph.
Il frotte la paume de ses mains sur son jean, alors que déjà de retour, Muriel remplit sa tasse d’une main sûre.
— Je sais, siffle-t-il d’une voix sourde. Malheureusement, elle ne changera pas d’avis. Son expérience avec les flics l’a traumatisée. Alors je jongle comme je peux entre ce que je dois faire pour l’aider, et ce que je dois faire pour qu’elle ne me jette pas.
— Tu la mérites, murmure Muriel, posant une main sur son épaule. Merci.
— Pas besoin. C’est Cassie.
Philippe l’observe attentivement, tournant d’une main une cuillère dans son café, puis hoche la tête. Raph suppose qu’il a passé le test.
— Je compte sur toi pour veiller sur elle, soupire Philippe. Je préfèrerais… si je pouvais… mais je suis pieds et poings liés tant qu’elle refuse de parler aux collègues.
Il tape soudain du poing sur la table, provoquant une envolée de café sur la nappe bleue.
— Si seulement j’avais la moindre chance de convaincre cette tête de mule ! Elle ne voudra jamais de garde du corps, hein ?
— Ça m’étonnerait. Mais je tâterai le terrain, si tu veux.
Les sourcils gris reprennent leur position et Philippe sa bonhomie coutumière.
— Tâte, jeune homme, glisse-t-il avec un rictus amusé. Tâte.
Ses verrous se détendent un à un. Les serrures s’entrouvrent, les rêves s’échappent, l’inconscient prend le pas mais presque aussitôt, tout s’arrête. Sous l’assaut d’une bourrasque glacée, le monde intérieur de Cassie Willis se fige.
Elle pousse un soupir résigné, caressant des yeux les avant-bras ciselés qui prolongent le volant. Elle n’a jamais cru au bonheur parfait. Plutôt à des instants de grâce, à des moments qu’on attrape au vol. Parfois plus, souvent moins, certes étrangement plus en ce moment et ce, en dépit de l’ombre menaçante planant sur sa vie. De là à en déduire que Raph en est responsable, subsiste un gouffre. Ou un sillon. Dans tous les cas, un qu’elle ne souhaite pas franchir.
Oui, peut-être, sans lui, ne se serait-elle pas plongée dans des dossiers vieux de huit ans, acte bizarrement libérateur, comme si le fait de soulever le couvercle avait relâché la pression s’accumulant à son insu. Peut-être n’aurait-elle pas parlé de la chevalière aussi vite, à autant de gens.
Peut-être la discussion du dîner n’aurait-elle pas roulé sur les teintures capillaires, poignets entaillés et drogues indétectables en un échange de vannes incessant Prigent-De Forest. Peut-être aurait-elle un peu moins ri et un peu moins bien dormi. Peut-être ce type lui fait-il du bien, beaucoup de bien partout, et sans doute est-ce l’unique raison pour laquelle elle tolère son envahissante présence. Celle-ci, et son incapacité à s’en défaire.
— Je te plais ?
Cassie s’empresse de détourner le regard. Elle se contente d’un vague grognement.
— Je vais prendre ça pour un oui, ricane-t-il. Tu es toujours en train de ruminer ma présence ? Encore du mal à admettre à quel point je te remplis de bonheur ?
Et voilà qu’elle sourit comme une cruche. Elle croise les bras et se rencogne résolument contre la portière, se concentrant sur son écharde alors qu’ils franchissent le portail. Les visites chez Philippe et Muriel lui font toujours le même effet.
Un infime pincement, toujours à l’improviste, fugitif comme un battement de cil et pointu comme une épingle. Une pensée fugace, un « Maman aurait fait la même chose », ou « Daddy aurait adoré », et fini. Lui rappelant que ses parents sont bien là, incrustés quelque part dans sa chair, et qu’accepter l’affection de Philippe et Muriel n’y change rien.
— On est arrivés, murmure Raph, glissant sur son genou une main à effet cataplasme. Ça ira ?
