24
D’un coup d’œil à la radio du taxi, Cassie calcule qu’elle devrait arriver juste à temps pour canaliser l’infernal binôme Prigent-De Forest. Elle se rejette contre l’appuie-tête et ferme les yeux, le sourire aux lèvres.
Ses grands dadais d’ouvriers, ces imbéciles inconscients, ont refusé tout net les congés qu’elle leur offrait pour la faire taire d’un câlin. Un câlin ! Ses trois grands gaillards aux mains calleuses lui ont imposé un gros câlin, à elle, la supposée reine des glaces, et elle a bien failli leur pleurer dans les bras. Quant aux Prigent-De Forest, le moindre évènement disséqué par leurs soins perd en cours de route la résonnance propre à une évolution en circuit fermé. Cœur blessé mais cerveau en ordre. Une cordelette ? La belle affaire !
Elle se cale contre la vitre sans cesser de sourire, secouant la tête malgré elle. Elle ne mérite pas le mal qu’ils se donnent pour elle. Mais à défaut, dieu sait qu’elle le savoure. Raph a même réussi à la faire dormir, elle qui refusait jusqu’à l’idée de fermer les yeux par crainte d’une intrusion, et elle n’a pas la moindre idée de la façon dont c’est arrivé.
Elle tire sur la ceinture de sécurité qui lui cisaille le menton, toujours perplexe. Une minute, ils discutaient avec un sandwich sous un arbre, celle d’après, elle s’éveillait la tête sur son torse, fraîche comme une rose après vingt minutes de sommeil paisible. Allez comprendre. Et ces vingt petites minutes lui ont permis de survivre à la rencontre avec les fournisseurs pour laquelle elle avait, dans un sursauté de lucidité, refusé la présence de Sarah. La séance se serait achevée en pugilat.
— Nous y voilà.
— Déjà ? S’étonne-t-elle en rouvrant les yeux.
— Oui. Mais je peux continuer à rouler si vous voulez.
Elle sourit, règle et descend du véhicule pour s’immobiliser aussitôt. Ce poids sur sa nuque. La rue est vide, le taxi disparait déjà. Il pourrait être là.
Les quelques mètres à parcourir lui paraissent subitement infranchissables. Elle accélère, jambes lourdes et regard impassible, tâtant d’une main la forme rassurante de son mini shocker à travers le cuir de sa besace. Enfin, l’entrée. Hauts les cœurs, Cassie Willis ! Qu’il reste donc dans le caniveau. Une fois passé le porche, elle attend patiemment que la lourde porte se verrouille derrière elle, puis vérifie à nouveau, au cas où.
— J’ai un problème, marmonne Raph dans l’ascenseur. Elle me manque.
— Et alors ?
— Et alors, il y a à peine trois heures que je l’ai quittée.
Sarah le jauge attentivement, une étincelle moqueuse au fond des yeux, tirant sur le côté le plus long de sa frange.
— Tu as un problème avec l’idée de tomber amoureux ?
— Disons simplement que je ne m’y attendais pas.
— Ceux qui s’attendent à tomber amoureux ne tombent jamais amoureux.
Les portes de l’ascenseur coulissent au sixième étage, et Raph sourit, tapotant d’une main l’épais dossier dans son sac. L’elfe gothique parle juste.
Le vin est carafé, les ailes de poulet enfournées, le riz dans son cuiseur. Les olives sont vertes et le kir sucré. Du fond d’un fauteuil sur la terrasse, le cheveu hardiment dressé par la brise du début de soirée, Raph se régale de cette ambiance de famille recomposée, dans laquelle le seul moyen de vivre ensemble est de rire de tout mais de ne s’offusquer de rien. Et Julie, bien qu’aussi nouvelle que lui, semble partager son opinion, les jambes étendues sur la table et la main dans le bol de cacahuètes. Béate.
— Bon, s’impatiente Sarah. Tout est prêt, Julie et Raph ont passé une bonne journée. Maintenant que tu as épuisé les sorties de secours, tu nous racontes comment s’est passée ta séance d’action ou vérité avec les fournisseurs ?
Cassie marmonne, Sarah croise les bras et cache un sourcil sous sa frange. Cassie capitule. Raph admire.
— Ne t’énerve pas, avertit-elle. Mag a juré que s’il repassait la porte de sa boutique, elle lui botterait les fesses avant d’appeler les flics. Valérie a pleuré tout du long. Lionel a bien réagi mais tout comme Mag, il refuse de fermer boutique le temps que ça se calme. Val va passer quelque temps chez ses parents, c’est toujours ça.
— Elle se carapate ? S’insurge déjà Sarah.
— Elle est enceinte.
— Ah. Bon. Bonne excuse. Donc ta tronche de cadavre vient de Maryann.
— C’est celle avec qui tu as couché ? Interroge Julie.
— Y parait. M’en souviens même pas.
Raph se redresse sur son fauteuil, hilare, manquant renverser son kir sur les cuisses de sa rouquine.
— C’est pour ça ! S’exclame-t-il. C’est pour ça qu’elle fusillait Julie du regard !
— J’étais bourrée, bougonne Sarah. Je ne me souviens de rien. J’ai frôlé l’infarctus en la voyant sans maquillage au réveil, et depuis elle ne me lâche pas.
— Je te laisse imaginer l’ambiance des réunions de travail après ça, souligne Cassie.
— Belle tentative de diversion, contre Sarah. Mais ratée. Et donc ? Il est où, le hic ?
— Elle préfère ne plus travailler avec moi.
— Quoi ?
Cassie hausse les épaules, tentant maladroitement de minimiser le choc. Si elle s’était préparée à ce type de réaction, elle ne s’attendait pas à la rencontrer chez Maryann, encore moins avec autant de violence. Ni à la vivre si mal.
— Quelle garce ! S’écrie Sarah. Non, ne la défends pas. Elle prend la fuite à la première difficulté. Elle est célibataire et sans enfants, c’est uniquement à elle qu’elle pense !
— Et alors ? C’est légitime ! Elle a peur, Sarah !
— M’en fous ! Je te rappelle que quand on l’a rencontrée, elle était à la rue et sans un sou, merde ! Tu l’as hébergée, tu lui as prêté de l’argent, tu lui as présenté tes contacts, tu as décoré sa galerie gratuitement, bon sang !
— Si ça peut te soulager, elle s’est fait jeter dehors.
— Non ? Par qui ?
— Mag.
— Raconte.
Cassie effleure sa cicatrice, le regard réprobateur de Maryann gravé dans la mémoire.
— Elle a dit qu’elle préférait prendre ses distances, que ce n’était pas sain de me fréquenter et que j’étais irresponsable de n’avoir rien dit, ce en quoi elle n’a pas tort. Mais Mag a bondi en hurlant que c’était quoi ces conneries, que les amis étaient faits pour se soutenir en cas de coup dur.
— Tout de même ! Et ?
