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25

          Corruption et abus de faiblesse, conclut Cassie le lendemain. Voilà comment il l’a convaincue de le laisser squatter une parcelle de salon et un morceau de matelas, elle cite, jusqu’au déjeuner chez les parents de Sarah le lendemain. Ça semblait logique. Elle avait faim. Elle a concentré son attention sur les croissants et oublié de se méfier de Raph.
          Ses chaussures traînent dans l’entrée, son T-shirt dans la salle de bains, son pull dans le couloir. Il a vidé son café dans l’évier de la cuisine, tatouant l’inox de gouttelettes brunes, et renversé son assiette sur le sol. Le carrelage crisse dorénavant sous les pieds puisqu’apparemment, passer le balai lui est une notion étrangère. A en juger par la petite pile de miettes sous la table, il s’est contenté de rassembler le plus gros du bout de l’orteil, ce dont elle devrait sans doute s’estimer chanceuse.
          Sortant de la douche après y avoir essuyé la mousse dont il a repeint la paroi, passablement énervée, elle est en arrêt depuis une bonne minute devant le coupable adossé contre son canapé violet, à même le tapis, des monceaux de feuilles imprimées couvrant la table basse et débordant sur le parquet jusqu’à la limite de la cuisine. Le tout ponctué de post-it, stylos, tasses vides, téléphone, ordinateur et même chaussettes.
          Sévis, Cassie. Elle enjambe résolument les piles de documents pour venir se percher sur le bras du fauteuil.
          — Raph…
          — Tu es belle, réplique-t-il aussitôt avec un sourire à faire fondre la banquise.
          — Je peux savoir ce que tu fabriques ? Grogne-t-elle d’un geste de la main à son salon sinistré.
          Il parait un instant surpris, puis balayant la pièce du regard, encore plus étonné.
          — Zut. Désolé, je me suis un peu oublié. J’ai tendance à m’étaler quand je… quand je vis, avoue-t-il avec une moue impuissante. Si ça te gêne, dis-le moi, je comprendrai.
          Cassie ouvre la bouche, déstabilisée. Elle s’était préparée à une empoignade en règle, pas à… ça. Décidément, la gentillesse complique tout.
          — Euh… je… non, non, c’est bon.
          Pitoyable. Mais elle refuse de passer pour une maniaque.
          — Qu’est-ce-que tu fais ? Enchaîne-t-elle.
          — C’est le dossier de l’enquête.
          — Tu l’as reçu ?
          — Hier.
          Cassie se mord les lèvres. Elle pourrait lui remonter les bretelles pour ne pas l’en avoir avertie aussitôt, mais elle ne peut décemment pas lui reprocher de se cacher, suppose-t-elle avec une grimace aux documents parsemant son salon. En revanche, hors de question de rester à l’écart.
          — Qu’est-ce-que je peux faire ? Demande-t-elle.
          — Du café ?
          — Tu te fous de moi ?
          — Oui, sourit-il. Je te dirais bien de ne pas te replonger là-dedans, mais tu le prendrais mal. Alors commence par le profil des victimes plutôt que les rapports d’autopsie, propose-t-il en lui tendant la liasse posée sur ses chaussettes.
          Incroyable, mais vrai. Il semble se retrouver dans son système de classement anarchique. Cassie baisse les yeux et depuis l’accoudoir du fauteuil, découvre sans introduction Chloé Frents, vingt-deux ans, blanche, cheveux blonds, yeux clairs, un mètre soixante-deux, cinquante-six kilos.
          « Cassandra, je te présente Chloé. Chloé, Cassie, Cassie, Chloé. Tu ne la connais pas encore, mais tu vas assister grâce à moi à un moment privilégié de sa vie : sa fin. Tu te rends compte à quel point c’est exceptionnel de suivre le dernier souffle de quelqu’un, Cassandra ? »
          Elle inspire profondément. Raph ne dit rien, pas même un trait d’humour sur le mug de café froid qu’elle lui vole, rien qu’un regard tendre et préoccupé. Un de ceux dont elle ne sait pas quoi faire et qui déclenche en général une retentissante sirène d’alarme. Elle tend l’oreille. Silence radio. Rien à faire, elle est ramollie des réflexes.