Cassie sourit. Quand Raphaël De Forest ne formule pas crûment les faits, il dit les choses sans les dire. Sa présence s’apparente à un bruissement d’ailes. Très bordélique, mais un bruissement d’ailes tout de même.
— Cassie ! Tu veux déjeuner dans la voiture ?
La voix de Sarah, elle, n’a rien d’un bruissement, et Cassie s’arrache au regard ardoise sur un hochement de tête rassurant. Non, ça n’ira pas, mais il est hors de question qu’elle le dise.
A peine a-t-elle posé un pied sur le sol que le battant de la porte d’entrée ricoche contre le mur. Philippe se précipite sur sa fille, Muriel accueille Julie à bras ouverts avant de s’abattre sur Cassie, et l’énorme terre-neuve les dépasse tous pour s’engouffrer dans la voiture, plaquant Raph sur son siège sans qu’il ait eu la moindre chance d’en sortir.
Vingt minutes plus tard, Raph en est toujours à s’épiler la langue. Le veau qui lui broyait les cuisses dans la voiture –nommé Slash– lui broie dorénavant les pieds, et il s’en fout. Il ne peut quitter des yeux les cuisses de sa voisine.
Le tissu fluide parsemé de cerises écarlates s’enroule autour de son corps, bruisse, vole, danse, mais avec une telle décence qu’il est incapable de déterminer si oui ou non, l’accès est libre. Et pour couronner le tout, elle a dissimulé ses épaules sous un gilet jaune, ne lui laissant qu’à peine entrevoir une minuscule lanière nouée sur sa nuque. Alors forcément, il s’interroge : s’il la dénouait, tout le reste s’échouerait-il au sol ? Ou la vile existence d’une couture contrecarrerait-elle le bon déroulement de ses plans ? D’où son dilemme. Jupe, ou short ? Robe ou combinaison ?
— Raph ?
Tout le monde le regarde scruter les jambes de Cassie. Elle n’avait qu’à mettre une chasuble, conclut-il, détournant le regard.
— Oui ?
— Un autre kir ? Répète Philippe.
Nom de nom. Il a déjà sifflé son verre et la petite sœur de Sarah n’est pas encore arrivée. Grande classe.
— Avec plaisir, répond-il sans se démonter. Désolé, l’assaut de Slash m’a desséché le gosier.
— Salut tout le monde !
Voilà. Zoé, la même que Sarah, version romantique. Même visage anguleux mais maquillage moins sombre, même cheveux châtains mais tombant jusqu’au milieu du dos et retenus par deux petites tresses sur le côté de la tête. Même physique d’elfe des bois, mais orné d’une longue robe fleurie sur des sandales roses. L’énergie et la gouaille, en revanche, sont strictement identiques.
— Bonjour mon Slash, oui mon gros, toi aussi tu m’as manqué. Maman, tu es allée chez le coiffeur ? Pas mal. Un Martini, Papa, merci. Contente de te revoir, Julie. Raph ! Bienvenue à la maison. Bravo Cassie, bonne pioche, il est canon. Salut frangine. Qu’est-ce-qu’on mange ?
Tout contre lui, Cassie n’est plus perchée que d’une fesse sur le banc. Raph glisse un regard au jardin encadré d’immenses arbres touffus au bord duquel ils sont installés, sur des fauteuils garnis de coussins pêche. La maison, petite mais cossue, étincèle sous son crépi ivoire. Un cadre de rêve pour quiconque ne s’apprête pas à parler de meurtre à l’apéro. Il se garde du moindre commentaire de soutien que l’esprit alambiqué de sa voisine estimera probablement déplacé, et se contente de se rapprocher encore un peu.
— Alors, on trinque ? Propose Sarah.
Cassie inspire. Expire. S’encourage.
— Doucement, ma fille, gronde Muriel. Je trouve ta descente un peu trop rapide.
— M’man…
— Tu aurais dû la voir à ce truc dans la galerie il y a un mois, la coupe Zoé. Elle s’est tapé une vieille et elle ne s’en souvient même pas.