— Et Lionel a pris le relais. Il lui a dit que sans nous, elle vendrait des cadres chez Conforama, et qu’il était temps de rendre la pareille.
Sarah trépigne sur son siège. Cassie tente un sourire. Bon dieu, qu’elle est fatiguée. C’est qu’elle n’a jamais su gérer les nuits blanches, elle. Les pintes de bière, sans problème, mais les nuits blanches, non.
— Elle a répondu qu’on parlait de meurtre, pas de job d’été, poursuit-elle. Là encore, elle n’avait pas tort, mais elle m’a traitée de garce égoïste. C’est là que Mag l’a traînée vers la porte. En criant qu’elle allait pouvoir réfléchir à son prochain job d’été, seule dans sa galerie pourrie, parce qu’elle ne lui enverrait plus aucun client.
— Ouais ! Exulte Sarah. Ouais, ouais, ouais !
Cassie ferme un instant les yeux, loin de partager son enthousiasme. Les larmes, les hurlements, les regards lourds de sens. Et les mots, surtout les mots.
— Valérie n’arrêtait pas de pleurer, soupire-t-elle. Et juste avant que Mag ne lui claque la porte au nez, Maryann m’a hurlé que je portais la poisse. Que je semais la mort. Et que tout ce qui était arrivé, j’en étais entièrement responsable.
Raph glisse discrètement une main sur la cuisse nue de sa voisine, les dents serrées.
— La pouffiasse, grince Sarah, reposant bruyamment son verre sur la table. Je vais me la faire.
— Doucement, murmure Julie.
— Elle a peur, répète Cassie. Oui, ça m’a fait de la peine, et je suis surprise par la violence de sa réaction. En tous cas, Mag lui a conseillé de se remettre au tricot, parce qu’à défaut d’avoir des amis, elle aurait beaucoup de temps libre.
Sarah explose de rire. Raph lève son verre, chaviré par un langage corporel tout en titillements de boucles et tressautements d’orteil.
— Je joue les stoïques, avoue-t-elle, mais j’ai annulé toutes les pièces qu’elle n’avait pas encore livrées. Mince, je ne devrais pas jubiler !
Si, elle devrait, mais à tortiller ses boucles les sourcils froissés, elle est bien trop charmante pour que Raph s’en mêle. Qu’elle se débatte avec ses principes, c’est joli à voir.
— Au moins tu sais sur qui tu peux compter, glisse Julie.
— Un toast à Cassie, décrète Sarah, qui culpabilise pour avoir tiré la langue à une femme qui la piétinait.
— Je n’ai pas…
— Excepté côté sexe, tu as le code moral d’une nonne et c’est tout à ton honneur. Mais là, non. Il n’y a pas de circonstances exceptionnelles en amitié. On se soutient les uns les autres, quel que soit le coup dur. Elle n’a pas fait que prendre la fuite, elle t’a craché dessus, et rien que pour ça je pourrais lui incendier les boucles d’oreilles.
— Je t’aiderai, approuve Raph.
Il immobilise la main de sa voisine, incapable de supporter plus longtemps son geste. Si elle continue à astiquer sa cicatrice avec autant de constance, elle va finir par allumer un feu.
— Cassie, lance-t-il, à midi, tu as dormi. Sans intrusion.
— Oui.
— A l’époque, quand il te parlait, tu étais toujours seule ?
Cassie hausse un sourcil, étonnée. Depuis combien de temps a-t-il la main sur sa cuisse, lui ? En face d’elle, Sarah et Julie se penchent, tout aussi intriguées.
— Je crois, oui. Au fait, tu as appelé ta sœur à propos de la cordelette ?
— Oui. Elle se lève avant moi, mais elle n’a rien remarqué.
— Laisse-le finir, intervient Sarah. Raph, ou veux-tu en venir ?
— Selon Cassie, rien n’est plus fort que l’empreinte d’un être vivant. Et on suppose qu’il ne peut lui parler que s’il est géographiquement proche d’elle. Or, à midi avec moi, il ne s’est rien passé. Donc…
— Donc, conclut Sarah, l’empreinte d’un être vivant à proximité éclipserait celle d’un autre à distance, aussi doué soit-il.
Cassie écarquille les yeux. Quand donc va-t-elle se décider à réfléchir, plutôt qu’à fuir ? Pourquoi n’arrive-t-elle pas elle-même à ces conclusions évidentes ?
— Mais quelle quiche, murmure-t-elle. Bien sûr ! L’autre jour dans ta véranda, tu lui as coupé la chique. Bonjour, du bleu partout, plus de son.
— Raph est bleu ? Demande Sarah.
— Comme mes yeux, confirme-t-il fièrement.
Cassie inspire longuement. A la simple idée que cette nuit, parce que Raph sera là, elle pourra dormir…
— Aubergine, claironne Sarah.
— Quoi ?
— Désolée, Julie me demandait ma couleur.
— Cassie ? Dis, tu crois que…
Julie, pour une fois, semble presque embarrassée. Elle hésite, grimace, et Cassie la devance. Elle ferme les yeux le temps d’un battement de cil.
— Vert. Vert amande.
— Cool, s’illumine Sarah. Amande et aubergine.
— Super, ricane Raph. Et qu’est-ce-qu’elle dirait de passer à table, la salade variée ?
Raph se lève avec résignation. Il aimerait vraiment demander à voir cette photo du mari de Cassie reçue la veille. Mais comment réclame-t-on à une veuve meurtrie la photo du cadavre de son mari ?
Cassie s’éveille en sursaut dans les entrailles de la nuit, cœur battant et ventre noué. Un homme est dans son lit, contre son corps nu. Un homme qui n’est pas Ian. Elle reste allongée, sans un bruit, écartant lentement les sursauts de son inconscient pour reprendre pied dans la réalité.
Raph. C’est Raph. Elle inspire longuement, tente de rassembler ses idées éparpillées et sort un pied de la couette. La couette. Voilà ce qui l’a réveillée. Ils ont lutté pour un morceau de couette, comme tous les couples depuis la naissance de la couette, et probablement bien avant pour un morceau de drap ou de peau de bête. Sauf qu’elle n’a lutté pour une couette avec personne depuis Ian, ni avant Ian. La couette appartient à Ian. Elle soude ses paupières, se calfeutre de toutes ses forces et tente d’ignorer la fine lueur bleutée émanant de Raph. Il l’envahit.
Elle hoquète, s’écarte, halète avec la sensation de se noyer en plein air, en pleine nuit, jusqu’à ce que l’évidence la ne lui offre plus aucune échappatoire. Elle se roule en boule et gémit douloureusement. Ian. La vague enfle, s’élève. Elle a oublié la couleur de Ian. La vague la submerge. Agitée de sanglots silencieux lui déchirant l’âme à chaque spasme, elle se laisse malmener par les flots, rouler sur le sable, emporter par les courants, accrochée à son alliance comme à une bouée. Elle a perdu Ian.