          Histoire de s’acheter deux minutes de répit supplémentaire et se demandant par quel masochisme elle s’apprête ainsi à replonger dans un passé qu’elle fuit depuis huit ans, elle se relève pour farfouiller dans la commode de l’entrée. Le sachet congélation est toujours là. Il lui semble se brûler les doigts en sentant l’enveloppe sous ses doigts.
          — Tiens, lance-t-elle d’une voix atone, lâchant le tout sur les genoux de Raph. La photo. Tu devrais l’ajouter au dossier, moi, je ne veux plus la voir.
          Raph est un homme plein de tact. Il n’ouvre même pas le sachet, se contentant de le mettre de côté sur un hochement de tête. Cassie reprend place avec résignation. Il est temps.
          Chloé Frents était fleuriste. Entrée en apprentissage à seize ans, après une première fugue. Milieu familial trouble, parents divorcés, mauvaise entente avec son beau-père, Chloé enchaînait fugues, délits mineurs, incursions dans divers paradis artificiels et cures de désintoxication. Lors de sa mort, elle était clean mais traitée pour dépression. Chloé aimait le rock, les fleurs et la peinture. Elle avait un chat, Mr Jinx, et un poisson rouge, Mindy. Elle vivait seule dans un petit appartement dans le nord de Clerkenwell, allait travailler en vélo, avait un tatouage en étoile sur l’omoplate et un autre en serpent autour de la cheville. Elle est morte pendue dans son salon.
          Clare Yara. “Dis bonjour à Clare, Cassandra”. Penelope Brewster. « Adorable Penelope… c’est presque dommage. » Joyce Coolidge. « Joyce… Quelle idée de s’appeler Joyce. On va plutôt l’appeler Cassandra.  » Rebecca Burnett. « De beaux yeux verts, je les préfère vraiment avec les yeux verts... » Elisabeth Weeler. « Je déteste les Elisabeth. J’ai connu une Elisabeth. Elle est morte. » Gemma Marasco. « Sa peau prend une teinte vraiment jaune. Si j’avais su je ne l’aurais pas choisie, ça gâche tout. » Fiona Levinson. « J’en ai rarement vu une remuer autant. Elle ne savait sans doute pas elle-même avant ce soir à quel point elle tenait à la vie ! » Asha Stuart. « Elle a mis du sang sur son beau tapis blanc. C’est du gâchis, c’était un très beau tapis. »
          Neuf femmes. Neuf récits macabres et sordides imprimés à jamais dans sa mémoire, neuf lueurs cernées de noir ruant jusqu’à s’éteindre. Durant les trois heures qu’elle passe à éplucher les profils des victimes, emplissant son carnet de notes éparses, Cassie cesse de lutter. Elle canalise les souvenirs plutôt que de les étouffer, puisque c’est ça, ou perdre son énergie à les combattre.


          — Tu as ta dose ?
          Elle tressaille avant, enfin, d’enregistrer sa présence. Encore qu’enregistrer est sans doute un terme extrême pour ce regard vide, ce corps prostré, ces doigts creusant inlassablement le sillon pâle gravé sur son front. Raph lui prend la liasse des mains et la pose sur la table basse, s’asseyant dessus pour lui faire face.
          — Ça va ?
          — Oui, oui. Désolée. Je réfléchissais.
          Inutile de lui changer les idées tant qu’elle n’aura pas exorcisé la séance de torture qu’elle vient de s’infliger. Il s’y résout donc, tout comme il se résigne à ne pas la toucher.
          — Tu as appris quelque chose ? Demande-t-il.
          — Je ne sais pas trop. Leurs seuls points communs sont leur âge, entre vingt et vingt-cinq ans….
          — Et leur couleur de cheveux, complète-t-il dans un soupir. Ouais, je sais.
          — Quoi ?
          — Leur couleur de cheveux. Ce n’est pas ce que tu allais dire, constate-t-il lentement.
          — Dans les dossiers que tu m’as donnés, il n’y avait qu’une seule rousse.
          Raph ouvre la bouche, puis la referme.
          — Raph ?
          Il se rapproche jusqu’à ce que leurs genoux se frôlent et s’autorise une main légère sur sa cuisse nue, juste en-dessous de l’ourlet du short, si légère qu’avec un peu de chance, son corps l’appréciera sans que son cerveau ne s’en indigne.
          — Selon les rapports préliminaires, explique-t-il, toutes les victimes étaient rousses, fausses pour la plupart.
          Ouverture des lèvres, dilation des pupilles, soupir. Et maintenant, la cicatrice. La totale.