— Zoé ! S’exclame Sarah. Tu veux que je parle de…
— De rien, intervient fermement Muriel. Je ne veux rien savoir de vos comas éthyliques, filles d’ivrognes. On se tait, et on trinque.
Cassie obéit machinalement. On y est. Sarah hausse un sourcil interrogateur et elle hoche la tête à contrecœur, l’estomac dans la gorge. Du nerf, Cassie Willis !
— Bon ! Claironne Sarah. Maman, Papa, Zoé, Cassie a besoin de vous dire quelque chose.
— T’es enceinte ! S’écrie Zoé, scrutant le ventre de Cassie.
Cassie avale de travers.
— Non, alors vous allez vous marier ! Poursuit Zoé. Tu vas enfin troquer ton alliance contre un modèle plus récent ?
Raph plonge dans son verre. Si elle n’était pas si nerveuse, Cassie éclaterait de rire.
— Non, marmonne-t-elle d’une voix tendue. Laisse-moi parler, ça ira plus vite.
Les parents de Sarah ne sont pas surpris, constate rapidement Raph. Concentrés, oui, peinés et concernés, les larmes aux yeux en dépit du récit digne d’un rapport policier que leur déroule Cassie, mais pas surpris, il en mettrait sa main à couper. Elle ne va pas apprécier.
La réaction de Zoé se rapproche plus de la normale, parsemée de jurons expressifs soulignés d’une calotte maternelle à chaque nouvelle sortie. Discrètement, il glisse une main derrière Cassie, sur le dossier du banc, et l’air de rien, laisse deux doigts frôler la nuque exposée par son chignon anarchique. Pas l’ombre d’un tressaillement. En progrès, ou bien elle n’a rien remarqué. Dire qu’elle doit le considérer comme subtil, lui qui ne rêve que de la scotcher sur ses genoux à la glu.
— Voilà, conclut-elle enfin, je voulais… je…
Elle vide son verre d’un trait. Raph lui tend le bol de pistaches pour faire descendre.
— Bref, soupire-t-elle. Soyez prudents, c’est tout.
Philippe s’éclaircit la gorge, échangeant un long regard avec sa femme, et Raph retient son souffle.
— Cassie, je préfère te l’avouer, on était au courant. Du moins, pour la partie ancienne.
— Eh ! Proteste Zoé. Pas moi !
— Seulement Muriel et moi. On n’en a parlé à personne.
— Mais…
Cassie parait frappée par la foudre. Raph reprend ses effleurements de nuque, impressionné par sa propre maîtrise. Il voudrait l’emmener loin, très loin.
— C’est quoi cette histoire ? S’indigne Sarah. Comment ? Et pourquoi vous ne m’avez rien dit ?
— Ma fille, tu oublies à qui tu parles. Je suis peut-être à la retraite mais un flic reste un flic, et la première fois que tu nous as présenté Cassie, j’ai bien senti que quelque chose ne tournait pas rond. En plus de ça, son visage m’était familier.
Flic ? Personne n’a pensé à lui mentionner ce détail. Raph se fige, évaluant les nouvelles possibilités.
— Familier ? Répète Cassie d’une voix blanche. Mais comment ?
— J’ai vu passer des demandes d’informations venues de Londres, explique Philippe. Je me tenais au courant de ce genre de choses, à l’époque, et les collègues font toujours des recherches pour s’assurer que des faits similaires ne se sont pas produits ailleurs. Bref, j’avais vu passer ta photo, oui, donc j’ai cherché et j’ai trouvé.
Cassie se lance dans une séance effrénée de hula-hoop avec son alliance. Raph tente vaillamment de ne pas en être frustré.
— Mais pourquoi… pourquoi ne pas m’en avoir parlé ?
— Et à moi ? Renchérit Sarah.
— Parce que c’était ta vie privée, réplique Muriel. C’était à toi de nous en parler. Ou pas. Quant à toi, ma fille, qu’est-ce-que ça aurait changé ? Ton père a fait ces recherches par sécurité. Nous ne savions pas ce que toi, tu savais, et nous ne voulions pas prendre le risque de faire fuir Cassie.