Lorsque des bras fermes s’enroulent autour de son corps, qu’un torse dur se colle contre son dos, elle se raidit. La logique n’a plus de sens. Plus rien n’a de sens, que ce vide de Ian. Elle se débat, griffe, mord cet homme qui n’est pas Ian. Les bras ne cèdent pas. Les mains qui les prolongent finissent par l’immobiliser, jusqu’à ce qu’elle ne puisse rien faire d’autre que cracher sa souffrance, accepter la chaleur qui l’inonde depuis son dos, et elle abdique. Elle pleure.
Elle oublie le silence, accorde du volume à sa douleur et pleure enfin, à grands renforts de gémissements et de plaintes, de vraies larmes et de vrais hoquets. De longues et lourdes minutes, elle pleure comme elle ne l’a pas fait depuis huit ans, avec rage et désespoir. Elle pleure la douleur du survivant. Elle pleure, puis renifle, halète enfin, tarie de toute émotion, et Raph est toujours là, libérant ses poignets pour s’enfouir dans ses cheveux.
Son odeur est sur sa peau, sa main dans ses boucles, sa chaleur sur son dos, sa tendresse l’enrobe comme un caramel. Et elle ne sait par quel miracle, mais le simple mouvement répétitif de ces mains sur ses boucles chasse les zones d’ombres de son corps et de son cœur vidés. Ne surtout pas approfondir. Trop doux, le caramel, trop coulant, trop dangereux. Plus jamais, la pénurie. Plus jamais, le vide abyssal, plus jamais, donner pour mieux se faire voler. Pour tromper son cœur, Cassie décide donc de nourrir son corps. Elle fait volte-face et dans un mouvement souple, enjambe le corps d’homme pressé contre le sien.
Avant qu’elle ait achevé sa manœuvre, Raph lui saisit les poignets pour mieux inverser leurs positions, la clouant de son corps au matelas. Cassie attend, le sourire aux lèvres. Ondule un peu plus. Puis ouvre les yeux, y perdant aussitôt son sourire. En colère ? Raph est en colère ? A peine éclairé par la lune filtrant entre les volets, il la contemple d’un œil dur, mâchoires contractées.
— Je n’ai aucune envie de te sauter, murmure-t-il.
Sa voix résonne comme une gifle dans le silence de la chambre.
— Parce que c’est ce que tu veux, non ? Un coup vite fait bien fait, pour te noyer dans l’oubli. C’est non. En revanche, je serais ravi de te faire l’amour. Pour créer, pas pour oublier.
Pas maintenant, Raph. Trop exposée, trop à vif. Pas de sentiments, pas maintenant, supplie-t-elle des yeux, incapable d’additionner des syllabes pour former un mot.
— Non, Cassie. Non. Pas de fuite. Je ne m’y attendais pas du tout, mais c’est comme ça, je veux être plus qu’une échappatoire. Je veux te montrer ce que je ressens. Je veux que tu me fasses confiance, que tu comptes sur moi. Tu as le choix. Il te suffit de me dire non, je ne te toucherai pas.
Elle veut qu’il la touche. Elle s’enfuit une seconde puis replonge dans ses yeux, vaincue. Elle a trop besoin qu’il la touche.
— Je prends ça pour un oui, chuchote-t-il contre ses lèvres. Si tu fermes les yeux, je m’arrête.
Il l’a regardée. Tout du long. Il a plongé dans ses yeux comme il a plongé en elle et ne l’a plus lâchée. Elle repose entre ses bras, essoufflée, complètement éblouie et désespérément perdue, contemplant avec stupeur les paillettes bleues répandues sur son corps. Elle est fermée. Elle ne devrait pas pouvoir…
— Tu l’as pleuré ? Lâche-t-il abruptement.
— Quoi ?
— Ton mari. Tu l’as pleuré ?
Le torse bouillant de Raph vibre sous ses mots, tendres et brusques à la fois. Comme s’il avait peur de la blesser, sans pour autant pouvoir retenir ses mots.
Et c’est le cas. Raph lui-même a du mal à identifier tout ce qui le traverse. Le plus facile est d’admettre qu’il est en train de tomber amoureux, expliquant le mélange de colère, de jalousie, d’impuissance qu’il ressent. Il reproche au monde entier de l’avoir blessée, à lui-même de ne pas savoir l’aider, à elle de se défier de lui alors qu’il lui offre son cœur sur un plateau.
— Je n’ai pas pu, murmure-t-elle.
— Pourquoi ?
Elle se crispe, et les doigts de Raph entament un doux ballet d’excuse le long de ses flancs.
— J’avais peur de ne plus pouvoir me relever.
Elle veut s’éloigner, rouler sur le côté le temps de se ressaisir. Mais les doigts sur ses flancs ne sont pas d’accord. Ils se transforment en mains et la plaquent contre le grand corps dur sous sa joue.
Pas encore, pense-t-il. Reste encore un peu, juste un peu.
— Quand j’ai repris conscience et que j’ai vu le corps de Ian, là, devant moi… quelque chose a claqué, comme une corde trop tendue. Ce n’était plus moi. Il y avait des flics partout, mais je vivais au ralenti et j’étais presque… presque soulagée, chuchote-t-elle. Pas par la mort de Ian, mais… Raph s’il te plait, je veux bien te parler mais j’ai besoin de…
Elle n’a pas à finir sa phrase. Les mains redeviennent des doigts, se retirant dans une ultime caresse. Elle est libre. Elle se redresse, s’assoit et replie les jambes pour les enserrer de ses bras, chevilles croisées.
— Je ne te fuis pas, d’accord ? Lance-t-elle avec un coup d’œil furtif. C’est juste… comme une vilaine cicatrice. Ça me gêne que tu y touches, je n’y peux rien.
— Je comprends. Mais ça me fait mal quand même.
— Désolée.
Il se contente de lui sourire. Il ne lui dira pas que ce n’est rien, ce serait mentir. Et Raph ne ment pas. Il est partisan de la vérité crue, des faits dans leur nudité la plus totale, ou en désespoir de cause d’un remisage provisoire des mots. Alors il a beau comprendre, saisir l’image, le résultat ne peut pas lui convenir et il ne soutiendra pas le contraire.
Cassie baisse les yeux. Elle ne peut pas faire mieux. Elle se replonge dans ses souvenirs, tâchant de trouver les mots justes pour expliquer l’inexplicable.
— La douleur a ce drôle d’effet. Elle te distancie de ton propre corps, de tes sensations, comme si le seul moyen de la supporter était de t’en extraire. Pendant six mois, j’ai eu l’impression que les coups m’étaient distribués au compte-goutte, que celui qui orchestrait tout ça attendait patiemment que je me sois remise du précédent pour assener le suivant. Et là, enfin, la corde a fini par lâcher. Je ne ressentais plus rien, et ça me convenait parfaitement. Plus de crises, plus d’évanouissements, plus de souffrance. Plus de couleurs.
— Plus de couleurs ?
— Non. Plus d’empreintes, plus d’émotions, plus rien.