          — Logique, murmure-t-elle. La taille, le poids, l’âge. C’est moi. Je savais qu’il préférait les yeux verts, les peaux pâles. Et maintenant les cheveux. Mais pourquoi n’est-ce pas indiqué sur leurs profils ?
          Raph ne l’entend pas. Il ne pense qu’au petit pli, là, entre les sourcils acajou.
          — Raph ? Insiste-t-elle. A ton avis ?
          — Tu devrais prendre un bon bain chaud, marmonne-t-il pensivement.
          — Quoi ?
          — Ça me rend malade de te voir souffrir.
          — Je ne souffre pas.
          — Et moi je tricote des bikinis.
          Cassie le contemple avec stupéfaction, les yeux écarquillés, avant d’éclater de rire. Il lui sourit, ravi.
          — Sérieusement, finit-elle par reprendre.
          — Sérieusement, je n’ai lu que les rapports des meurtres, donc les faits. On a retrouvé des boîtes de teinture rousse chez certaines d’entre elles. Et si tu me dis que leur profil indique autre chose, c’est qu’il leur teignait les cheveux lui-même ou les obligeait à le faire.
          Elle enlève une invisible peluche sur son short, lève les yeux et le chavire d’un gouffre d’émeraude.
          — Pourquoi ne s’est-il pas attaqué à moi ? Soupire-t-elle. Pourquoi moi à travers elles, et jamais moi ?
          — Pour faire durer le plaisir.
          Cassie se frotte frénétiquement le front, et Raph profite de la diversion pour entamer du bout des doigts un ballet aérien sur sa cuisse.
          — Dans les… descriptions qu’il t’en faisait, il n’a jamais mentionné la couleur de cheveux de ses victimes ?
          — Non, assure-t-elle après un silence. Il ne les décrivait pas, ou alors seulement un détail au passage. Il préférait les yeux verts, n’aimait pas le tatouage de celle-ci ou les pieds de celle-là. Rien de précis.
          — Et les flics ? Ils ne t’en ont jamais parlé?
          — Pas que je me souvienne, en tous cas.

          Réfléchir, avancer. Ne pas ressentir. Puisqu’elle ne peut faire de même avec ses souvenirs, Cassie repousse ses cheveux dans un geste d’impatience.
          — Bon, poursuit-elle résolument. Donc on sait qu’il ne choisissait pas ses victimes en fonction de leur couleur de cheveux, il s’en arrangeait après, par contre l’âge, la taille, le poids importait. Qu’est-ce-que ça nous donne ?
          — Pour l’instant, rien. On vient de commencer. Il n’y aura pas de miracle.
          — Je sais. Mais c’est…
          — Tu es encore en train de te torturer sur ce que tu aurais dû faire ou ne pas faire huit ans plus tôt, hein ? Cassie, tu avais vingt-trois ans. Tu étais jeune mariée, tu n’avais pas fait le deuil de tes parents, tu n’assumais pas tes dons et tu cherchais encore ta place. Il y a des limites à ce qu’on peut endurer. Si tu agis aujourd’hui en réaction à ce que tu n’as pas fait à l’époque, tu n’arriveras à rien.
          Elle le dévisage avec surprise, totalement décontenancée. Raph parle juste, comme souvent, avec cette étonnante façon qu’il a de ne pas hésiter sur les mots. Elle aime ça. Mais comment a-t-il deviné, pratiquement mot pour mot, la teneur de ses pensées ?
          — Quand tu n’es pas sur tes gardes, tu es transparente, sourit-il. Et quand tu quittes ton front pour caresser ton alliance, tu penses à ton mari et/ou tu culpabilises.
          Sirène d’alarme. Proche, trop proche. Elle se rejette en arrière et enchaîne hâtivement.
          — Il y a un autre point commun entre les victimes. Elles avaient toutes de gros problèmes psychologiques.
          — C’est-à-dire ? S’étonne Raph.
          Soulagée de trouver enfin un point d’ancrage, Cassie s’empare du carnet posé sur l’accoudoir de son fauteuil et le parcourt rapidement.
          — Sept d’entre elles ont été traitées pour dépression nerveuse. Cinq avaient déjà fait au moins une tentative de suicide, certaines plusieurs. Elles ont toutes un historique familial difficile, peuplé de coups, d’agressions, de solitude, d’alcool et de drogue, d’obsessions et de cauchemars.