— Je n’aurais pas…
— Tu serais repartie par le premier train, et je te défie de me soutenir le contraire, Cassie Willis ! Non que tu sois à présent un modèle d’ouverture, mais à l’époque, on ne pouvait à peine t’adresser la parole sans que tu tressailles.
Raph hoche la tête, satisfait. Muriel manie la réprimande maternelle avec une virtuosité toute professionnelle. Voilà comment moucher proprement l’inatteignable rouquine.
Cassie referme la bouche et s’oblige à sourire. Muriel a probablement raison. Mais bon dieu, qu’elle déteste avoir exposé ses cicatrices sans même le savoir ! Elle ne peut malheureusement peut blâmer qu’elle-même, si… à qui sont les doigts sur sa nuque ? Raph ? Depuis quand…
— Cassie, lance Philippe, je suis peut-être à la retraite, mais j’ai encore pas mal de contacts. J’aimerais t’aider.
— Merci mille fois. Vraiment, j’apprécie. Mais non.
— Tu ne crois pas que… hésite Raph.
Ah non. Hors de question d’impliquer le père de Sarah plus qu’il ne l’est déjà, à savoir beaucoup trop pour un homme marié et père de famille. Cassie décoche un regard d’avertissement au propriétaire des doigts. Pas touche, intrus. Laisse Philippe à l’écart ou je récupère ma nuque avec pertes et fracas.
— Bon, soupire lourdement Philippe. Si tu changes d’avis, tu sais où me trouver.
— Merci. Mais je vous en supplie, faites attention. Je ne supporterais pas que… si jamais il vous arrivait quelque chose, je… vous êtes… et puis Sarah m’en voudrait trop, conclut-elle dans une piteuse cabriole.
Pourquoi est-ci difficile à dire ? Je vous aime, vous êtes aussi ma famille, je ne supporterais pas que quoique ce soit vous arrive par ma faute. Voilà. Pas si dur, tout de même ? Ouais. Mais le formuler à voix haute revient à faire rentrer un parapluie dans un trou d’épingle. Ça ne passe pas.
Lorsque Muriel bondit de sa chaise et lui tombe dessus, Cassie suppose qu’elle a malgré tout saisi le message. Elle se laisse envelopper avec résignation.
— Maman, laisse-la respirer, ordonne finalement Sarah.
— Non, c’est trop rare, j’en profite.
Nom de nom. Cassie tente de ne pas se raidir, de plus en plus mal à l’aise.
— M’man !
— D’accord, marmonne Muriel. C’est bon. Fais très attention à toi, ma chérie, murmure-t-elle en relâchant Cassie. Ce n’était pas si pénible, tout de même ? Non, ne réponds pas. Allez, tout le monde à table !
Cassie suit des yeux la troupe obéissant dans un vacarme de raclements de chaises. Elle est mille fois plus à l’aise avec la tornade d’efficacité qu’est Muriel qu’avec son amour maternel. Elle l’apprécie à sa juste valeur, pourtant, c’est juste… qu’elle ne sait pas quoi en faire quand il s’impose comme ça, immense et ostensible. Comme si on lui déposait sur les genoux une parure en diamants de trois kilos en pleine rue, elle a peur de l’abîmer, de l’égarer, de se le faire voler, et ne voit vraiment pas où ranger un truc pareil.
Elle s’apprête à se lever à son tour lorsqu’une étrange sensation envahit sa cuisse, et se glissant sous la soie couverte de cerises, rampe le long de sa hanche jusqu’à se poser sur son ventre.
— Zut, grogne Raph.
— Je peux savoir ce que tu fabriques ?
— J’espérais que c’était une robe.
Raph, passablement éméché à son sixième verre de vin, détaille avec autant de plaisir que de fascination la dynamique complexe en place autour de lui. Conversations mouvantes, rires francs, rires jaunes ou étouffés, anecdotes, mesquineries et réconciliations. La chaleur familiale, la vraie, voilà ce qui titille son épine, à lui.