Elle croise son regard avant de s’enfuir à nouveau.
— Sans cet état d’apathie, je ne sais pas comment j’aurais fait. Quand ils m’ont lu la lettre, demandé d’authentifier son écriture. Demandé si j’avais quelqu’un à prévenir et que j’ai réalisé qu’il n’y avait plus personne. Quand j’ai passé un mois à l’hôpital puis à l’hôtel, seule. Quand il a fallu régler les détails, la succession, la crémation, l’assurance-vie.
Raph lutte contre lui-même, une fois de plus, pour ne pas bouger. La pulsion qui le projette vers elle est physique, elle est violente, elle est douloureuse. Il reste immobile.
— Ensuite, je suis arrivée ici, et j’avais trop peur de craquer si je pensais à tout ça. Nouvel hôtel, nouveau pays, nouvelle solitude, cauchemars et routine. Je pouvais enfin respirer, et ça aussi, j’évitais d’y penser. Sans quoi je culpabilisais à l’idée que je me réjouissais de la mort de Ian. Ce n’était pas ça, bien sûr, mais…
— Je comprends, Cassie.
— Bon. En tous cas, ça a duré huit mois, jusqu’à ce que je visite cet appartement. J’avais à peine mis un pied dedans que j’en ai vu toutes les couleurs, et ça m’a bouleversée parce que j’étais contente de retrouver cette sensation que je pensais détester. Je me suis jetée à corps perdu dans l’appartement, dans mes séances d’apprentissage pour me contrôler et du coup, pleurer… ce n’était jamais le moment, le temps est passé et je n’avais pas non plus particulièrement envie d’avoir envie.
— Pourquoi maintenant ? Demande-t-il doucement.
Cassie se frotte les yeux, puis se passe les deux mains dans les cheveux.
— Parce que tu étais là, comme personne ne l’a été depuis lui. Parce que je te sentais, et que je ne me souvenais plus de sa couleur, à lui.
Il est jaloux. Bon dieu, qu’il est jaloux, à la voir triturer son alliance comme si son mari mort était tout ce qui lui reste. C’est ridicule, puéril, déplacé et injustifié. Mais puéril ou pas, il est assez mature pour l’admettre. Il se redresse, s’adosse aux coussins et l’observe longuement.
— Cassie, je ne prendrai jamais sa place, murmure-t-il finalement. Oui, je veux une place dans ta vie, mais une à moi, une toute neuve, à ma taille. Je ne te demande pas de jeter sa chaise à lui. Simplement de la mettre au grenier.
Au grenier. Elle y est déjà, au grenier, la chaise de Ian, et c’est bien le problème. Elle entoure ses jambes plus étroitement et laisse les mots s’écouler d’eux-mêmes, le regard fuyant.
— La seule chose que j’entretiens bien malgré moi, confie-t-elle amèrement, c’est ma culpabilité. Parce qu’il est mort à cause de moi, que je suis là et que je suis incapable de garder son souvenir en vie. Que chaque jour qui passe, j’ai un peu plus de mal à m’identifier à cette fille qui l’aimait. Alors rassure-toi. Si je te fais une place, comme tu dis, c’en sera une toute neuve, parce que celle qu’avait Ian n’existe plus.
Le nœud du problème. Raph croise les doigts derrière sa nuque et choisit ses mots avec soin.
— Depuis la mort de nos parents, Emilie est incapable d’entendre, encore moins de formuler, la moindre critique sur eux. Pourtant, je te garantis qu’il y a de la matière. Elle s’en veut tellement de ne pas avoir pu les sauver qu’elle les béatifie presque. Elle laisse de côté tous ses griefs, trie ses souvenirs et n’en garde que ce qui l’arrange. Tu l’as vue, non ? Tu trouves que ça lui fait du bien de vivre dans un monde où les morts valent plus que les vivants ?
Il avance un pied sous la couette et l’envoie discrètement se caler contre un orteil verni qui ne semble pas s’en formaliser. Lui, il a trop besoin de la toucher. Ne serait-ce-que du bout de l’orteil.
— Moi, reprend-il, je pense que le meilleur moyen de respecter la mémoire d’un mort, c’est justement de ne pas la figer dans la pierre. Je préfère laisser ma perception évoluer, me questionner encore sur pourquoi ils ont fait ça tel jour, pourquoi ils ont dit ça tel autre, et laisser vivre librement leur souvenir. Ils n’étaient pas parfaits. C’est comme ça, et ce n’est pas parce que je l’admets que je suis un mauvais fils. La mort ne transforme pas les défauts en qualités.
Cassie pose son menton sur ses genoux. Elle aime sa façon de parler. Toujours droit au but, d’une franchise brutale mais si sincère qu’elle se demande comment elle a pu réussir à lui mentir.
— Je suis d’accord avec ça, soupire-t-elle, repoussant à nouveau ses cheveux, mais… Ian n’était pas un homme facile. A l’époque je ne le voyais même pas, aujourd’hui ça me parait inconcevable, pourtant je sais que je l’aimais. Simplement… je ne le ressens plus. Je ne me rappelle même plus ce que ça faisait.
Raph se tait. Il pousse l’audace jusqu’à faufiler son gros orteil sous celui de Cassie et patiente.
— C’était un maniaque de la propreté, solitaire et très croyant. Son idée de la femme était terriblement rétro, il aurait préféré que je reste à la maison et question sexe, il était… assez classique. Ça ne me dérangeait pas, je n’y connaissais rien, mais avec le recul… voilà le problème, le recul ! Je ne me reconnais pas dans cette fille amoureuse de Ian Andrews. Pire, je ne l’aime pas, cette fille.
— Cassie, murmure-t-il. Tout ça n’a rien à voir avec ton mari. Tu voudrais faire le deuil d’une partie de toi-même qui ne te plait plus, plutôt que d’accepter qu’elle aussi, elle fait partie de ce que tu es. Tant que tu ne l’admettras pas, il te manquera quelque chose.
— Je ne peux pas, chuchote-t-elle.
— Ton armure ne te servira à rien si c’est de toi-même qu’elle te protège. Il n’y a pas deux Cassie. Seulement une, qui a géré comme elle a pu, évolué en fonction de ce que la vie lui a imposé et ça, ça n’a rien d’honteux. Parce que tu sais très bien, au fond, que tu n’aurais pas pu réagir autrement à ce qui t’est tombé dessus.
Elle hausse les épaules et laisse ses orteils recouvrir entièrement ceux de Raph, qui n’en croit pas sa chance.
— Sans cette jeune fille influençable, conclut-il tendrement, tu ne serais pas la femme fascinante que tu es aujourd’hui. Tu es un tout, Cassie. Un ensemble de morceaux si tu veux, mais un ensemble quand même, chaque nouvelle pièce dépend de la précédente. Tu n’as jamais entendu parler de la chrysalide et du papillon ?