          — Ça alors, marmonne Raph. Soit il pensait leur rendre service, soit il les méprisait mais dans tous les cas, il les a forcément choisies pour ça. Voilà le dénominateur commun.
          — Ça aussi, les flics ont dû se pencher dessus.
          — Logiquement, oui, ça doit être quelque part là-dedans. Ils ont dû faire des recoupements, chercher un médecin commun, un hôpital, une pharmacie…
          — Et n’ont rien trouvé, sans quoi ils l’auraient arrêté.
          Elle abandonne son carnet avec résignation, notant avec surprise la main de Raph sur sa cuisse. Cet homme est un ninja de l’attouchement. Ni vu, ni connu.
          — Il peut y avoir des dizaines de raisons au fait qu’ils n’aient pas trouvé, affirme-t-il, les yeux dans les siens. Et des dizaines d’autres pour qu’aujourd’hui, on trouve.
          — Tu es d’un optimisme à toute épreuve, lâche-t-elle sans grande conviction.
          — La pouvoir de la Force.
          — La bible ?
          — Star Wars, mécréante.
          Cassie éclate de rire, une fois de plus stupéfaite par sa capacité à la faire rire même dans les pires moments. Si elle ne ressent rien pour Raphaël De Forest, et elle aimerait vraiment s’en convaincre, son sens de l’humour n’est pas du même avis.
          — Et toi ? Finit-elle par demander. Qu’est-ce-que tu as appris ? Raph, ajoute-t-elle face à son hésitation visible. Je t’ai demandé de ne pas me ménager.
          — Pardon, soupire-t-il. C’est plus fort que moi. Strangulation pour sept d’entre elles, nuque brisée pour une.
          — Oui, la première, confirme-t-elle lentement, le regard perdu dans le couloir. Il était déçu. Après, il a fait attention à les pendre de moins haut. Sur la fin, il aimait que la pointe de leurs pieds frôle le sol. Il voulait les voir lutter. Il leur mettait un tabouret sous les pieds avant de l’enlever à nouveau, ou les soulevait le temps qu’elles reprennent leur souffle.

          Raph ferme un instant les yeux, serre le poing qui n’est pas sur la cuisse de Cassie et lorsqu’il rouvre le tout, le regard vert a retrouvé son acuité. Il déteste la voir se noyer dans un flot de souvenirs troubles. Dans ces moments-là, le visage de Cassie n’exprime rien d’autre qu’un vide abyssal, lui offrant la pénible sensation de tendre la main au néant.
          — C’est toi qui devrais me ménager, grimace-t-il.
          — Désolée. Mais tu as dû lire bien pire dans les rapports.
          — Rien à voir. De ta bouche, c’est dur.
          — Autre chose ?
          Au temps pour les mots d’amour.
          — La signature est la même, résume-t-il, chiffre ensanglanté sur une surface réfléchissante, poignet entaillé, mort par pendaison, corde en chanvre de deux à quatre centimètres de diamètre, pas d’agression sexuelle mais un chemisier ouvert, une jupe relevée, ce genre de trucs. Plus voyeur qu’autre chose.
          — Oui, murmure Cassie. Oui.
          — Les différences résident dans le mode opératoire. Les meurtres n’ont pas eu lieu au même moment de la journée, ni à la même période du mois, le laps de temps entre eux n’est jamais le même. Une victime a bu un thé quelques minutes à peine avant de mourir, une autre un cognac, plusieurs ont fumé, une seule a ajouté des médicaments. On a retrouvé des signes indiquant que l’une d’elles avait écrit, on n’a jamais retrouvé de lettre. Les bijoux, l’argent, rien n’a jamais été volé hormis un ordinateur portable. Et les coupures au poignet étaient faites avant la pendaison.
          — Raph, soupire-t-elle. Que veux-tu qu’on fasse de tout ça ? On n’est pas flics.
          — Tu veux aller parler aux flics ?
          — Hors de question, décrète-t-elle, le visage fermé.
          — Alors il faudra bien qu’on fasse l’affaire. Pas de trace d’effraction, pas d’empreintes, pas de fibres étrangères, pas d’Adn, rien. Aucune trace de lutte. Pas de traces de produits chimiques dans leur sang à part des antidépresseurs mais en doses raisonnables, et on sait maintenant pourquoi. Pas de trace de coup destiné à assommer.