Il aimait ses parents. Ils lui manquent terriblement. L’idée qu’il n’a plus le choix de les voir, de les entendre, l’irréversibilité de l’absence le laisse toujours estomaqué de violence et pourtant, à voir la famille de Sarah, il ne peut que comparer. La pensée vagabonde, il fait glisser sa dernière bouchée de tarte aux myrtilles derrière son sourire rêveur.
Sa mère était aimante, autant qu’une femme dépressive peut l’être. Accepter le bonheur d’un autre, fut-il son fils, dépassait ses capacités. Chaque mot, chaque geste était régi par le besoin vital de minimiser les succès des autres, de se placer au centre de l’attention et d’y rester.
Son père les a aimés tout autant, et tout aussi maladroitement. Absent, exigeant, plus centré sur sa carrière que sur ses enfants, il alternait chaud et froid, égocentrisme et dévouement, amour et mépris avec une aisance qui laissait le petit Raph perdu, le Raph adolescent excédé, le grand Raph pantois.
Sa parade fut le recul, le détachement et l’humour. Il s’est éloigné de ses parents pour mieux les aimer, n’offrant plus aucune prise aux éventuels reproches. Et s’il en pleuvait parfois, il les laissait glisser sans mal. Il parlait sans hésitations, triait ce qu’on lui disait, rejetait en bloc jeux de pouvoirs, joutes verbales ou chantage.
Emilie n’a jamais atteint ce stade. Pire, elle lui a reproché son détachement et s’est efforcée de compenser, répondant à toutes les demandes et s’opposant avec une constance remarquable aux tentatives de Raph pour lui ouvrir les yeux. En dépit de son apparente froideur, Emilie n’existe pas sans regard extérieur. Elle a besoin d’être validée. Et lorsqu’en mourant, leurs parents lui ont à jamais refusé la possibilité d’une approbation parentale, elle s’est écroulée.
Libéré des conventions par son septième verre de vin, Raph tamponne son assiette des doigts pour récupérer les dernières miettes. Il assume sans mal ce qu’étaient ses parents, tout comme le comportement qu’il leur a opposé. Il les a aimés comme il les regrette, avec leurs faiblesses, et son enfance n’est pas dénuée de souvenirs chaleureux, d’instants de grâce ou de rires conviviaux. Rien n’est jamais noir ou blanc. Pour autant, il est lucide : des familles comme celle de Sarah, tout le monde en veut une et lui le premier.
Comme toujours légèrement en retrait, Cassie observe Raph à la dérobée. Elle se demande à quoi il peut bien penser, avec cette moue amère, et s’agace de se le demander. Mais aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres, alors un peu plus ou un peu moins...
Elle vient de dévoiler son passé aux personnes qu’elle estime le plus sur cette terre, et rien n’a changé. Comment peuvent-ils continuer à la regarder comme avant ? Comment peuvent-ils ne pas voir la jeune fille faible et malléable qu’elle méprise tant, elle ? Ne pas la juger comme elle le fait, elle ? Elle est perturbée. Rien, dans ce qu’elle a tant redouté durant ces huit années en apnée, ne s’est déroulé comme elle se l’imaginait. Et elle en vient à se demander sur quels autres sujets elle peut encore se tromper.
Raph soulève le digestif ambré tournoyant dans son verre et le porte à ses narines avec un soupir de bonheur. Sarah fait visiter la maison à Julie, Zoé a traîné Cassie dans le jardin et Muriel papillonne autour de la table, refusant toute aide masculine. Parait que les hommes, c’est comme les enfants, ça veut bien faire mais ça ne sait rien faire.
— Mon chéri, décrète soudain Muriel à son mari tout en lui retirant sa serviette des genoux, c’est le moment.
— Oui, oui. On y vient.
Raph repose son verre, intrigué. Il se disait, aussi, que tout le monde avait disparu bien précipitamment.
— Raph, débute Philippe avec sérieux, je sais que Cassie ne veut pas me mêler à son histoire. Mais d’après ce que j’ai compris, toi, tu y es mouillé jusqu’au cou. Ce qui me suffit pour apprécier ta persévérance, connaissant le champ de mines dont s’entoure la demoiselle. Tu comprendras donc que je veuille l’aider, avec ou sans son accord.