Cassie sourit. Dans le filet de nœuds tissés à l’intérieur de son cœur morcelé, il vient indéniablement d’en desserrer un. Et si elle ne le lâche pas, peut-être arrivera-t-elle à le dénouer complètement.
Ses grands dadais d’ouvriers, ces imbéciles inconscients, ont refusé tout net les congés qu’elle leur offrait pour la faire taire d’un câlin. Un câlin ! Ses trois grands gaillards aux mains calleuses lui ont imposé un gros câlin, à elle, la supposée reine des glaces, et elle a bien failli leur pleurer dans les bras. Quant aux Prigent-De Forest, le moindre évènement disséqué par leurs soins perd en cours de route la résonnance propre à une évolution en circuit fermé. Cœur blessé mais cerveau en ordre. Une cordelette ? La belle affaire !
Elle se cale contre la vitre sans cesser de sourire, secouant la tête malgré elle. Elle ne mérite pas le mal qu’ils se donnent pour elle. Mais à défaut, dieu sait qu’elle le savoure. Raph a même réussi à la faire dormir, elle qui refusait jusqu’à l’idée de fermer les yeux par crainte d’une intrusion, et elle n’a pas la moindre idée de la façon dont c’est arrivé.
Elle tire sur la ceinture de sécurité qui lui cisaille le menton, toujours perplexe. Une minute, ils discutaient avec un sandwich sous un arbre, celle d’après, elle s’éveillait la tête sur son torse, fraîche comme une rose après vingt minutes de sommeil paisible. Allez comprendre. Et ces vingt petites minutes lui ont permis de survivre à la rencontre avec les fournisseurs pour laquelle elle avait, dans un sursauté de lucidité, refusé la présence de Sarah. La séance se serait achevée en pugilat.
— Nous y voilà.
— Déjà ? S’étonne-t-elle en rouvrant les yeux.
— Oui. Mais je peux continuer à rouler si vous voulez.
Elle sourit, règle et descend du véhicule pour s’immobiliser aussitôt. Ce poids sur sa nuque. La rue est vide, le taxi disparait déjà. Il pourrait être là.
Les quelques mètres à parcourir lui paraissent subitement infranchissables. Elle accélère, jambes lourdes et regard impassible, tâtant d’une main la forme rassurante de son mini shocker à travers le cuir de sa besace. Enfin, l’entrée. Hauts les cœurs, Cassie Willis ! Qu’il reste donc dans le caniveau. Une fois passé le porche, elle attend patiemment que la lourde porte se verrouille derrière elle, puis vérifie à nouveau, au cas où.
— J’ai un problème, marmonne Raph dans l’ascenseur. Elle me manque.
— Et alors ?
— Et alors, il y a à peine trois heures que je l’ai quittée.
Sarah le jauge attentivement, une étincelle moqueuse au fond des yeux, tirant sur le côté le plus long de sa frange.
— Tu as un problème avec l’idée de tomber amoureux ?
— Disons simplement que je ne m’y attendais pas.
— Ceux qui s’attendent à tomber amoureux ne tombent jamais amoureux.
Les portes de l’ascenseur coulissent au sixième étage, et Raph sourit, tapotant d’une main l’épais dossier dans son sac. L’elfe gothique parle juste.
Le vin est carafé, les ailes de poulet enfournées, le riz dans son cuiseur. Les olives sont vertes et le kir sucré. Du fond d’un fauteuil sur la terrasse, le cheveu hardiment dressé par la brise du début de soirée, Raph se régale de cette ambiance de famille recomposée, dans laquelle le seul moyen de vivre ensemble est de rire de tout mais de ne s’offusquer de rien. Et Julie, bien qu’aussi nouvelle que lui, semble partager son opinion, les jambes étendues sur la table et la main dans le bol de cacahuètes. Béate.
— Bon, s’impatiente Sarah. Tout est prêt, Julie et Raph ont passé une bonne journée. Maintenant que tu as épuisé les sorties de secours, tu nous racontes comment s’est passée ta séance d’action ou vérité avec les fournisseurs ?
Cassie marmonne, Sarah croise les bras et cache un sourcil sous sa frange. Cassie capitule. Raph admire.
— Ne t’énerve pas, avertit-elle. Mag a juré que s’il repassait la porte de sa boutique, elle lui botterait les fesses avant d’appeler les flics. Valérie a pleuré tout du long. Lionel a bien réagi mais tout comme Mag, il refuse de fermer boutique le temps que ça se calme. Val va passer quelque temps chez ses parents, c’est toujours ça.
— Elle se carapate ? S’insurge déjà Sarah.
— Elle est enceinte.
— Ah. Bon. Bonne excuse. Donc ta tronche de cadavre vient de Maryann.
— C’est celle avec qui tu as couché ? Interroge Julie.
— Y parait. M’en souviens même pas.
Raph se redresse sur son fauteuil, hilare, manquant renverser son kir sur les cuisses de sa rouquine.
— C’est pour ça ! S’exclame-t-il. C’est pour ça qu’elle fusillait Julie du regard !
— J’étais bourrée, bougonne Sarah. Je ne me souviens de rien. J’ai frôlé l’infarctus en la voyant sans maquillage au réveil, et depuis elle ne me lâche pas.
— Je te laisse imaginer l’ambiance des réunions de travail après ça, souligne Cassie.
— Belle tentative de diversion, contre Sarah. Mais ratée. Et donc ? Il est où, le hic ?
— Elle préfère ne plus travailler avec moi.
— Quoi ?
Cassie hausse les épaules, tentant maladroitement de minimiser le choc. Si elle s’était préparée à ce type de réaction, elle ne s’attendait pas à la rencontrer chez Maryann, encore moins avec autant de violence. Ni à la vivre si mal.
— Quelle garce ! S’écrie Sarah. Non, ne la défends pas. Elle prend la fuite à la première difficulté. Elle est célibataire et sans enfants, c’est uniquement à elle qu’elle pense !
— Et alors ? C’est légitime ! Elle a peur, Sarah !
— M’en fous ! Je te rappelle que quand on l’a rencontrée, elle était à la rue et sans un sou, merde ! Tu l’as hébergée, tu lui as prêté de l’argent, tu lui as présenté tes contacts, tu as décoré sa galerie gratuitement, bon sang !
— Si ça peut te soulager, elle s’est fait jeter dehors.
— Non ? Par qui ?
— Mag.
— Raconte.
Cassie effleure sa cicatrice, le regard réprobateur de Maryann gravé dans la mémoire.
— Elle a dit qu’elle préférait prendre ses distances, que ce n’était pas sain de me fréquenter et que j’étais irresponsable de n’avoir rien dit, ce en quoi elle n’a pas tort. Mais Mag a bondi en hurlant que c’était quoi ces conneries, que les amis étaient faits pour se soutenir en cas de coup dur.
— Tout de même ! Et ?
— Et Lionel a pris le relais. Il lui a dit que sans nous, elle vendrait des cadres chez Conforama, et qu’il était temps de rendre la pareille.