          — Je ne comprends pas. Il ne les a pas droguées, ne les a pas frappées, et il a réussi à leur entailler le poignet puis à les pendre sans laisser aucune trace ?
          — On dirait. Mais il y a d’autres moyens.
          Ses taches de rousseur ont disparu et son index est toujours sur son front. Il est temps d’en finir.
          — Pas d’effraction, débite-t-il, soit il connaissait les victimes, soit il les a menacées. Personne n’a vu d’inconnu entrer chez elles. Pire, la voisine de l’une d’elles a juré ses grands dieux l’avoir vue rentrer seule, entendue verrouiller la porte, et soutient que celle-ci n’a pas été rouverte. Pas de menaces connues, pas de fréquentation louche, rien qui puisse indiquer comment elles étaient ciblées, ni même si elles l’étaient.
          La sonnerie du téléphone les fait tous deux sursauter. Raph bénit la diversion tandis que Cassie se penche pour récupérer son portable sur le tapis.

          — C’est Mag, indique-t-elle. Allô ? Salut, Mag… Oui, et toi ?... J’imagine… Merci. Non, non, ne t’inquiète pas… Ah. Attends, Raph est là, je mets le haut-parleur. Elle s’est souvenue de quelque chose, explique Cassie tout en s’exécutant. Vas-y, c’est bon.
          — Salut Raph, claironne la voix de Magali. On s’est à peine aperçus à l’anniversaire de Cassie, mais ravie de te connaître.
          — Pareil. Tout va bien ?
          — Oui, merci. En fait, j’ai eu Lionel au téléphone, aujourd’hui. Tu comprends, Cassie, après tout ça… on avait besoin d’en parler.
          — Je comprends.
          — Bon. Donc on a discuté de la visite de ce type, comparé nos souvenirs. D’ailleurs, on a décidé d’investir dans des caméras de surveillance. Cassie, tu as demandé à Maryann, avant son pétage de plombs ? Elle en a, elle, des caméras.
          — Elle m’a dit qu’elles étaient en panne, soupire-t-elle.
          Surprenant de la part de Maryann, consciencieuse comme elle l’est. Mais elle la connait manifestement beaucoup moins bien qu’elle ne le pensait.
          — Dommage. Bref, Lionel m’a dit avoir remarqué une chevalière.
          — Oui, confirme Cassie, il m’en a parlé.
          — Sauf qu’il n’a pas fait attention, mais moi, si. J’avais oublié sur le coup, mais quand il m’a dit ça, je me suis souvenue avoir scotché dessus un certain temps. En même temps, on n’en voit plus tant que ça, des hommes avec une chevalière…
          Cassie se tend sur son fauteuil. Assis face à elle, Raph trépigne, débordant des mêmes attentes.
          — On t’écoute, murmure-t-elle.
          — Elle était dorée, avec une base carrée assez grande. Dans un coin, il y avait une toute petite pierre verte. L’anneau était gravé de sortes de croisillons, et au milieu, il y avait une sorte de blason, avec des initiales pleines de volutes entrelacées. Si je ne me trompe pas, c’était un A et un I. Je te ferai un croquis, si tu veux.
          Cassie lâche le téléphone et se plie en deux, une main sur la bouche. Le croquis ne sera pas nécessaire. Il lui suffit de fermer les yeux pour voir la chevalière.

          — Allo ? Vous êtes là ?                                                                                           
          Raph pare au plus pressé. Il frotte l’épaule de Cassie d’une main et ramasse le téléphone de l’autre, la couvant d’un regard interrogateur.
          — Oui, répond-il à Mag. Merci, on va se pencher dessus.
          — Tant mieux. Tenez-moi au courant si ça débouche sur quelque chose, d’accord ?
          — Promis. Cassie te rappellera plus tard, elle est allée arrêter la bouilloire.
          — Ok. Bonne journée et bises à vous deux, alors !
          — A bientôt.
          Coupant la communication, il glisse une main sous le menton de Cassie toujours pliée en deux et le relève doucement, aussitôt aspiré par ses iris sans fond.
          — Ça va ?
          Raph serre les dents. Allez, un geste, juste un pas vers moi. Fais-moi confiance. Ne m’oblige pas à demander.
          — C’est la chevalière de Ian, articule-t-elle péniblement.
          — De… quoi ?