Raph se redresse sur sa chaise et tente de rassembler ses idées imbibées.
— En fait, avoue-t-il, j’attendais le bon moment pour aborder le sujet. Elle me castrera sans doute pour ça, mais ça en vaut la peine. On ne refuse pas l’aide d’un ex-flic.
— On va s’entendre, toi et moi. Je t’écoute.
— On a une enveloppe, une photo et une cordelette.
— Recherche d’empreintes ?
— Ça se tente.
— Plutôt deux fois qu’une. Je connais des gens, dépose-moi ça avec vos empreintes pour les éliminer. Quoi d’autre ?
— Tu as probablement accès à des ressources plus efficaces qu’internet, j’imagine.
— Plus efficaces et plus fiables, s’esclaffe Philippe.
— Bon. Avec les dossiers d’enquête, j’ai pensé faire des recoupements entre la liste de suspects de l’époque et leur situation actuelle. Voir si certains parmi eux auraient déménagé, si oui où et pourquoi ? Sinon, où ils sont et ce qu’ils font ? Qui que ce soit, il a suivi Cassie ici. Autant commencer par écrémer la liste d’origine, et tes informateurs devraient être plus pointus que mon ordinateur.
— C’est une bonne idée. Envoie-moi ta liste. Attends une minute, je vais te chercher une carte.
Raph sirote pensivement son verre, extirpant tant bien que mal de son portefeuille l’une de ses propres cartes de visite. C’est que son portefeuille est dans sa poche arrière, qu’il est assis sur sa poche arrière, et qu’avec ce qu’il a dans le sang, se lever devient soudain périlleux.
Ressaisis-toi, Raph, s’ordonne-t-il en attendant le retour de Philippe. Si tu veux avoir la moindre chance de t’en sortir, il faudra avouer la vérité à Cassie avant de rentrer chez toi. Rentrer chez toi. Idée peu réjouissante.
— Portable et mail, annonce Philippe, plaquant une carte sur la table. N’hésite pas.
— Pareil, réplique Raph en lui glissant la sienne.
— Dis-moi, puisque tu as eu le temps de réfléchir à cette histoire... tu es certain que ce type est de retour ? Je veux dire… bon sang, soupire-t-il, se frottant le crâne du plat de la main. C’est juste… tout ça, c’est dans la tête de Cassie…
— Les cordelettes, l’interrompt Raph. Ma voiture, la photo, les visites à ses fournisseurs…
— Oui, oui. Mince. Oui. Désolé, j’avais besoin de demander. Tu as envisagé la possibilité d’un imitateur ?
— Un imitateur ?
— Son mari… les flics n’auraient pas conclu à sa culpabilité si facilement, même avec la lettre. Il devait y avoir quelque chose d’irréfutable. Et si c’était bien lui, et qu’un autre ait repris le flambeau ?
— Sur le principe, je veux bien, concède Raph. Mais combien de personnes sur terre sont télépathes ? Et puis Cassie est certaine de reconnaître sa… son… sa couleur. Son aura. Tout ça, quoi.
Ouais. Accepter, d’accord, mais il a toujours un peu de mal à formuler ce genre de choses. Surtout face à un ancien flic le dévisageant sans un mot, le front bas.
— Tu connais le… le don de Cassie, non ? Hésite-t-il.
— Oui, marmonne Philippe, sortant de sa léthargie. Oui. Je ne le remets pas en cause, je l’accepte, je le crois… j’évite simplement d’y penser. C’est trop déstabilisant. Ça ne colle pas avec… avec la totalité de mes croyances, de ma philosophie, de mes convictions. Alors je joue les lâches.
Raph sourit, lapant méticuleusement les dernières gouttes sur le bord de son verre.
— Ça, je comprends. J’avais le même problème, mais je n’ai pas eu le loisir de m’y attarder. Ma marge de manœuvre était relativement réduite, soit je digérais, et vite, soit elle m’abandonnait sur le bord de la route.