Sarah trépigne sur son siège. Cassie tente un sourire. Bon dieu, qu’elle est fatiguée. C’est qu’elle n’a jamais su gérer les nuits blanches, elle. Les pintes de bière, sans problème, mais les nuits blanches, non.
— Elle a répondu qu’on parlait de meurtre, pas de job d’été, poursuit-elle. Là encore, elle n’avait pas tort, mais elle m’a traitée de garce égoïste. C’est là que Mag l’a traînée vers la porte. En criant qu’elle allait pouvoir réfléchir à son prochain job d’été, seule dans sa galerie pourrie, parce qu’elle ne lui enverrait plus aucun client.
— Ouais ! Exulte Sarah. Ouais, ouais, ouais !
Cassie ferme un instant les yeux, loin de partager son enthousiasme. Les larmes, les hurlements, les regards lourds de sens. Et les mots, surtout les mots.
— Valérie n’arrêtait pas de pleurer, soupire-t-elle. Et juste avant que Mag ne lui claque la porte au nez, Maryann m’a hurlé que je portais la poisse. Que je semais la mort. Et que tout ce qui était arrivé, j’en étais entièrement responsable.
Raph glisse discrètement une main sur la cuisse nue de sa voisine, les dents serrées.
— La pouffiasse, grince Sarah, reposant bruyamment son verre sur la table. Je vais me la faire.
— Doucement, murmure Julie.
— Elle a peur, répète Cassie. Oui, ça m’a fait de la peine, et je suis surprise par la violence de sa réaction. En tous cas, Mag lui a conseillé de se remettre au tricot, parce qu’à défaut d’avoir des amis, elle aurait beaucoup de temps libre.
Sarah explose de rire. Raph lève son verre, chaviré par un langage corporel tout en titillements de boucles et tressautements d’orteil.
— Je joue les stoïques, avoue-t-elle, mais j’ai annulé toutes les pièces qu’elle n’avait pas encore livrées. Mince, je ne devrais pas jubiler !
Si, elle devrait, mais à tortiller ses boucles les sourcils froissés, elle est bien trop charmante pour que Raph s’en mêle. Qu’elle se débatte avec ses principes, c’est joli à voir.
— Au moins tu sais sur qui tu peux compter, glisse Julie.
— Un toast à Cassie, décrète Sarah, qui culpabilise pour avoir tiré la langue à une femme qui la piétinait.
— Je n’ai pas…
— Excepté côté sexe, tu as le code moral d’une nonne et c’est tout à ton honneur. Mais là, non. Il n’y a pas de circonstances exceptionnelles en amitié. On se soutient les uns les autres, quel que soit le coup dur. Elle n’a pas fait que prendre la fuite, elle t’a craché dessus, et rien que pour ça je pourrais lui incendier les boucles d’oreilles.
— Je t’aiderai, approuve Raph.
Il immobilise la main de sa voisine, incapable de supporter plus longtemps son geste. Si elle continue à astiquer sa cicatrice avec autant de constance, elle va finir par allumer un feu.
— Cassie, lance-t-il, à midi, tu as dormi. Sans intrusion.
— Oui.
— A l’époque, quand il te parlait, tu étais toujours seule ?
Cassie hausse un sourcil, étonnée. Depuis combien de temps a-t-il la main sur sa cuisse, lui ? En face d’elle, Sarah et Julie se penchent, tout aussi intriguées.
— Je crois, oui. Au fait, tu as appelé ta sœur à propos de la cordelette ?
— Oui. Elle se lève avant moi, mais elle n’a rien remarqué.
— Laisse-le finir, intervient Sarah. Raph, ou veux-tu en venir ?
— Selon Cassie, rien n’est plus fort que l’empreinte d’un être vivant. Et on suppose qu’il ne peut lui parler que s’il est géographiquement proche d’elle. Or, à midi avec moi, il ne s’est rien passé. Donc…
— Donc, conclut Sarah, l’empreinte d’un être vivant à proximité éclipserait celle d’un autre à distance, aussi doué soit-il.
Cassie écarquille les yeux. Quand donc va-t-elle se décider à réfléchir, plutôt qu’à fuir ? Pourquoi n’arrive-t-elle pas elle-même à ces conclusions évidentes ?
— Mais quelle quiche, murmure-t-elle. Bien sûr ! L’autre jour dans ta véranda, tu lui as coupé la chique. Bonjour, du bleu partout, plus de son.
— Raph est bleu ? Demande Sarah.
— Comme mes yeux, confirme-t-il fièrement.
Cassie inspire longuement. A la simple idée que cette nuit, parce que Raph sera là, elle pourra dormir…
— Aubergine, claironne Sarah.
— Quoi ?
— Désolée, Julie me demandait ma couleur.
— Cassie ? Dis, tu crois que…
Julie, pour une fois, semble presque embarrassée. Elle hésite, grimace, et Cassie la devance. Elle ferme les yeux le temps d’un battement de cil.
— Vert. Vert amande.
— Cool, s’illumine Sarah. Amande et aubergine.
— Super, ricane Raph. Et qu’est-ce-qu’elle dirait de passer à table, la salade variée ?
Raph se lève avec résignation. Il aimerait vraiment demander à voir cette photo du mari de Cassie reçue la veille. Mais comment réclame-t-on à une veuve meurtrie la photo du cadavre de son mari ?
Cassie s’éveille en sursaut dans les entrailles de la nuit, cœur battant et ventre noué. Un homme est dans son lit, contre son corps nu. Un homme qui n’est pas Ian. Elle reste allongée, sans un bruit, écartant lentement les sursauts de son inconscient pour reprendre pied dans la réalité.
Raph. C’est Raph. Elle inspire longuement, tente de rassembler ses idées éparpillées et sort un pied de la couette. La couette. Voilà ce qui l’a réveillée. Ils ont lutté pour un morceau de couette, comme tous les couples depuis la naissance de la couette, et probablement bien avant pour un morceau de drap ou de peau de bête. Sauf qu’elle n’a lutté pour une couette avec personne depuis Ian, ni avant Ian. La couette appartient à Ian. Elle soude ses paupières, se calfeutre de toutes ses forces et tente d’ignorer la fine lueur bleutée émanant de Raph. Il l’envahit.
Elle hoquète, s’écarte, halète avec la sensation de se noyer en plein air, en pleine nuit, jusqu’à ce que l’évidence la ne lui offre plus aucune échappatoire. Elle se roule en boule et gémit douloureusement. Ian. La vague enfle, s’élève. Elle a oublié la couleur de Ian. La vague la submerge. Agitée de sanglots silencieux lui déchirant l’âme à chaque spasme, elle se laisse malmener par les flots, rouler sur le sable, emporter par les courants, accrochée à son alliance comme à une bouée. Elle a perdu Ian.