          — Elle lui servait d’alliance, précise-t-elle d’une voix rauque. Ils m’ont rendu ses affaires, mais l’alliance n’était pas dedans, et j’ai toujours supposé… je ne sais pas. Qu’ils l’avaient oubliée, incinéré avec. Je n’ai jamais, jamais imaginé qu’il ait pu lui prendre. Le salopard qui l’a tué se trimballe avec l’alliance de mon mari ! Hurle-t-elle soudain. Et ça, encore plus que tout le reste, ça me… ça me…
          Elle laisse échapper un soupir vacillant qui achève Raph, les boucles dégoulinant sur ses genoux.
          — Il a tué mon mari sous mes yeux, murmure-t-elle, lui a volé son alliance et la brandit comme un trophée de chasse devant mes fournisseurs.
          Raph inspire longuement, tendu vers elle, une main sur sa cuisse et l’autre sur sa nuque.
          — Cassie, ne m’en veux pas, il faut que je te pose la question. Tu en es sûre ?
          — C’était un bijou de famille. De son père. Il avait les mêmes initiales. Et quand on s’est mariés, il a fait rajouter une minuscule émeraude… il disait que ça lui rappelait mes yeux, qu’il aurait toute sa famille en permanence avec lui.
          — Je suis désolé, Cassie, chuchote Raph. Je suis désolé. Il paiera pour ça. Accroche-toi à cette idée. On trouvera un moyen, mais on rendra justice à ton mari.
          Enfin, elle se redresse, échappant à la coupe de Raph qui la laisse faire avec résignation. Ses yeux s’évadent, elle frotte distraitement sa cicatrice et reprend d’une voix basse.
          — Merci, souffle-t-elle. Tu crois que ça va continuer encore longtemps ? Je ne sais pas si je pourrai…
          Là, il n’a pas les mots. Il est à court.
          — Une étape à la fois, biaise-t-il. Tu es plus forte, mieux entourée. On ne te laissera jamais sombrer. La vie continue dans les temps morts, il suffit de les mettre à profit pour faire le plein.
          Il se lève, passe un bras autour de sa taille et la juche sur son épaule.
          — Raph ! Qu’est-ce-que…
          — Chut.
          Sans se presser, et puisqu’elle a l’air plus surprise que décidée à lui griffer le dos, il pousse la porte de la salle de bains pour tourner les robinets de l’immense baignoire circulaire posée comme un ilot au centre du sol gris.
          — J’adore ta salle de bain.
          — Merci, répond-elle comme si elle n’était pas à cheval sur son épaule.
          — C’est quoi par terre ?
          — Un revêtement en résine.
          — Je veux le même.
          — Je ne vais pas retirer ton parquet pour le remplacer par de la résine. Ce serait criminel.
          — Alors le reste. Je veux la même chose pour le reste.
          — L’esprit sera le même, mais j’ai mieux.
          Elle commence à penser à autre chose. Bien.
          — Dis-moi, la presse-t-il.
          — Seulement si tu me poses par terre. Ton épaule me rentre dans l’estomac. Et explique-moi ce qu’on fait.
          — On prend un bain, annonce-t-il, se penchant pour la laisser glisser.
          — Ensemble ?
          — Oui. Ça te gène ?
          — Non. Mais je n’ai jamais pris de bain avec quelqu’un d’autre, je ne sais pas si on rentre à deux.
          — Crois-moi, réplique Raph avec un sourire lubrique, on rentre. Alors, ma salle de bains ? Insiste-t-il en répandant dans l’eau tous les sels qu’il trouve.
          — Je crois que ça suffira, l’interrompt Cassie, lui retirant les flacons des mains. Un ensemble en calcaire avec des robinets à effet cascade. La baignoire sera entourée de galets, la douche aura des pommeaux à jets massants et un carrelage gris. Pour les teintes, j’attends la fin des travaux, je ne suis sûre que du plafond.
          — Le plafond ? Tu vas peindre le plafond ? Génial. Ou as-tu trouvé une idée…
          Il se tait. Le plafond de la salle de bain de Cassie affiche un rose violine terriblement réjouissant.
          — Cool.
          — Merci, sourit-elle en fermant les robinets. C’est ma couleur.
          La couleur de Cassie. Il découvre la couleur de Cassie, et il aime cette idée. Mystérieuse, pétillante, excitante.
          — Ça te va bien.