— Ça lui ressemble bien, ricane Philippe. C’est surprenant. Tu sais t’y prendre avec elle, et c’est pourtant un vrai casse-têtes.
— Je ne sais pas. Je tâtonne, j’avance à l’instinct. De toute façon la seule règle avec elle, c’est marche ou crève. Et pour en revenir à ses dons, je l’ai vue à l’œuvre. Je suis plutôt affirmatif concernant leur fiabilité.
— Vraiment ? Sourcille Philippe, se penchant en avant.
— Mais quelle commère ! S’exclame Muriel par la fenêtre de la cuisine.
— Je me renseigne ! Grogne Philippe.
— Ben voyons. Tu ne changeras jamais. Moi, Philippe Prigent, renier publiquement mes convictions ? Bon sang, mais tu n’as qu’à lui poser la question, à la fin ! Depuis le temps qu’il est au courant, ajoute-t-elle pour Raph en sortant sur la terrasse poings sur les hanches, il joue l’autruche. Il réclame les potins en douce et refuse d’en parler à Cassie, comme si c’était honteux. C’est toi qui devrais avoir honte, Philippe Prigent ! Conclut-elle dans une volte face théâtrale.
— Ignore et raconte, répète Philippe d’une voix basse, surveillant la porte-fenêtre du coin de l’œil.
— Elle dit voir des tâches de couleur et savoir les interpréter, grince Raph. Et elle interprète très bien, y compris ce que tu ignores encore toi-même. Elle est capable de ressentir tes émotions, de lire ton histoire, de savoir si tu mens. Je t’épargne les histoires d’énergie, de flux, de magnétisme ou de verrous. Mais elle voit ce qu’elle voit, je n’ai aucun doute là-dessus.
Philippe se frotte à nouveau le crâne, visiblement désemparé.
— Bon. D’accord. Et sans ça ? L’hypothèse de l’imitateur, objectivement, sans la conviction de Cassie et le mode de communication ? Si tu as eu accès aux dossiers de police, je ne vois pas pourquoi il n’aurait pas pu… Ouais, grommèle-t-il avant que Raph puisse répondre. Je m’entends parler, et ça n’a pas de sens. J’ai besoin de réfléchir.
— Je ne crois pas à l’imitateur, formule lentement Raph. en revanche, le complice…
Cassie hoche la tête avec application. Elle tente vaillamment de suivre le récit tarabiscoté des histoires de cœur de Zoé depuis vingt minutes, mais la tâche devient plus que difficile. Le soleil cogne à travers les feuilles, l’herbe est moelleuse sous son corps et elle a trop mangé. Pas assez dormi, surtout, songe-t-elle avec un sourire. Elle ne s’imaginait pas pouvoir trouver un plaisir sans cesse renouvelé dans le même corps d’homme plusieurs soirs de suite. Sauf que forcément, côté sommeil…
Elle ravale un bâillement et se concentre sur la voix chantante de Zoé. Cette fille est presque sa petite sœur, à elle aussi. Elle ne va tout de même pas piquer du nez au beau milieu de son récit
— Développe, exige Philippe, les coudes sur la table.
— D’après Cassie, explique Raph, lorsque j’ai trouvé une cordelette chez moi, il n’était pas entré dans la maison. Ça laisse peu d’options. Et s’ils étaient deux ?
— L’un communique, l’autre agit. Plus difficile à tracer, mais double marge d’erreur. Elle a dit tout à l’heure que le ton des messages avait changé. Et si son mari était réellement l’un d’eux, et que le second avait décidé de le supprimer ?
— Dans ce cas, qui m’aurait déposé la cordelette ? Quoiqu’il en soit, soupire Raph, je ne peux pas partir sur cette hypothèse. Cassie ne me le pardonnerait pas. Ecoute, je t’enverrai l’intégralité des dossiers. Tu y trouveras peut-être quelque chose que je ne verrai pas.
Très efficace, la mine narquoise. Sarah produit exactement la même.