Lorsque des bras fermes s’enroulent autour de son corps, qu’un torse dur se colle contre son dos, elle se raidit. La logique n’a plus de sens. Plus rien n’a de sens, que ce vide de Ian. Elle se débat, griffe, mord cet homme qui n’est pas Ian. Les bras ne cèdent pas. Les mains qui les prolongent finissent par l’immobiliser, jusqu’à ce qu’elle ne puisse rien faire d’autre que cracher sa souffrance, accepter la chaleur qui l’inonde depuis son dos, et elle abdique. Elle pleure.
Elle oublie le silence, accorde du volume à sa douleur et pleure enfin, à grands renforts de gémissements et de plaintes, de vraies larmes et de vrais hoquets. De longues et lourdes minutes, elle pleure comme elle ne l’a pas fait depuis huit ans, avec rage et désespoir. Elle pleure la douleur du survivant. Elle pleure, puis renifle, halète enfin, tarie de toute émotion, et Raph est toujours là, libérant ses poignets pour s’enfouir dans ses cheveux.
Son odeur est sur sa peau, sa main dans ses boucles, sa chaleur sur son dos, sa tendresse l’enrobe comme un caramel. Et elle ne sait par quel miracle, mais le simple mouvement répétitif de ces mains sur ses boucles chasse les zones d’ombres de son corps et de son cœur vidés. Ne surtout pas approfondir. Trop doux, le caramel, trop coulant, trop dangereux. Plus jamais, la pénurie. Plus jamais, le vide abyssal, plus jamais, donner pour mieux se faire voler. Pour tromper son cœur, Cassie décide donc de nourrir son corps. Elle fait volte-face et dans un mouvement souple, enjambe le corps d’homme pressé contre le sien.
Avant qu’elle ait achevé sa manœuvre, Raph lui saisit les poignets pour mieux inverser leurs positions, la clouant de son corps au matelas. Cassie attend, le sourire aux lèvres. Ondule un peu plus. Puis ouvre les yeux, y perdant aussitôt son sourire. En colère ? Raph est en colère ? A peine éclairé par la lune filtrant entre les volets, il la contemple d’un œil dur, mâchoires contractées.
— Je n’ai aucune envie de te sauter, murmure-t-il.
Sa voix résonne comme une gifle dans le silence de la chambre.
— Parce que c’est ce que tu veux, non ? Un coup vite fait bien fait, pour te noyer dans l’oubli. C’est non. En revanche, je serais ravi de te faire l’amour. Pour créer, pas pour oublier.
Pas maintenant, Raph. Trop exposée, trop à vif. Pas de sentiments, pas maintenant, supplie-t-elle des yeux, incapable d’additionner des syllabes pour former un mot.
— Non, Cassie. Non. Pas de fuite. Je ne m’y attendais pas du tout, mais c’est comme ça, je veux être plus qu’une échappatoire. Je veux te montrer ce que je ressens. Je veux que tu me fasses confiance, que tu comptes sur moi. Tu as le choix. Il te suffit de me dire non, je ne te toucherai pas.
Elle veut qu’il la touche. Elle s’enfuit une seconde puis replonge dans ses yeux, vaincue. Elle a trop besoin qu’il la touche.
— Je prends ça pour un oui, chuchote-t-il contre ses lèvres. Si tu fermes les yeux, je m’arrête.
Il l’a regardée. Tout du long. Il a plongé dans ses yeux comme il a plongé en elle et ne l’a plus lâchée. Elle repose entre ses bras, essoufflée, complètement éblouie et désespérément perdue, contemplant avec stupeur les paillettes bleues répandues sur son corps. Elle est fermée. Elle ne devrait pas pouvoir…
— Tu l’as pleuré ? Lâche-t-il abruptement.
— Quoi ?
— Ton mari. Tu l’as pleuré ?
Le torse bouillant de Raph vibre sous ses mots, tendres et brusques à la fois. Comme s’il avait peur de la blesser, sans pour autant pouvoir retenir ses mots.
Et c’est le cas. Raph lui-même a du mal à identifier tout ce qui le traverse. Le plus facile est d’admettre qu’il est en train de tomber amoureux, expliquant le mélange de colère, de jalousie, d’impuissance qu’il ressent. Il reproche au monde entier de l’avoir blessée, à lui-même de ne pas savoir l’aider, à elle de se défier de lui alors qu’il lui offre son cœur sur un plateau.
— Je n’ai pas pu, murmure-t-elle.
— Pourquoi ?
Elle se crispe, et les doigts de Raph entament un doux ballet d’excuse le long de ses flancs.
— J’avais peur de ne plus pouvoir me relever.
Elle veut s’éloigner, rouler sur le côté le temps de se ressaisir. Mais les doigts sur ses flancs ne sont pas d’accord. Ils se transforment en mains et la plaquent contre le grand corps dur sous sa joue.
Pas encore, pense-t-il. Reste encore un peu, juste un peu.
— Quand j’ai repris conscience et que j’ai vu le corps de Ian, là, devant moi… quelque chose a claqué, comme une corde trop tendue. Ce n’était plus moi. Il y avait des flics partout, mais je vivais au ralenti et j’étais presque… presque soulagée, chuchote-t-elle. Pas par la mort de Ian, mais… Raph s’il te plait, je veux bien te parler mais j’ai besoin de…
Elle n’a pas à finir sa phrase. Les mains redeviennent des doigts, se retirant dans une ultime caresse. Elle est libre. Elle se redresse, s’assoit et replie les jambes pour les enserrer de ses bras, chevilles croisées.
— Je ne te fuis pas, d’accord ? Lance-t-elle avec un coup d’œil furtif. C’est juste… comme une vilaine cicatrice. Ça me gêne que tu y touches, je n’y peux rien.
— Je comprends. Mais ça me fait mal quand même.
— Désolée.
Il se contente de lui sourire. Il ne lui dira pas que ce n’est rien, ce serait mentir. Et Raph ne ment pas. Il est partisan de la vérité crue, des faits dans leur nudité la plus totale, ou en désespoir de cause d’un remisage provisoire des mots. Alors il a beau comprendre, saisir l’image, le résultat ne peut pas lui convenir et il ne soutiendra pas le contraire.
Cassie baisse les yeux. Elle ne peut pas faire mieux. Elle se replonge dans ses souvenirs, tâchant de trouver les mots justes pour expliquer l’inexplicable.
— La douleur a ce drôle d’effet. Elle te distancie de ton propre corps, de tes sensations, comme si le seul moyen de la supporter était de t’en extraire. Pendant six mois, j’ai eu l’impression que les coups m’étaient distribués au compte-goutte, que celui qui orchestrait tout ça attendait patiemment que je me sois remise du précédent pour assener le suivant. Et là, enfin, la corde a fini par lâcher. Je ne ressentais plus rien, et ça me convenait parfaitement. Plus de crises, plus d’évanouissements, plus de souffrance. Plus de couleurs.
— Plus de couleurs ?
— Non. Plus d’empreintes, plus d’émotions, plus rien.
Elle croise son regard avant de s’enfuir à nouveau.