          — J’adore pouvoir me noyer dans le plafond quand je me détends dans un bain bouillant, et le fait que ce soit ma couleur m’aide à me recentrer. Maintenant si tu veux en profiter, dépêche-toi. Julie et Sarah viennent dîner.
          Elle se dépouille rapidement de son short, envoie valser sa marinière et s’attaque à son soutien-gorge. Au grand désespoir de Raph, elle se fige en plein vol.
          — Raph ?
          — Mmm ?
          — Merci.
          Il se contente de sourire, ne sachant quel geste ou quel mot ne l’effarouchera pas, puis suit des yeux Cassie en tenue d’Eve s’immergeant prudemment dans la baignoire. Il remercie conjointement les géniteurs de la demoiselle, le destin et le plafond rose.


          Raph écoute encore quelques minutes, pour être sûr. Puis quand il l’est, repousse délicatement la couette et se glisse hors du lit. Pas de cauchemars, ma belle, supplie-t-il en silence, culpabilisant déjà. Cinq minutes, juste cinq minutes et je reviens.
          Il pousse la porte sans bruit et après un détour express par le salon, pénètre dans le bureau de Sarah et Cassie, vaste espace blanc abritant fouillis multicolore d’un côté, outillage informatique chromé de l’autre. Sans hésitation, il met en route l’ordinateur et le scanner de Sarah.
          La photo est en noir et blanc, mais de bonne qualité. Manipulant le document avec le coin de son tee-shirt, il scanne, enregistre, s’envoie le résultat par mail puis éteint la machinerie. Alors, enfin, il s’autorise un coup d’œil.
          Faire abstraction de la scène. Oublier qui, quoi, chercher comment, s’ordonne-t-il, allumant la lampe de bureau pour mieux voir. L’homme est grand. Ses cheveux blonds sont coupés à ras, son visage indiscernable sous sa tête baissée. Ses mains disparaissent dans son dos, probablement nouées, son pantalon de velours beige tire-bouchonne et sa chemise blanche tiraille, dérangés dans leur quiétude par l’épaisse corde prolongeant étrangement la nuque jusqu’à une rambarde blanche.
          Raph relève la tête et inspire longuement, le cœur de travers. Il se plonge dans les crimes depuis un bout de temps, à présent. Il a déjà lu des dossiers de police, contemplé des photos de cadavre divers et variés, même tenu le coup devant des images d’autopsie. Mais ça, c’est ce que Cassie a vu. Et l’imaginer se réveiller face à pareille image lui laboure inlassablement les entrailles. Peut-être est-il finalement un tantinet attaché à sa rouquine, sourit-il pour lui-même le temps de se ressaisir.
          Le corps est en plein milieu du cadre, pris en contre-plongée. Situant l’appareil photo exactement, donc, à la place et la hauteur que devait occuper Cassie ligotée sur la chaise, sans que le moindre morceau d’elle-même ne figure sur l’image. Ce qui devrait théoriquement être le cas si le tueur se tenait derrière elle, au-dessus ou même en lui posant l’appareil sur les genoux. Si on avait voulu faire croire qu’elle était l’auteur de la photo, on ne s’y serait pas mieux pris.
          Pas de flou, poursuit-il. Au contraire, le velux situé sur le palier inonde le petit salon de flaques de lumière blanche, ciselant sans pitié les contours du corps pendu. Raph distingue même l’éclat de la chevalière autour de son annulaire gauche. Pas en mouvement, donc, or Cassie a vu son mari se débattre à son réveil. La prise de vue a eu lieu après la mort de Ian, après la chute et l’évanouissement de Cassie.
          Néanmoins, pas trace d’un pied, d’une main ou d’un quelconque désordre au sol, rien que cet espace blanc et net. A quelle distance du corps Cassie était-elle exactement ? Quel recul offrait donc son salon ? Il ne semble pourtant pas bien grand. Ne devrait-elle pas apparaître sur l’image, ou du moins un feuillet envolé, un pli dans le tapis, une tâche de sang résultant de son front ouvert ?
          Il va devoir lui poser la question. Et ce, sans raison, puisqu’il ne voit pas quelle importance pareil détail pourrait bien avoir. Après un coup d’œil à sa montre, Raph glisse la photo dans son enveloppe, l’enveloppe dans son sachet et éteint la lumière, se promettant d’y revenir dès que possible avec une loupe. Il a la sensation de manquer quelque chose.

 

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