— Tout est en anglais, non ? Suppose Philippe.
— Euh… oui.
— Autant m’envoyer des fichiers en hiéroglyphes.
— Ah. Seulement les noms, alors.
— Désolé. Si tu veux discuter d’un point précis et que tu sers de traducteur, pas de souci. Sans ça…
— Ça marche. Merci.
— Pas besoin. C’est Cassie.
— Elle était comment, quand vous l’avez rencontrée ?
Le front de Philippe se creuse, Muriel se rapproche furtivement.
— Une pierre, soupire Philippe. Elle souriait peu, ne riait pas, parlait encore moins. Elle répondait poliment, mais restait à distance, esquivait les questions personnelles, fuyait les invitations, comptait les sorties en entrant dans une pièce et sautait au plafond au moindre effleurement.
— Et elle devait s’imaginer discrète, complète Muriel, abandonnant tasses et sucre sur la table.
— La première fois, poursuit Philippe, on s’est posé des questions. On a hésité avant de lancer des recherches, encore plus quand le résultat est tombé. C’est qu’elle était tellement renfermée, tellement froide…
— Sarah avait l’air de tirer quelque chose de positif de leur relation, le coupe Muriel. Elle se cherchait encore, à l’époque. Je crois que sans vraiment le vouloir, Cassie l’a aidée à s’affirmer, à assumer ses choix de vie. Elles s’aidaient mutuellement, et professionnellement, elles s’entendaient à merveille. Le reste ne nous regardait pas. Raph, un café ?
— Euh… oui, avec plaisir. Mais je peux…
— Rien du tout, affirme-t-elle en s’éloignant.
— Mais…
Là, ça vire à l’assisté. Il est capable de préparer du café.
— Elle aime Cassie, glisse Philippe. Elle souffre pour elle, elle est comme ça, elle a besoin de bouger. Et pas la peine de te fatiguer, c’est elle le boss. Elle dit, tu fais.
Raph se concentre sur sa tasse encore vide tandis que les yeux de Philippe s’agrippent aux fesses de sa femme, là-bas, devant la machine à café.
— Raph ?
Oubliées, les fesses. Le regard de Philippe est à nouveau froid et concentré.
— Oui ?
— Si ce type est de retour, tu es bien conscient des risques ? C’est un assassin. Probablement psychopathe. Ne pas vouloir parler à la police est...
— Suicidaire, complète Raph.
Il frotte la paume de ses mains sur son jean, alors que déjà de retour, Muriel remplit sa tasse d’une main sûre.
— Je sais, siffle-t-il d’une voix sourde. Malheureusement, elle ne changera pas d’avis. Son expérience avec les flics l’a traumatisée. Alors je jongle comme je peux entre ce que je dois faire pour l’aider, et ce que je dois faire pour qu’elle ne me jette pas.
— Tu la mérites, murmure Muriel, posant une main sur son épaule. Merci.
— Pas besoin. C’est Cassie.
Philippe l’observe attentivement, tournant d’une main une cuillère dans son café, puis hoche la tête. Raph suppose qu’il a passé le test.
— Je compte sur toi pour veiller sur elle, soupire Philippe. Je préfèrerais… si je pouvais… mais je suis pieds et poings liés tant qu’elle refuse de parler aux collègues.
Il tape soudain du poing sur la table, provoquant une envolée de café sur la nappe bleue.
— Si seulement j’avais la moindre chance de convaincre cette tête de mule ! Elle ne voudra jamais de garde du corps, hein ?
— Ça m’étonnerait. Mais je tâterai le terrain, si tu veux.
Les sourcils gris reprennent leur position et Philippe sa bonhomie coutumière.
— Tâte, jeune homme, glisse-t-il avec un rictus amusé. Tâte.
Ses verrous se détendent un à un. Les serrures s’entrouvrent, les rêves s’échappent, l’inconscient prend le pas mais presque aussitôt, tout s’arrête. Sous l’assaut d’une bourrasque glacée, le monde intérieur de Cassie Willis se fige.