— Sans cet état d’apathie, je ne sais pas comment j’aurais fait. Quand ils m’ont lu la lettre, demandé d’authentifier son écriture. Demandé si j’avais quelqu’un à prévenir et que j’ai réalisé qu’il n’y avait plus personne. Quand j’ai passé un mois à l’hôpital puis à l’hôtel, seule. Quand il a fallu régler les détails, la succession, la crémation, l’assurance-vie.
Raph lutte contre lui-même, une fois de plus, pour ne pas bouger. La pulsion qui le projette vers elle est physique, elle est violente, elle est douloureuse. Il reste immobile.
— Ensuite, je suis arrivée ici, et j’avais trop peur de craquer si je pensais à tout ça. Nouvel hôtel, nouveau pays, nouvelle solitude, cauchemars et routine. Je pouvais enfin respirer, et ça aussi, j’évitais d’y penser. Sans quoi je culpabilisais à l’idée que je me réjouissais de la mort de Ian. Ce n’était pas ça, bien sûr, mais…
— Je comprends, Cassie.
— Bon. En tous cas, ça a duré huit mois, jusqu’à ce que je visite cet appartement. J’avais à peine mis un pied dedans que j’en ai vu toutes les couleurs, et ça m’a bouleversée parce que j’étais contente de retrouver cette sensation que je pensais détester. Je me suis jetée à corps perdu dans l’appartement, dans mes séances d’apprentissage pour me contrôler et du coup, pleurer… ce n’était jamais le moment, le temps est passé et je n’avais pas non plus particulièrement envie d’avoir envie.
— Pourquoi maintenant ? Demande-t-il doucement.
Cassie se frotte les yeux, puis se passe les deux mains dans les cheveux.
— Parce que tu étais là, comme personne ne l’a été depuis lui. Parce que je te sentais, et que je ne me souvenais plus de sa couleur, à lui.
Il est jaloux. Bon dieu, qu’il est jaloux, à la voir triturer son alliance comme si son mari mort était tout ce qui lui reste. C’est ridicule, puéril, déplacé et injustifié. Mais puéril ou pas, il est assez mature pour l’admettre. Il se redresse, s’adosse aux coussins et l’observe longuement.
— Cassie, je ne prendrai jamais sa place, murmure-t-il finalement. Oui, je veux une place dans ta vie, mais une à moi, une toute neuve, à ma taille. Je ne te demande pas de jeter sa chaise à lui. Simplement de la mettre au grenier.
Au grenier. Elle y est déjà, au grenier, la chaise de Ian, et c’est bien le problème. Elle entoure ses jambes plus étroitement et laisse les mots s’écouler d’eux-mêmes, le regard fuyant.
— La seule chose que j’entretiens bien malgré moi, confie-t-elle amèrement, c’est ma culpabilité. Parce qu’il est mort à cause de moi, que je suis là et que je suis incapable de garder son souvenir en vie. Que chaque jour qui passe, j’ai un peu plus de mal à m’identifier à cette fille qui l’aimait. Alors rassure-toi. Si je te fais une place, comme tu dis, c’en sera une toute neuve, parce que celle qu’avait Ian n’existe plus.
Le nœud du problème. Raph croise les doigts derrière sa nuque et choisit ses mots avec soin.
— Depuis la mort de nos parents, Emilie est incapable d’entendre, encore moins de formuler, la moindre critique sur eux. Pourtant, je te garantis qu’il y a de la matière. Elle s’en veut tellement de ne pas avoir pu les sauver qu’elle les béatifie presque. Elle laisse de côté tous ses griefs, trie ses souvenirs et n’en garde que ce qui l’arrange. Tu l’as vue, non ? Tu trouves que ça lui fait du bien de vivre dans un monde où les morts valent plus que les vivants ?
Il avance un pied sous la couette et l’envoie discrètement se caler contre un orteil verni qui ne semble pas s’en formaliser. Lui, il a trop besoin de la toucher. Ne serait-ce-que du bout de l’orteil.
— Moi, reprend-il, je pense que le meilleur moyen de respecter la mémoire d’un mort, c’est justement de ne pas la figer dans la pierre. Je préfère laisser ma perception évoluer, me questionner encore sur pourquoi ils ont fait ça tel jour, pourquoi ils ont dit ça tel autre, et laisser vivre librement leur souvenir. Ils n’étaient pas parfaits. C’est comme ça, et ce n’est pas parce que je l’admets que je suis un mauvais fils. La mort ne transforme pas les défauts en qualités.
Cassie pose son menton sur ses genoux. Elle aime sa façon de parler. Toujours droit au but, d’une franchise brutale mais si sincère qu’elle se demande comment elle a pu réussir à lui mentir.
— Je suis d’accord avec ça, soupire-t-elle, repoussant à nouveau ses cheveux, mais… Ian n’était pas un homme facile. A l’époque je ne le voyais même pas, aujourd’hui ça me parait inconcevable, pourtant je sais que je l’aimais. Simplement… je ne le ressens plus. Je ne me rappelle même plus ce que ça faisait.
Raph se tait. Il pousse l’audace jusqu’à faufiler son gros orteil sous celui de Cassie et patiente.
— C’était un maniaque de la propreté, solitaire et très croyant. Son idée de la femme était terriblement rétro, il aurait préféré que je reste à la maison et question sexe, il était… assez classique. Ça ne me dérangeait pas, je n’y connaissais rien, mais avec le recul… voilà le problème, le recul ! Je ne me reconnais pas dans cette fille amoureuse de Ian Andrews. Pire, je ne l’aime pas, cette fille.
— Cassie, murmure-t-il. Tout ça n’a rien à voir avec ton mari. Tu voudrais faire le deuil d’une partie de toi-même qui ne te plait plus, plutôt que d’accepter qu’elle aussi, elle fait partie de ce que tu es. Tant que tu ne l’admettras pas, il te manquera quelque chose.
— Je ne peux pas, chuchote-t-elle.
— Ton armure ne te servira à rien si c’est de toi-même qu’elle te protège. Il n’y a pas deux Cassie. Seulement une, qui a géré comme elle a pu, évolué en fonction de ce que la vie lui a imposé et ça, ça n’a rien d’honteux. Parce que tu sais très bien, au fond, que tu n’aurais pas pu réagir autrement à ce qui t’est tombé dessus.
Elle hausse les épaules et laisse ses orteils recouvrir entièrement ceux de Raph, qui n’en croit pas sa chance.
— Sans cette jeune fille influençable, conclut-il tendrement, tu ne serais pas la femme fascinante que tu es aujourd’hui. Tu es un tout, Cassie. Un ensemble de morceaux si tu veux, mais un ensemble quand même, chaque nouvelle pièce dépend de la précédente. Tu n’as jamais entendu parler de la chrysalide et du papillon ?
Cassie sourit. Dans le filet de nœuds tissés à l’intérieur de son cœur morcelé, il vient indéniablement d’en desserrer un. Et si elle ne le lâche pas, peut-être arrivera-t-elle à le dénouer complètement.